de defensa Volume 16, n°09 du 25 janvier 2001 - ''Double-Look''

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@SURTITRE = “Double-Look”

@TITREDDE = De la “politique du spectacle”

@SOUSTITRE = La situation politique se comprend à deux niveaux : une “réalité-virtualiste” et une “réalité-réelle”. En attendant, triomphe de la “politique du spectacle”.

Nous nous attachons, ci-dessous, à des développements récents de la situation de la politique de sécurité, d'abord au Royaume-Uni et ensuite aux États-Unis, avec un facteur de confrontation entre ces deux cas, sur l'arrière-plan des questions transatlantiques de sécurité (PESD, special relationships, établissement des équilibres au sein de l'équipe GW Bush, etc). Ces cas ne sont pas considérés d'un point de vue limité mais le plus large possible, par leurs interférences sur la situation générale, en Europe, dans les rapports transatlantiques, etc, et aussi, dans la perspective historique qui permet d'apporter un éclairage inédit et extrêmement enrichissant. Il est possible, et même assez probable, qu'ici et là nous développions des analyses et tirions des conclusions qui ne vont pas nécessairement dans le sens des analyses généralement acceptées et qui divergent des conclusions généralement tirées. L'essentiel n'est pas tant ce résultat, différent des démarches habituelles, que le cheminement de l'analyse et jusqu'à la conclusion. On peut alors observer que cette différence d'appréciation et cette différence de raisonnement sont surtout dûes à la mise en évidence que nous faisons, et l'attention extrême que nous lui apportons, de l'existence de deux niveaux de “réalité”. Il s'agit d'un point central de l'analyse, ce qui conditionne toute notre méthodologie.

On commence effectivement à être habitué à cette gymnastique nécessaire aujourd'hui, où il faut savoir séparer, puis juger séparément une réalité fabriquée par les moyens de communication, — quelque chose que nous nommons “réalité-virtualiste” —, et d'autre part la “réalité-réelle”. L'époque du virtualisme nous oblige malheureusement à constamment utiliser ce pléonasme (réalité-réelle) qui n'a pas la vertu de la légéreté, tant pour le style que pour le fond. (L'époque du virtualisme se caractérise effectivement par la lourdeur.)

Nous inversons l'ordre de la réflexion. Nous développons d'abord une réflexion sur la signification que nous donnons au fait fondamental, quoiqu'évident pour le bon sens, de la persistance de la réalité-réelle, que la réalité-virtualiste ne parvient pas à réduire. Nous en viendrons ensuite à l'analyse de la réalité-réelle dans les cas choisis, et choisis parce qu'ils permettent de mieux embrasser un aspect essentiel de la situation stratégique transatlantique. Nous procédons de la sorte pour tenter de faire mieux comprendre l'importance que nous accordons à notre méthodologie, et à la situation qui la détermine. L'“existence” d'une double réalité est le facteur essentiel, fondamental, de toute compréhension de la situation stratégique et des relations internationales.

Il peut paraître inhabituel, et sans doute préoccupant pour le “sérieux” de la réflexion, de sortir des voies habituelles du jugement sur la politique, son évolution, sa signification, etc, pour s'attacher d'abord aux structures même de cette politique. La justification de ce choix est que le phénomène structurel (représenté par cette différence que nous faisons entre réalité-réelle et réalité-virtualiste) est si grand, si pressant qu'il est désormais le seul facteur vraiment déterminant de la politique. Cette politique n'est plus que ce que cette structure lui permet d'être. Aujourd'hui, la forme, le contenant, les régles de l'action (ou de la non-action) tiennent une place prédominante, voire exclusive. C'est un phénomène qui n'a pas de précédent.

La fin de l'URSS a permis, dans le domaine politique, d'abandonner le fond pour la forme

Pendant quelques décennies, à partir à peu près des années 1960, on a parlé de la “politique-spectacle”. Le premier grand événement du phénomène aurait été, selon une analyse assez générale, le face-à-face télévisé entre John Kennedy et Richard Nixon lors de la campagne présidentielle américaine de 1960. Selon les statisticiens des événements électoraux, cet événement donna la victoire au premier, pour des raisons souvent décrites comme fort étrangères à la politique, — selon le mot d'un politologue, « plus à cause de sa coupe de cheveux et de sa coupe de costume qu'à cause du contenu de ses interventions ». Pour autant, la politique de Kennedy ne consista pas à entretenir une coupe de cheveux et à veiller à la bonne coupe des costumes. Cette “politique-spectacle” ne se réduisait pas à être exécrable à cause de ses aspects qui pouvaient l'être ; elle n'emprisonnait pas ceux qui y sacrifiaient. De Gaulle, bien qu'il fût stupidement qualifié par ses adversaires d'“homme du passé”, était un maître de la “politique-spectacle”, notamment grâce à sa maîtrise de l'intervention télévisuelle. On ne peut dire que les fondements de sa politique en souffrissent jamais.

