de defensa, Volume 16, n°12, du 10 mars 2001 - Une armée européenne ?

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Une armée européenne?

Depuis l'origine du processus actuel qu'on peut situer à l'automne de 1998, l'idée d'une “armée européenne” fait à nouveau son chemin. Elle ne paraît plus du seul domaine de l'utopie. Elle semble portée par le développement d'une structure et d'une politique (la PESD) qu'on n'hésite pas, et de plus en plus souvent, à qualifier de “défense européenne”, ou, dans tous les cas, d'initiative pouvant/devant conduire à une défense européenne. Il semble alors dans la logique de ces constats d'envisager l'aboutissement de ce processus dans une armée européenne, et c'est pourquoi ce qui semblait une complète utopie paraît désormais l'être moins. Les opposants les plus extrêmes du concept d'armée européenne (essentiellement les conservateurs britanniques de la tendance Thatcher, et hors-Europe, chez nombre d'Américains, officiels et experts mêlés dans la même ignorance) participent indirectement mais puissamment à cette évolution de la pensée en dénonçant effectivement dans la PESD, avec une vigueur qui frise parfois l'hystérie, l'embryon de ce qui doit devenir àcoup sûr une armée européenne. Ils donnent ainsi à la PESD un crédit que ses partisans n'imaginaient sans doute pas lorsque fut lancée l'initiative, et encore moins ceux qui furent effectivement à la base de cette initiative à ses débuts (le gouvernement britannique du travailliste Tony Blair).

Ces premiers mots permettent aussitôt d'introduire l'aspect le plus surprenant de cette situation, aspect très difficile àdéterminer, à comprendre et à mesurer, et pourtant l'aspect qu'il faut principalement constater : le climat. Par le processus d'une alchimie mystérieuse, un climat s'est installé en même temps que se développait la PESD. Ce climat favorise indiscutablement le développement de la PESD mais, surtout, il fait envisager comme tout à fait possible la création d'une armée européenne. Cette notion de “climat” est importante, par le vague qu'elle implique en même temps que par la puissance qu'elle peut susciter dans la conception où la part de l'imagination et la part de la réalité sont difficiles à séparer et à mesurer. On peut dire aujourd'hui que l'idée d'une “armée européenne” est à la fois un rêve qui n'est plus absurde et une possibilité qui commence à être sérieusement envisagée ; puissance de l'imagination et puissance de ce qui semble la logique des faits, exceptionnellement alliés vers le même concept. Qui ne commencerait à prendre sérieusement cette affaire, avec en prime le spectacle d'une Lady Thatcher éructante et déchaînée ?

C'est la deuxième fois dans l'histoire de l'Europe que l'idée d'une armée européenne est envisagée avec une certaine base de réalité. La première fois, c'était en 1950-54, avec l'aventure de la CED (Communauté Européenne de Défense), lancée par les Français et qui se termina sur un refus de ces mêmes Français, — paradoxe et contradiction en apparence seulement.

[« Paradoxe et contradiction en apparence seulement » : les Français avaient lancé l'idée de la CED selon une logique double, deux craintes urgentes en 1948-49. D'une part, la crainte de la menace soviétique, d'autre part la crainte d'un réarmement allemand qui ne serait pas contrôlé. En 1954, les priorités avaient changé. Le Traité de l'Atlantique Nord avait été signé avec les Américains fermement présents depuis 1952 et la mise en place de l'OTAN (l'organisation militaire proprement dite). Le réarmement allemand était inéluctable et il se ferait dans une structure quelconque où il serait contrôlé, l'OTAN si la CED n'existait pas. Par contre, la préoccupation de l'indépendance nationale avait pris le dessus, la CED pouvant apparaître comme une enceinte où la France (puisqu'il est question d'elle) perdrait le contrôle de sa puissance militaire au profit d'une organisation dont il apparaissait évident que la main-mise américaine assurerait un contrôle indirect complet. (De façon caractéristique, les deux principaux groupes à s'opposer à la CED furent les communistes et les gaullistes, tous deux au nom de l'indépendance nationale, même si pour des raisons différentes. Mais le Premier ministre d'alors, Pierre Mendès-France, également très soucieux de l'indépendance nationale, lui aussi se prononça finalement contre la CED et fut le vrai architecte de l'échec de cette initiative).]

La marque profonde de la non-expérience de la CED : le mythe de l'armée européenne

L'expérience, ou, plutôt, la non-expérience de la CED a laissé paradoxalement un souvenir à la fois cuisant et puissant, quoiqu'indirect et non exprimé. A partir de la CED, l'expression “armée européenne” est devenue synonyme d'abdication ou de transfert de la souveraineté nationale (et cela pour dénoncer le fait ou pour s'en réjouir, selon qu'on est partisan ou adversaire de l'État-nation et de la souveraineté qui le caractérise, selon qu'on parle d'“abdication” ou de “transfert”). Mais rien n'a été prouvé ni même expérimenté. Il faut insister sur la « non-expérience de la CED » et voir un paradoxe dans le fait que la CED a laissé un souvenir qui alimente le débat passionné sur le cas d'une armée européenne intégrée puisqu'il s'agit d'un souvenir de rien du tout. La CED est devenue un mythe, et elle n'a bien sûr jamais été autre chose que cela. Elle n'a même pas été une réalité avant d'être un mythe. Elle a été un mythe autant pour les partisans que pour les adversaires de l'Europe totalement intégrée, et par conséquent de l'armée européenne intégrée (un seul drapeau, un seul uniforme et ainsi de suite).

On parle et on débat avec passion de quelque chose qui n'a jamais existé, de quelque chose qu'on ne connaît pas. Les arguments sont purement théoriques. Ils sont alimentés, de façon extrêmement puissante et souvent exclusive, par des conceptions idéologiques très fortes, et d'autant plus influencés par elles qu'il n'y a aucune réalité comme contrepoids. Tout cela se passe aujourd'hui, alors qu'il n'y a pas en général un débat qui soit plus vif, plus fondé mais déformé par les tentations idéologiques, plus passionné que celui de la souveraineté nationale, de l'indépendance nationale. Le sujet de l'armée européenne est plein de passion et d'idéologie, le cadre où il est débattu tout autant parcouru de ces mêmes passions d'idéologie. Il ne faut pas s'étonner de constater combien la sérénité manque à la problématique de l'armée européenne, combien par conséquent il est bien difficile d'en juger sereinement.

Pour autant, est-il interdit de le tenter ? C'est notre travail, ici. Pour ce faire, l'histoire est essentielle, comme on l'a déjà deviné avec notre introduction sur la CED. L'histoire c'est la réalité, en plus dégagée de son immédiateté, de la pression des passions du présent. Il faut également prendre comme base de l'analyse de ne favoriser aucun parti, malgré la tendance si commune et majoritaire du conformisme d'aujourd'hui d'accorder automatiquement la vertu à un parti, en l'occurrence celui qui plaide qu'il faut repousser les démons de la souveraineté nationale et de l'indépendance nationale.

Dans le débat sur l'armée européenne, il faut savoir qu'il y a une égale passion des deux côtés ; du côté de ceux qui défendent la souveraineté nationale, sans nul doute, mais certainement pas moins, derrière l'apparence facile de la vertu et de la raison, du côté de ceux qui plaident sa mise à l'écart finalement (puisque dans l'esprit de ces deux passions adversaires, c'est à la mise àl'écart de la souveraineté que conduirait une armée européenne). Nous ne privilégions rien, nous ne favorisons personne, mais aussi nous ne nous sentons pas tenus d'accepter le prémisse que les deux partagent justement, et qui est que l'armée européenne a pour caractéristique de priver les nations de leur souveraineté. Au contraire, c'est là-dessus, sur cette question ouverte, que nous allons plaider : une armée européenne nous priverait-elle vraiment de la souveraineté nationale ?

L'expérience historique, ou de la facilité ou non d'intégrer des nationalités dans une force armée