Là s'arrête la bonne nouvelle, pour dire que le lien à la “politique-spectacle” dépend de l'homme ; au contraire, l'homme qui a utilisé la politique-spectacle peut en devenir le prisonnier, par faiblesse. Sur Kennedy, on pourrait dire qu'il reste ceci, qui est un jugement de l'écrivain Gore Vidal, qui fut un de ses proches (Gore Vidal milita activement chez les démocrates pendant la période et se présenta à la Chambre des Représentants en 1964 [battu]) : « Jack [Kennedy] était l'un des hommes les plus charmeurs que j'ai jamais rencontré. Il fut aussi, vu en perspective, l'un des pires parmi les présidents que nous avons eus. » Gore Vidal s'est expliqué indirectement de ce jugement lorsqu'il rapporta ce propos : Kennedy « voulait être un président guerrier. “Qui aurait jamais entendu parler de Lincoln”, me demanda-t-il un jour, s'il n'y avait eu la Guerre Civile ? » Autrement dit, Kennedy était fasciné par la guerre pour la notoriété qu'elle donne au président qui la conduit (et la gagne, naturellement). A partir de ce constat qui ne satisfera ni les moralistes ni les âmes sensibles, constatons dans cette anecdote de Gore Vidal la préférence chez JFK de la forme (la guerre pour la notoriété) sur le fond (un but politique éventuellement atteint par la guerre, dont se contrefout Kennedy). JFK ne cessa pas d'être cela, homme politique dont la politique fut constamment influencée par les exigences de la politique-spectacle (par exemple, l'historien Richard Reeves nous rapporte comment, en mai 1961, il choisit le sujet de la conquête de la Lune pour un discours qu'il devait faire : parce qu'il cherchait un bon “sujet RP” [RP, pour relations publiques] après les échecs de la Baie des Cochons et de sa rencontre avec Krouchtchev à Vienne ; et peu importait le sujet, et la course à la Lune fut choisi parmi d'autres). JFK ne cessa d'exploiter ses qualités d'« homme charmeur » qui avait tant impressionné Gore Vidal, et il en fit même une condition de sa politique. Ainsi, dans son cas, les qualités qu'il faut pour la “politique-spectacle” interférèrent gravement sur la politique du président.

Cette pente, qui est la fascination de la substance pour la forme après que la substance se soit servie de la forme pour s'imposer, est directement la conséquence de cette faiblesse si courante, qu'on nomme justement d'une façon générale “la faiblesse du caractère”. La faiblesse du caractère marque la caractéristique principale de l'homme politique dans la démocratie moderne. Elle est l'envers sombre des “qualités” qui conduisent à sa sélection, le sens du compromis qui devient goût du compromis, l'usage accidentel de l'aménagement de la vérité qui conduit à l'institutionnalisation structurelle du mensonge, la proclamation des nécessités de la morale qui transforme la politique en une leçon de morale, et ainsi de suite. La technique de la communication (le médiatisme, les relations publiques) et ses exigences font le reste. La transformation au long des années 1980, accomplie et bouclée dans les années 1990, fut transcrite directement par la transformation de la “politique-spectacle” en “politique du spectacle” : la forme devenait l'essentiel, elle prenait la place de la substance. L'événement vaut largement en importance la chute du Mur et la fin de l'URSS. Il en est la conséquence en grande partie : la fin de l'URSS dispensait désormais de considérer la substance de la politique comme une matière impérative. La forme s'y substitua par conséquent, elle devint le fond de la politique. Le phénomène s'est imposé sans que nous nous en avisions, tant il suit la pente naturelle de la faiblesse du caractère, comme l'eau dévale une pente.

@TITREDDE = La vertu en prime

@SOUSTITRE = Comment notre époque est passée du “double-speak” d'Orwell au “double-look”. Au lieu de mentir pour transformer la réalité, affirmer qu'une autre réalité existe et la décrire. Cela évite le mensonge.

On se rappelle du double-speak du 1984 de George Orwell. Orwell nous présentait l'un des fondements du monde àvenir : la capacité, par une manipulation radicale du langage, de faire accepter des interprétations de la réalité radicalement différentes, voire contraire à ce que dit ce langage. La transcription française (“double langage”) est très ambiguë et très peu satisfaisante, dans la mesure où elle pourrait faire croire qu'il y a deux langages (ce qui est vrai si l'on accepte cette définition comme une image, mais cela écarte alors la caractéristique technique/sémantique la plus intéressante du phénomène). Il s'agit bien d'un même langage, utilisé différemment, et l'expression anglaise est bien plus satisfaisante : on “parle” (speak) différemment le même langage. (Trouver une correspondance plus précise en français dans le sens exprimé par Orwell supposerait qu'on passât du sujet à l'action : “double-parler” [de la même langue] serait alors plus satisfaisant.) La caractéristique du double-speak est qu'il reconnaît implicitement la manipulation du même langage, donc qu'il reconnaît implicitement le mensonge.

Notre époque a souvent été présentée comme “orwéllienne”, notamment avec des référence au Big Brother de 1984. Pourtant, le double-speak (et encore moins, certes, le “double langage”) n'est pas satisfaisant pour rendre compte du phénomène décrit plus haut, “réalité-virtualiste” contre “réalité-réelle”. Nous proposons un autre concept, selon la même logique : double-look. (L'expression serait justement traduite par “double regard” alors que la logique cartésienne nous pousserait plutôt vers une expression comme “double réalité” qui souffrirait de la même faiblesse d'ambiguïté que “double langage” ; mais “double regard” souffre du handicap d'être déjà employé, et plutôt dans un sens favorable : le double regard de l'émotion et de la raison, du sens commun et du sens artiste, etc. Nous nous en tenons au néologisme anglais que nous proposons, d'autant plus approprié nous semble-t-il que le mot look [le look], employé par l'argot de la mode, a pris aujourd'hui le sens d'“aspect”, d'“apparence”, dévoyé dans le sens que nous disons : l'emploi argotique de look a évolué de la logique sémantique [the Look était le surnom de Lauren Bacall, désignant le regard de l'actrice] à son dévoiement virtualiste [look comme construction d'une apparence spécifique d'un être selon un conformisme donné à partir du regard de l'autre].)

Le double-look permet de comprendre en quoi notre monde se différencie du monde d'Orwell. Il n'y a pas (plus) manipulation. Il n'y a pas non plus des perceptions différentes de la réalité (ce qui est un phénomène normal et rend compte de la difficulté d'appréhender la réalité). Il y a d'une part la perception de la réalité dans sa complexité, avec des variations (la réalité-réelle), et d'autre part il y a une perception à la fois provoquée et volontaire, et à la fois acceptée, d'une réalité différente (réalité-virtualiste) ; cette réalité différente est rendue possible dans son apparence grâce à l'addition de comportements d'interprétation (conformisme) et de capacités mécaniques de représentation d'une puissance très grande (communication, technologie, etc). C'est la différence essentielle avec le double-speak d'Orwell : stricto sensu, il ne semble pas y avoir de mensonge, puisque le double-look semble rendre compte d'une réalité existante.

Interprétation et description des actes d'un « leader implicite » (l'Allemagne en Europe)

Nous avons tous les jours des exemples de ce phénomène, avec un effort d'interprétation. Nous revenons sur la perception de la position allemande en Europe (voir dd&e, Vol16, n<198>08, rubrique Contexte) au moment du sommet de Nice. Les chiffres et les réalités de la puissance continuent à exister (réalité-réelle) et nous montrent sans guère de difficultés que l'Allemagne est loin aujourd'hui d'être la première puissance en Europe, qu'elle ne l'est pas du tout dans des domaines essentiels et nécessaires de la définition de la puissance (diplomatie, technologie, puissance militaire, culture, voire même l'économie où la position allemande, loin de la supériorité des années 1980, est quasiment sur le même pied que la position française). Depuis le sommet de Nice, c'est une affirmation globale inverse qui prévaut impérativement. S'il se garde bien de détailler les faits (et pour cause), le double-look se garde bien de les dissimuler ou de les transformer (pas de mensonge) ; simplement, il les ignore au profit de l'effet. Ainsi peut-on lire dans Le Monde des 31 décembre 2000/1er janvier 2001 : « En faisant une sorte de fixation sur le maintien de la parité avec l'Allemagne, malgré une différence de 22 millions d'habitants, la France a consenti à cette même Allemagne une place prépondérante dans la future Europe élargie. » Qu'est-ce que cela signifie ? Qu'en refusant un avantage à l'Allemagne, la France lui a « consenti [...] une place prépondérante ... » ? On s'y perd diablement à chercher le lien de la logique. (Au reste, c'est le même journal, qui laisse ainsi entendre combien la France est en situation d'infériorité en Europe, qui revient aux faits parce que ceux-ci persistent à exister et nous assène, dix jours plus tard, dans sa manchette du 9 janvier 2001 : « Portrait d'une France en pleine croissance », avec un récit statistique de la situation économique française qui n'est pas loin de rappeler la description quasi-extatique de l'Amérique clintonienne des années 1990.)

Le double-look nous aide à nous y retrouver. D'abord, Le Monde parle d'une prépondérance dans « la future Europe élargie », comme si l'on savait de quoi il s'agit en réalité, et quand, et comment, mais qui est par ailleurs pour cette sorte d'esprit (les rédacteurs du Monde) une réalité-virtualiste tenue pour acquise ; ensuite, il se réfère comme allant de soi et qui est tenu pour acquis sans nécessité de démonstration à ce que nous présentions dans notre publication précédente (dd&e, Vol16, n<198>08, rubrique Contexte), avec cette citation de La Libre Belgique du 12 décembre 2000 : « La presse (allemande) est formelle : au sommet de Nice, l'Allemagne a pour la première fois assumé son rôle de leader implicite de l'Europe ... » Ainsi la référence à la réalité-virtualiste est-elle complète et l'Allemagne est-elle sacrée « leader implicite » de l'Europe, de presse en presse et d'édito en édito. « D'ailleurs, Schröder a étrenné aussitôt sa nouvelle position de leader européen en allant voir Poutine [les 6 et 7 janvier à Moscou] », explique une source diplomatique à Moscou. On examinera à nouveau le bien-fondé de cette affirmation le jour où, pour renforcer les liens nouveaux du « leader implicite » de l'Europe avec la Russie, Schröder s'opposera fermement et publiquement à la NMD américaine dont les Russes ne veulent pas entendre parler et que lui-même condamne d'ailleurs en privé. On sait bien que c'est irréaliste et que, comme d'habitude, les Allemands auront une position de repli (derrière la France, si la France s'oppose fermement à la NMD) ou une position de capitulation sur la question, — et tant pis pour les Russes. On comprend alors que le problème posé à l'univers de la réalité-virtualiste, et, dans celui-ci, à son « leader implicite » saisonnier, vient de rien d'autre que de la réalité.