L'expérience historique est certainement loin d'être concluante. Elle est loin de nous montrer qu'une réunion, voire une intégration de forces de différentes provenances créent un corps “nouveau” supprimant ce qui tient lieu, ou équivaut à ce que nous nommons aujourd'hui “souveraineté nationale”, avec tous les symboles et les liens qui en tiennent lieu dans l'esprit et les sentiments humains, et qui peut être également nommé puisqu'il s'agit d'êtres humains “identité nationale”. Les exemples, même assez récents, montrent la survivance des particularismes, y compris dans des ensembles intégrés, ou luttant à partir de leur centre pour l'intégration, avec une très grande fermeté, et par la force bien sûr. L'armée impériale allemande de 1914 identifiait ses unités par leurs provenance régionale, et il y avait encore à l'intérieur de l'armée impériale une armée bavaroise. L'armée fédérale américaine (nordiste), luttant pourtant pour l'intégration totale de la nation, identifiait officiellement ses régiments par les États d'où ils provenaient (1er régiment d'Infanterie de New York, 2e régiment de Cavalerie du Michigan, etc), et où ils étaient formés de façon autonome et sur base d'une participation libre et volontaire à l'armée de l'Union. Aujourd'hui encore, les unités de l'armée britannique sont identifiées par leur provenance régionale, ou “nationales” si l'on veut (Scottish Guards). Par contre, et pour montrer combien la question est délicate et loin d'être tranchée lorsqu'un pays veut affirmer son identité nationale à partir d'une démarche centralisatrice autoritaire, voici l'exemple de la France : avec la Révolution et l'Empire, la france a abandonné les références régionales des unités qui étaient la règle sous l'Ancien Régime après les avoir conservés primitivement (le régiment Sambre et Meuse sous la Révolution), alors que la souveraineté nationale était pourtant fort bien établie depuis François Ier et Louis XIV. Cela montre que la souveraineté nationale, à l'intérieur d'une force armée en évolution, est certainement un enjeu fondamental, mais qu'il est loin, très loin d'être réglé par la seule existence d'une force prétendument intégrée.

Les exceptions extrêmes ne démentent pas cette immense difficulté de passer de l'intégration théorique à l'intégration réelle. L'exemple le plus fort à cet égard est la Légion Étrangère française. D'une part cette unité est considérée dans son originalité du côté français, comme une unité d'“étrangers”. Pourtant, tout est fait pour lui assurer un cadre intégrationniste français, jusqu'aux règles très strictes réservant les grades et positions d'officiers à des citoyens français (des officiers français). Il s'agit donc d'une armée d'“étrangers” intégrée d'autorité dans le cadre français. Pour autant, ces “étrangers” restent étrangers alors qu'ils acceptent sans aucun doute une très forte forme d'intégration : pour eux, pour paraphraser la célèbre devise, « leur patrie, c'est la Légion », et pas la France ; et s'ils réclament parfois la reconnaissance nationale française, c'est souvent avec une certaine amertume et avec une certaine distance (de la France, pas de la Légion) ; c'est le fameux « Français par le sang versé » des Légionnaires, notamment mis en évidence en 1998, lorsqu'il fallut batailler pour le maintien des pensions militaires des Légionnaires à la retraite après avoir servi la France avec honneur et courage. Au reste, l'évidence du bon sens et de l'efficacité ont toujours commandé au sein de la Légion des regroupements nationaux informels qui contredisent une éventuelle intégration française, puisque par ailleurs la Légion est souvent alimentée par des vagues d'enrôlement suivant de grands événements politiques ; ainsi y eut-il des RE (Régiments Étrangers) formés en majorité d'Espagnols (rescapés des forces républicaines de la Guerre Civile de 1936-39), d'autres formés en majorité d'Allemands (rescapés des unités de la Wehrmacht et de la Waffen SS de 1945).

Ces différents rappels historiques montrent que le rapport entre des armées multinationales ou à vocation intégrante et la contrepartie nationale (identité ou souveraineté nationale) est loin d'être tranché. Une armée multinationale ou une armée intégrée n'implique pas automatiquement la disparition de l'identité nationale et de la souveraineté nationale si celles-ci y sont impliquées. Encore n'est-on pas dans le cas d'une ''armée européenne'', si celle-ci voyait le jour.