@SURTITRE = Le vent du “grand large”

@TITREDDE = Le Grand Dessein

@SOUSTITRE = La politique de spectacle de Tony Blair a conçu un grand dessein : faire du Royaume-Uni la pièce-maîtresse de l'ensemble occidental et transatlantique. C'est beaucoup plus que Churchill.

Des hommes politiques sont nés de cette époque où la politique-spectacle s'est développée vers sa transformation en politique du spectacle, et ce sont les principaux hommes politiques de notre époque. Il ne faut pas s'étonner une seconde que nous ayons les hommes politiques que l'époque mérite, puisque parfaitement enfants de leur époque. Dans un autre temps, ni Bill Clinton ni Tony Blair ne seraient arrivés où ils furent et où ils sont. Ils ont amené avec eux une “politique” fondamentalement virtualiste et, en cela, parce que la politique contient effectivement une part de spectacle et de représentation et qu'ils l'ont développée jusqu'à l'extrême, ils ont inventé la politique du spectacle : la réflexion politique concerne désormais non pas l'acte de la politique, mais la représentation qui en est donnée. C'est parfaitement ce que signifiait Allistair Campbell, conseiller en communication de Tony Blair, lorsqu'il expliquait en juillet 1999 à propos de la guerre du Kosovo : « Le fait que l'OTAN devait l'emporter militairement n'a jamais été sérieusement mis en doute. La seule bataille que nous pouvions perdre était la bataille pour les coeurs et les esprits. [Pour cette raison], la bataille médiatique comptait énormément. » Considérée dans le contexte que nous proposons, cette phrase permet de comprendre combien la guerre fut d'abord une représentation de la guerre, la représentation prenant le pas sur les événements et, pas supplémentaire et décisif, induisant les événements (les décisions, les actes, etc). Ainsi a-t-on la confirmation de cette différence fondamentale avec la propagande, qui est la représentation à son avantage d'une réalité ; dans notre cas, dans certaines circonstances propices (la guerre du Kosovo en est une, ô combien), la représentation précède totalement les faits et détermine les actes.

Si elle est radicale et, dans certains cas, très efficace, cette conception du monde (il faut effectivement proposer de tels concepts et parler de “représentation du monde”) a sa faiblesse, qui est à la mesure de la puissance du concept, c'est-à-dire très grande. Aujourd'hui, nous assistons à la mise en évidence de cette faiblesse, dans un cas qui nous intéresse beaucoup, qui est celui du Royaume-Uni, de Tony Blair et de la PESD. Cette appréciation introduira l'analyse que nous proposons ensuite de l'évolution de la situation américaine.

Certes, le déluge de propagande (dans ce cas, c'est bien le mot puisqu'il s'agit d'une interprétation fausse d'actes déjà posés) qui a accompagné l'appréciation britannique des crises européenne et transatlantique de décembre 2000 (voir dd&e, Vol16, n<198>08) n'a pu écarter la réalité. La grossièreté de l'interprétation de cette propagande (avec la PESD, la France veut forcer le Royaume-Uni/l'Europe à une rupture avec les USA) se heurte à la réalité bien connue : ce n'est pas la France mais le Royaume-Uni qui a lancé la PESD. Blair est donc le responsable de la situation actuelle de conflit larvé avec l'OTAN/les USA. On connaît les causes politiques de la décision prise par les Britanniques à l'été 1998, après leur désastreuse présidence de l'UE de janvier-juillet 1998 (en matière de désastre, elle valait largement la présidence française). Nous allons nous attacher plutôt, car nous sommes dans ce domaine, à la cause psychologique de cette décision, qui relève de la politique du spectacle. Il s'agit de l'attitude psychologique qui sous-tend l'analyse britannique de l'échec de la présidence de janvier-juillet 1998, et son importance dans les décisions qui ont suivi.

Comment Tony Blair a conçu d'être malgré tout un “bon Européen”

A la fin de la présidence britannique de l'UE, c'est simple, Tony Blair n'a pu supporter la position où il se trouvait. Élu comme jeune dirigeant moderne et dynamique voulant se démarquer du conservatisme qui l'avait précédé, c'est-à-dire avec une réputation, une apparence comportant nécessairement l'étiquette de “bon Européen” (c'est-à-dire Européen réduit àl'économie et au libéralisme transatlantique), et quoiqu'il ait fait par ailleurs depuis 1997 et son élection dans ce sens, il se retrouvait dénoncé par tout ce qui fait fonctionner la réalité-virtualiste : la presse, les médias, la réputation, le conformisme, etc. C'est-à-dire qu'il perdait la vertu fondamentale, la “vertu européenne” de tout dirigeant d'un pays européen aujourd'hui (y compris le Royaume-Uni), et se trouvait rejeté dans les ténèbres de conceptions définies par des termes de type obscurantiste (repli sur soi, nationalisme, isolationnisme, etc). Il s'imposait à lui de prendre une décision pour changer cette situation.

Pour paraître “bon Européen”, Blair n'en est pas moins un solide Britannique. Il n'entendait pas que ce “tournant européen” du Royaume-Uni se fit au dépens d'une perte de prestige de son pays, et même au contraire, qu'il renforçat décisivement ce prestige. C'est de bonne politique et très britannique, de transformer une faiblesse en avantage. Blair choisit donc un domaine européen où le Royaume-Uni disposait d'une puissance assurant à ce pays une place prépondérante dans le processus européen ainsi lancé. La défense s'imposa. Le choix était d'autant plus évident que des faits objectifs (c'est-à-dire non dépendants de la politique du spectacle de Blair) le renforçaient. Blair n'aurait pas fait ce choix si la politique étrangère US en Europe avait été sérieuse, engagée, donnant satisfaction à tous les partenaires européens, à la fois puissante et digne de confiance, — tout ce qu'elle n'était pas/plus. Blair a agi, mû par la nécessité de vertu européenne que la réalité-virtualiste impose à tout homme politique d'un pays européen, mais en ne perdant pas vraiment le contact avec la réalité.

Toujours dans la logique d'être un solide Britannique, et concevant d'aller encore plus loin et de faire, non seulement d'une faiblesse un avantage, mais un coup de maître et un coup gagnant, Blair proposa sa thèse du « pont transatlantique ». Solidement installé dans une Europe renforcée par la présence britannique mais gardant ses special relationships avec les USA, le Royaume-Uni serait le « pont entre l'Europe et l'Amérique » (et non plus « le porte-avions américain en Europe »). Cette habileté consommée a sa logique impérative : dans le schéma, l'Europe est forte, ce n'est pas un faire-valoir, un substitut, mais bien un partenaire (et, en quelque sorte, — rien que cela —, Londres contrôlant les deux partenaires ...). Les criailleries londoniennes actuelles sont donc doublement malvenues, en plus de la chronologie historique : il était à la fois logique et impératif que Londres proposât à Paris (son partenaire obligé en matière de défense en Europe) quelque chose de sérieux en fait de PESD, c'est-à-dire avec un zeste d'autonomie par rapport àl'OTAN, dont on comprend que la logique mêne à l'autonomie tout court (le zeste d'autonomie, c'est la réalité-virtualiste, l'autonomie tout court la réalité-réelle). En ce sens, la proposition de Blair était très différente, jusqu'à la substance, de la conception churchilienne exposée, un jour de rage de mai 1944, à un de Gaulle ahuri de la vivacité de la réaction du Premier britannique : « Rappelez-vous ceci Général, entre l'Europe et le grand large, nous choisirons toujours le grand large ! » Avec Blair, pas question de choisir : c'est banco, rien de moins. Pour autant, il ne faut pas se cacher que cette audacieuse politique tendant à faire du Royaume-Uni l'axe du monde occidental et transatlantique revigoré sacrifiait plus à la réalité-virtualiste construite par Blair et Alistair Campbell, qu'à la réalité-réelle.

@TITREDDE = Irresponsabilité tactique

@SOUSTITRE = Tony Blair et ses ambitions européennes face à ses amitiés washingtoniennes nécessaires : une version moderne et blairienne de la quadrature du cercle

En effet, le temps vint où les Américains, qui avaient quelque peu musardé lors des débuts de la PESD, finirent par s'apercevoir de quelque chose. C'est autour du tout début de 2000 que les Américains commencèrent à examiner sérieusement le problème, c'est-à-dire à réaliser qu'il y avait un problème. Pour Blair, les difficultés commençaient. Elles se sont dramatiquement accentuées, certes, lorsque la réalité-virtuelle a rencontré la réalité-réelle : lorsque, en novembre dernier, fut annoncée la création de la Force de Réaction Rapide européenne, on entrait effectivement dans la réalité puisque l'effet d'annonce commençait à y correspondre. On l'a dit et répété, il y a une logique inarrêtable dans la PESD, dont l'alternative n'est rien moins que l'abandon de la PESD (ce qui serait un désastre et un désastre médiatique pour les Européens, Blair le premier). La PESD tend vers l'autonomie, toute sa force dynamique y invite, d'autant plus que l'OTAN y oppose un statisme boudeur et buté, mâtiné d'arrogance bureaucratique. Les Français ont, pour décrire cette évidence, une logique cartésienne : la PESD n'a aucune raison d'être si elle ne tend pas vers l'autonomie, car alors, pourquoi la faire en-dehors de l'OTAN ? En d'autres termes : si l'on ne va pas faire différent de l'OTAN, si l'on ne va pas égratigner la prépondérance de l'OTAN, restons dans l'OTAN comme nous y étions tous jusqu'à la mi-1998, jusqu'à ce que les Britanniques viennent changer le jeu ; en d'autres termes, ne faisons rien, — mais cela non plus n'est pas acceptable pour les Européens (Tony Blair le premier). Contrairement aux interprétations virtualistes de tous les alliés (OTAN, UE et tout le reste), sans aucune exception, les Français, dans tous les cas l'élite dirigeante française, n'éprouvent aucune satisfaction particulière devant ces nécessités dont ils mesurent effectivement le caractère déstabilisant avec les réactions américaines ; les Français, dans tous les cas la plupart des dirigeants, s'arrangeraient parfaitement d'une Europe autonome, alliée franchement et fermement aux États-Unis, les Américains restant stationnés en Europe au sein d'une OTAN toujours en place. La question que suscitent tous ces événements est bien celle-ci : est-ce possible ?