La cause réelle de l'échec de la CED : la prépondérance américaine

A la lumière de ce rappel, on peut revenir sur la question centrale que nous examinons ici en revenant sur la question de la CED. On l'a signalé, le refus français de participer à la CED était basé en apparence sur la question théorique de la souveraineté nationale. Mais il s'agissait d'une situation réelle. Il y avait de la part des Français la crainte de la perte de la souveraineté nationale, non seulement à cause de la présence de l'Allemagne, mais surtout, essentiellement en fait, à cause de la présence comme “parrain” de cette initiative, de la puissance américaine, d'ores et déjà installée en Europe en position dominante. D'autre part, il n'était pas question de mettre en cause cette puissance dominante. La situation était celle de la Guerre Froide, et il y avait pour tous les Européens, y compris les Français, un intérêt supérieur au maintien de la puissance américaine en Europe. Il devenait logique de préférer que l'inévitable compromis avec cette puissance se fit au sein de l'OTAN, où l'intégration avait un caractère beaucoup moins politique, plus temporaire, et beaucoup plus collectif que dans le cas de la CED. (Plus tard, lorsque l'OTAN et les USA seraient bien implantés dans la défense de l'Europe et que certains commenceraient à nuancer l'appréciation alarmiste de la menace soviétique, de Gaulle songerait à aller un pas au-delà : retirer la France du commandement intégré de l'OTAN, non sans ménager la possibilité pour la France de participer à la bataille occidentale commune en cas d'invasion [accords Ailleret-Gruenther de 1969].)

Le refus de la CED était clairement, de la part des Français, Mendès en tête et ainsi précurseur de la politique gaulliste à100%, moins une crainte pour la souveraineté nationale française in abstracto que le refus de soumettre cette souveraineté nationale à l'influence indirecte mais sans entraves des Américains. Lisons ici ce commentaire de Irwin M. Wall, incontestable spécialiste, et “neutre” en plus puisqu'Américain, de cette période (1) : « A beaucoup de points de vue, Pierre Mendès-France a préparé la politique que de Gaulle a suivie après 1958. C'est lui qui a enterré la CED, c'est lui qui a mis fin à la guerre d'Indochine. Les Américains n'ont pas été consultés. Ils se trouvèrent en face d'un homme sur lequel ils n'avaient aucune influence, aucun moyen d'agir, sauf de comploter contre lui pour le renverser. A Washington, on fut hystérique contre Mendès-France. Par exemple, John Foster-Dulles pensait que, s'il n'était pas un communiste, il jouait le jeu des communistes. En ce qui concerne la CED, elle représentait l'axe de la politique américaine en Europe à cette époque. L'échec de cette tentative démontra que le cadre du développement européen après la guerre serait celui de l'État-nation. »

Ces remarques sont éclairantes, et d'autant plus qu'elles nous viennent d'une voix si justement autorisée, par le talent et la nationalité. Elles nous disent que l'affaire de la CED, qui est fondamentale dans toute la prévention existante aujourd'hui contre une armée européenne, représente moins le schéma d'une crainte absolue et ontologique pour la souveraineté nationale que le schéma d'une crainte relative et historique d'une influence américaine sur la CED (et, par conséquent, sur les souverainetés des pays intégrés dans la CED). Selon ceux qui s'opposaient au projet, la CED se serait avérée inéluctablement prédatrice de la souveraineté nationale des pays qui se seraient trouvés dans cette organisation, principalement à cause de la puissance américaine réduisant à peu de chose le poids des Européens, par conséquent àcause de la perception américaine, puissance éloignée de 6.000 kilomètres du continent européen, des intérêts en jeu dans un conflit engageant une armée européenne.

Lorsque le Parlement français vote en 1954 contre la CED, il vote contre la tutelle américaine sur l'Europe, et pas contre l'Europe, et pas contre l'armée européenne. Cette interprétation, puissamment étayée par la réalité historique débarrassée des scorries des idées toutes-faites, nous ouvre évidemment une autre voie pour considérer le problème actuel de l'armée européenne. Surtout, elle nous permet de proposer un lien direct, puissant également parce qu'appuyée sur la réalité et non sur le débat théorique, entre l'épisode de la CED et la situation actuelle.

Le débat aujourd'hui reste celui de l'influence américaine sur les souverainetés européennes

Les conditions menant éventuellement à une armée européenne sont aujourd'hui différentes des conditions qui auraient éventuellement pu mener à une armée européenne hier (en 1954, du temps de la CED). En 1954, les Américains ne se préoccupaient pas de batailler pour exercer de facto un contrôle sur l'armée européenne qui aurait dû naître du processus CED. Ils étaient en complète position de force, parce qu'ils constituaient le pivot central des capacités militaires occidentales, d'une façon si évidente que le débat à ce propos n'était pas concevable. Les Américains d'alors n'avaient pas besoin d'un Kosovo pour montrer cette supériorité, parce qu'il y a des évidences qui concernent des différences de substance et n'ont nul besoin d'une démonstration. Dans ce contexte, tout regroupement d'alliés (européens), avec les avantages techniques impliqués par une telle association, ne présentait pour les Américains aucun risque de perte de contrôle politique.

La même situation, appréciée du côté français dans l'état d'esprit qu'on a vu, conduisait à des interrogations plus que préoccupantes sur l'autonomie qu'une telle prépondérance américaine de facto laisserait à chaque membre de l'armée européenne, dans le cas où cette armée serait constituée. On voit que la question n'est pas une seconde juridique, comme dans le débat sur le transfert ou pas de la souveraineté nationale. Elle est pratique, c'est une équation particulière du rapport des forces dans un système général effectivement marqué par ces mêmes rapports de force.

Comme dans toute situation transatlantique depuis 1948-49, la situation qu'on décrit ici est du domaine du non-dit puisqu'il s'agit d'une situation théorique d'égalité des États et nations concernés. Formellement, elle n'a pas lieu d'être. La perception du débat sur la CED, perçu en France à l'époque dans sa dimension d'une souveraineté menacée par une autre souveraineté, plus forte, évolua de manière décisive. Sorti de sa situation réelle avec le refus de la CED, le débat devint complètement théorique puisqu'à partir de l'échec de la CED la question de l'armée européenne devint elle-même complètement théorique. En l'absence de réalité(s) concrète(s) et selon la sensibilité extrême et radicalisée pour tout problème de sécurité en Europe, on est aisément passé de la théorie à la théologie. La question de la CED devenue la question théologique de l'armée européenne, elle est devenue le champ d'affrontement des théoriciens et des théologiens de la souveraineté nationale. Pour y aider, les conditions politiques s'étaient polarisées et la question envisagée de façon pratique avec la CED (armée européenne ou pas) avait été verrouillée. Pour ne citer que les deux principaux pays, la France avait retrouvé l'essentiel de son indépendance militaire et le Royaume-Uni (partie non-prenante à la CED mais dont le soutien était nécessaire et déterminant) bloquait désormais toute possibilité d'armée européenne en s'arrangeant parfaitement d'un système OTAN où sa sujétion à la puissance américaine cultivait assez d'habileté pour s'y retrouver en avantages nationaux aux niveaux intermédiaires du système.

Rien n'a changé fondamentalement jusqu'à la période actuelle. Celle-ci a commencé à l'été 1998, alors que tout le monde s'arrangeait des conditions radicales qui interdisaient qu'on pût envisager de revenir à un débat concret sur l'armée européenne, ce débat fleurissant comme on imagine dans la théorie et la théologie sans aucune chance d'aboutir sur le concret, et satisfaisant donc complètement le monde des commentateurs et des analystes (experts, journalistes, etc). C'est en cela qu'on peut dire que l'initiative lancée à l'été 1998 est extraordinaire, une surprise politique comme il y en a peu, et il fallait effectivement les Britanniques, avec le sens précis de leurs intérêts, leur cynisme mâtiné d'irresponsabilité, pour le lancer, d'ailleurs sans en mesurer les conséquences (ou en se les cachant, ce qui revient au même). Les Français n'auraient jamais songé à cela tant les conditions, même en mettant à part la question de la situation transatlantique avec une formidable domination virtualiste des États-Unis, leur paraissaient rationnellement défavorables. Les Britanniques ont débloqué tout cela.

Entretemps, des choses s'étaient passées. Il y eut les crises balkaniques et les engagements chaotiques qu'on connaît. Il y eut, sur le terrain, des expériences significatives. En Bosnie, entre 1993 et 1995, des Européens “travaillèrent” ensemble, principalement des Belges, des Britanniques et des Français. Il y eut des associations, des coopérations, voire des intégrations temporaires. Des chefs d'une nationalité dirigeaient des forces de nationalités différentes. A certaines occasions, des unités de différentes nationalités se trouvaient mêlées dans la même structure. A un niveau structurel, l'expérience de la brigade franco-allemande s'élargit dans l'expérience du Corps européen, auquel se joignirent des participants espagnols, belges, luxembourgeois. D'autres initiatives multinationales furent prises. La question de la souveraineté nationale ne fut jamais soulevée de manière inquiète ou polémique.