En un sens, ce n'est pas si loin de ce que voudrait Blair, avec quelques aménagements. Pour lui également, la question de la possibilité existe, liée à ses propres termes : jouer le rôle d'un « pont transatlantique » entre une Europe affirmée grâce à l'apport britannique et les USA, est-ce possible ? Il faut bien admettre que les derniers événements du mois de décembre 2000, des déclarations de Cohen le 5 décembre à la sortie d'un John Bolton dans le Sunday Times du 18 décembre (voir dd&e, Vol16, n<198>08), ne sont pas du tout encourageants. Et la réaction britannique à cet état de fait a été significative.

Le Royaume-Uni et ses accords secrets avec Washington : l'apparence sérieuse de la réalité-virtuelle

Aujourd'hui, dans plusieurs domaines dont la caractéristique commune est de renvoyer à quelque chose qui ressemble à un dilemme transatlantique, les Britanniques ont la même attitude : une sorte de déclaration solennelle d'irresponsabilité. Par exemple, le cas d'Echelon, qui est loin d'être clos. On continue à parler de cette affaire, en coulisses, et, du côté continental, pas seulement du côté français (il ne serait pas étonnant que les Belges s'intéressent au problème à l'occasion de leur présidence de l'UE, en juillet prochain). Certains Européens font remarquer aux Britanniques la déraison de leur attitude, de vouloir toujours être plus proches de l'Europe, dans tous les cas économiquement, et de participer à un système d'espionnage des communications dont l'objectif avéré aujourd'hui est de servir une puissance directement concurrente économique de l'Europe. Une source européenne rapporte que « les Britanniques sont de plus en plus ennuyés dans cette affaire, et ils vont jusqu'à dire qu'ils découvrent cette orientation [économique] d'un système dont ils ont cru jusqu'ici qu'il avait cette seule vocation née durant la Guerre froide d'observation des matières de sécurité collective ». Laissons l'explication, bien entendu de circonstance, sinon pour relever qu'elle appuie la thèse du malaise britannique.

Ce qui est remarquable est que, lorsqu'ils se trouvent placés devant la question décisive (pourquoi le Royaume-Uni ne quitte-t-il pas Echelon ?), dans tous les cas posée comme hypothèse de conversation, leur réaction est significative : « Ils répondent qu'ils sont coincés, qu'il y a des accords qui les tiennent, qu'ils n'y peuvent rien ... » La même attitude étrange vaut dans le cas des accords d'exclusivité UK-USA sur la technologie furtive, qui empêchent les Britanniques de participer à d'éventuels programmes de recherche européens, malgré le désir évident et très fort qu'ils en ont : ils excipent de ces accords comme quelque chose qui leur est imposé, sur lequel ils n'ont guère de prise.

C'est donc le dernier avatar tactique du Royaume-Uni : l'irresponsabilité. C'est un étrange choix tactique (choix qui n'en est pas un en tant que tel, qui est plutôt une tactique de retardement), qui a le don d'agacer de plus en plus nettement les interlocuteurs continentaux ; c'est un choix tactique, celui de se dire prisonnier d'accords où l'on est partie souveraine, qui, surtout, paraît bien étrange pour une nation qui s'affirme, lorsqu'elle parle des matières européennes, si sourcilleuse àpropos de sa souveraineté, de son indépendance, — bref de son pouvoir de décider souverainement de son destin. Là, au contraire, c'est comme s'il existait un déterminisme supérieur, et manifestement, on s'en doute, un déterminisme complètement yankee.

Ces piètres explications ne sont-elles pas autre chose que le reflet, à nouveau, d'une situation née de la politique du spectacle ? La politique du spectacle, dans ce cas, c'est la légende des “relations privilégiées” entre USA et UK. L'affirmation, du côté britannique, n'en a jamais été aussi échevelée et systématique que depuis que ces relations ne s'imposent plus naturellement (depuis la fin de la Guerre Froide). Littéralement, ces special relationships, bien réelles au départ, au début de la Guerre froide puis ayant perduré tout au long de cette période, ont pris depuis l'arrivée de Tony Blair des proportions dialectiques qui les apparentent àla réalité-virtuelle ; ainsi, elles n'ont jamais été si fortement, si impudemment proclamées que depuis que la PESD a été effectivement lancée, c'est-à-dire depuis que les relations USA-UK sont si fortement menacées. Ainsi, concluons à ce point et temporairement, avant de poursuivre : certes, le Royaume-Uni blairiste se révèle aujourd'hui bien plus prisonnier du théâtre virtuel qu'il a monté que des accords soi-disant secrets dont, paraît-il, il ne peut se dégager.

@TITREDDE = Albion coincée

@SOUSTITRE = L'alternative à un engagement européen du Royaume-Uni, c'est un rapprochement décisif des USA. Cela a déjà été envisagé. Et pour conclure à la fin de l'identité britannique.