Ce ne fut pas du tout le cas lorsque les États-Unis entrèrent dans le jeu. On pense naturellement au conflit du Kosovo, entre mars et juin 1999. Cette expédition multinationale, menée selon les règles de l'OTAN et dans le cadre de ses structures, provoqua des heurts significatifs entre alliés. Il est faux d'avancer, comme cela est souvent implicitement fait, que ce fut essentiellement, voire seulement avec les Français. L'incident le plus grave au niveau opérationnel, qui implique évidemment la souveraineté nationale, éclata entre les deux alliés soi-disant “privilégiés” : entre le général américain Clark et le général britannique Jackson, le 11 juin 1999, à propos de l'ordre d'investir l'aéroport de Pristina (refus du Britannique d'obéir, finalement entériné par les autorités politiques). Tous les pays européens furent concernés, et cela ne concernait évidemment qu'une seule situation : la souveraineté nationale de ces pays face à la prépondérance et l'unilatéralisme américains. Répétons combien nous jugeons que c'est une situation normale, à cause de la disparité des situations : disparité entre la puissance américaine et les autres, disparité entre la situation géographique des États-Unis et celle des pays européens, disparité enfin entre la psychologie américaine et celle des pays européens ; par conséquent, disparité des analyses, des intérêts, des décisions et ainsi de suite.

La position la plus significative dans cette situation des années 1990 est à nouveau celle des Français. Alors que les Français ont continuellement bataillé contre une intégration complète dans un système où se trouveraient les États-Unis, ils ne montrent aujourd'hui aucune répugnance pour un système européen. Le principal enjeu pour eux, aujourd'hui, n'est pas d'empêcher une intégration européenne, mais un contrôle du système européen par les Américains qui risquerait de conduire de facto à une intégration dans un système où se trouvent les États-Unis, et par conséquent sous contrôle des États-Unis. On retrouve les mêmes données constantes depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, et finalement à la base de l'échec de la CED en 1954.

L'armée européenne est un outil, pas une fin

Le paradoxe de la poussée actuelle dans la défense européenne, avec la perspective caressée par certains que cette poussée mène àune armée européenne, est illustratif de la situation européenne. Ce qui, en 1954, conduisait à une main-mise d'une souveraineté extérieure sur les souverainetés européennes, aujourd'hui conduirait à l'inverse : sauvegarde des souverainetés européennes de la main-mise d'une souveraineté extérieure.

La problématique de l'“armée européenne” a changé du tout au tout. L'armée européenne était en 1954, objectivement considérée, un instrument de la prépondérance américaine. Aujourd'hui, c'est l'inverse : un outil de desserrement décisif de cette prépondérance. Là-dessus, la question théorique et théologique de la sécurité nationale n'a qu'une importance annexe. Les forces armées sont constituées avec des systèmes et des hommes fortement marqués par la dimension nationale. Les dispositions techniques d'une intégration, l'hypothèse maximale de l'armée européenne, n'ont guère de chance d'imposer une influence décisive sur des facteurs d'une telle puissance que la psychologie ou l'apprentissage et l'usage des techniques.

Il est nécessaire de débarrasser la question de l'armée européenne de cette dimension polémique, intellectuelle, d'un débat théologique qui a pour effet de diaboliser la cause adverse et d'enfermer les positions en présence dans l'extrémisme. C'est une méthode courante pour éviter l'essentiel : en écartant toute possibilité de débat, l'extrémisme de la pensée dissimule le vrai objet du débat. Bien entendu, l'objet du débat de l'armée européenne n'est pas l'armée européenne mais la domination américaine de l'Europe. Et, là-dessus, l'armée européenne n'est pas un but mais un outil. Ce n'est pas pour rien que les adversaires les plus bruyants de l'armée européenne sont aussi, àl'image de Lady Thatcher, des pro-américains inconditionnels.

(1) Contribution de Irwin M. Wall à la publication Plon/La Documentation Française, collection Espoir, ''De Gaulle en son siècle, 4. La sécurité et l'indépendance de la France'' (1991). Professeur à l'Université de Californie, historien, Wall est un grand spécialiste des relations France-USA de l'après-guerre. Son ouvrage ''L'influence américaine sur la politique française, 1945-1954'' (Belfond, 1989), fait autorité.