Finalement, Blair a mis le Royaume-Uni dans une position impossible. (Mais pouvait-il faire autrement ? Aujourd'hui, dans les conditions qui se précisent et autour de lui, le Royaume-Uni qui voudrait ne pas choisir peut-il être ailleurs que dans une situation impossible à cause de cette absence de choix ?) On sait bien que l'alternative à l'Europe pour les Britanniques, ce n'est pas l'isolement mais le rapprochement décisif avec les USA (ce que nous nommons pour faire bref “la thèse du 51e État”, ou encore le Royaume-Uni acceptant un certain degré d'intégration à une sphère anglo-saxonne atlantique, qui serait évidemment une sphère américaniste). On en parle, souvent à mots couverts, parfois de façon ouverte. Ce fut le cas à l'été 1999, quand divers journaux contrôlés par des intérêts multinationaux américains (Ruper Murdoch et le reste) plaidèrent avec une vigueur thatchérienne pour une intégration du Royaume-Uni dans la sphère américaniste, par le biais d'un accord ALENA étendu dont on comprend bien que ce ne serait qu'un début. (Cette idée est toujours dans les esprits d'un certain courant britannique, d'abord économiste, hyper-libéral et libre-échangiste. Sir Leon Brittan, à la Commission jusqu'en 1999, l'avait sans nul doute.) La thèse n'est pas nouvelle.

Dans son livre Réflexions sur la puissance américaine publié en 1967 alors qu'il était ambassadeur des USA à l'ONU, George Ball, un excellent diplomate américaine de la trempe d'un Kennan (et, pour cela, empêché d'avoir la carrière qu'il aurait dû avoir), expose qu'il fit étudier en 1965 par ses services (il était alors secrétaire d'État adjoint), la possibilité d'une confédération anglo-saxonne (éventuellement avec le Canada, l'Australie et la Nouvelle-Zélande) dont l'essentiel eût été fondé sur un rapprochement décisif USA-UK (Ball nommait cela « un plan éventuel de ce qu'on pourrait appeler de manière peu heureuse “union politique anglo-saxonne”»). La situation avait des similitudes avec celle d'aujourd'hui. Ball fit étudier la question parce que le Royaume-Uni était, àl'époque, en 1965, complètement barré en Europe par l'opposition intransigeante du général de Gaulle. C'était déjà les mêmes termes du même dilemme qui flotte autour du Royaume-Uni depuis plus d'un demi-siècle : le continent ou « le grand large ». (En réalité, de Gaulle “n'interdisait” pas l'Europe aux Britanniques, il exigeait qu'ils dénouassent les liens les tenant attachés hors d'Europe, notamment et particulièrement aux États-Unis.)

Finalement, Ball ne soumit pas cette proposition, déjà très avancée, très détaillée, au secrétaire d'État (Dean Rusk), encore moins au président (Lyndon Johnson). Il jugea qu'une telle proposition « aurait, en fin de compte, posé plus de problèmes qu'elle n'en aurait résolu »

L'auto-critique du projet UK-“51e État” par un de ses précurseurs

A aucun moment, on ne sent le moindre enthousiasme de Ball pour ce projet. Il s'y intéresse parce que la situation du Royaume-Uni est perçue par lui comme un très difficile isolement vis-à-vis de l'Europe, et que la politique des “relations privilégiées” (USA-UK) est jugée par lui comme pas vraiment satisfaisante (elle comporte « une discrimination dépourvue d'unité politique. Elle blesse d'autres nations et nous vaut des invonvénients sans avoir d'avantage »). Malgré cette situation peu enthousiasmante, Ball finit par condamner l'idée d'une union politique. (Il faut noter que Ball avait aussitôt rejeté dans son approche préparatoire l'idée d'une zone de libre-échange anglo-saxonne, type ALENA comme on la considère aujourd'hui, dans la mesure où elle contrevenait fondamentalement au « principe de non-discrimination dans les relations commerciales » suivi par les USA et provoquerait dans le reste du monde « un ressentiment anti-américain ». Cela aussi reste d'actualité.)

Les raisons avancées par Ball concernent le Royaume-Uni : « [L]a fusion [du Royaume-Uni] avec un géant consisterait en fait à couler le Royaume-Uni et les vieux dominions dans un moule américain. [...A] coup sûr, le plan exigerait du peuple britannique un grand sacrifice en ce qui concerne ses valeurs nationales. Il signifierait presque certainement l'absorption d'une grande partie de sa culture et de son identité dans des États-Unis beaucoup plus vastes. » En gros, disait Ball, le Royaume-Unis deviendrait « une sorte d'Ecosse en plus grand, [et il] serait enclin à y voir une retraite honteuse, non une aventure audacieuse ». Ces jugements sont d'autant plus intéressants qu'ils émanent d'un homme qui était un internationaliste, au sein d'une administration démocrate elle-même internationaliste, dans des États-Unis dont la puissance était bien aussi fortement affirmée qu'aujourd'hui. C'est dire si son jugement n'est pas le fait d'une exaltation nationaliste ou annexionniste, mais au contraire très mesuré, et fondé plutôt sur l'observation des réalités. C'est dire, par conséquent, combien ce jugement reste d'actualité : une proposition type-“51e État” aujourd'hui aurait les mêmes caractéristiques et conduirait sans doute au constat de conditions assez semblables. Et l'on comprend évidemment l'essentiel, qui est aujourd'hui, effectivement, plus que valable : l'option dite du “51e État” n'est rien moins que la disparition de l'identité britannique, sans parler de la souveraineté qui ne serait avant cela plus qu'un lointain souvenir.

@TITREDDE = Le dilemme blairiste

@SOUSTITRE = L'habileté de Blair entre réalité-virtualiste et réalité-réelle produit l'effet inattendu, et involontaire, de placer sa “politique du grand écart” au centre de la campagne électorale.

A la lumière de ces constats et jugements qui restent valables, on réalise combien la situation britannique est complexe. Car, derrière le projet blairiste, il y a la réduction effectivement àcette alternative :

• Le Royaume-Uni joue franchement le jeu européen et espère, avec de bons arguments, y trouver une place de choix. Mais, àcela, la réaction viscérale des Britanniques est d'opposer une attitude rageuse, entretenue par les conservateurs activistes thatchériens qui jouent l'habituel jeu de la radicalisation.

• L'autre terme de l'alternative, c'est « le grand large » : dans un monde interdépendant où seuls les grands ensembles survivent, ce terme implique comme destination quasi-fatale l'option dite du “51e État”. Et l'on voit combien une analyse américaine sérieuse, qui reste entièrement d'actualité sur les points fondamentaux, nous en montre les caractères les plus évidents avec cette conclusion : un tel projet, c'est la fin de l'identité et de la spécificité britannique ; deux siècles et quart plus tard, c'est le terme des colonies américaines achevant de digérer le colonisateur. (Des “colonies” en voie de multiculturisation rapide, avec une communauté hispanique majoritaire dans un demi-siècle, où les “citoyens” de second rang que seraient les Britanniques [on est loin de l'intégration dans un tel projet] ne feraient pas la différence et se retrouveraient dans un cadre humiliant qui sonnerait le glas de l'“anglo-saxonité”, où un tel bouleversement ne manquerait pas d'activer l'éclatement du Royaume-Uni en Ecosse, Irlande, Galles et Angleterre désunis.)

On comprend que Blair continue à affirmer, contre vents et marées, la validité de son projet de « pont entre l'Europe et les États-Unis ». Comme on a cherché à le démontrer, ce projet qui se réfère à la réalité-virtuelle se heurte à la réalité-réelle. Et, en vérité, personne ne l'aide. Ne parlons pas ici des Européens, mais parlons de la “famille” anglo-saxonne.

A l'intérieur du Royaume-Uni, les conservateurs sont déjà en campagne. Ils partent en sachant que les sondages les donnent battus mais ils vendront chèrement leur peau, avec un petit espoir que la machine blairiste s'emballe et leur laisse une victoire inespérée. Pour cela, ils ont choisi ce domaine, complètement inédit pour une campagne électorale, de la sécurité et des relations stratégiques avec les USA (on voit, plus loin, cet aspect de la question plus en détails). Les conservateurs tablent à mort sur une proximité de calendrier : la récente élection du républicain GW Bush qui devrait, selon ce calcul, conduire à un soutien extérieur du “cousin sacré” sur ces matières de sécurité, — contre Tony Blair. (Ce dernier, bien sûr, plus “grand écart” que jamais, se précipitant àWashington pour obtenir l'appui quasiment électoral de GW Bush.) Tony Hague, le leader conservateur, a donc tiré le premier pétard de la campagne : son discours public du 12 janvier demandant que Blair affirme d'ores et déjà le soutien UK inconditionnel à une NMD anti-missiles qui n'existe pas, qui n'est même pas encore lancée. Ce côté “plus royaliste que le roi” (américain) est de la belle et bonne tactique électorale. Reste à voir ce que cette surenchère fera comme dégâts d'ici les élections, dans les relations entre UK et Européens.

Il n'empêche, toute cette confusion où réalité-virtuelle et réalité-réelle sont sollicitées et manipulées successivement a l'avantage de faire surgir ce qui est la simple réalité des rapports de forces, entre USA et UK. Il ne s'agit plus de rhétorique. En fait, c'est un peu la démonstration de l'analyse que fait George Ball de la formule UK-“51e État”, puisqu'en cette occurence Hague et Blair sont engagés dans une course (réalité-virtuelle mais qu'importe) à l'affirmation d'allégeance aux USA. Le résultat se voit dans la réalité, dans ces premiers échanges concernant la NMD, où toute analyse de bon sens de la position des intérêts nationaux britanniques par rapport à cette question de la NMD est sacrifiée au profit d'un maximalisme pro-américain. L'intervention de facto des Américains dans la campagne électorale en est même sollicitée, par les requêtes appropriée, de l'un et l'autre partis, par intervention directe auprès des dirigeants américains (qui pour avoir leur soutien, dans le cas de Hague, qui pour obtenir que la décision sur la NMD soit reportée après les élections de mai prochain). On se retrouve effectivement, dans cette circonstance précise, dans une situation de facto de “51e État”, où la souveraineté et l'identité nationales britanniques ne sont plus que des souvenirs.