Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
258127 octobre 2017 – Je me suis déjà arrêté, alors que j’étais en cours de lecture, au livre d’Eric Branca, L’ami américain, Washington contre de Gaulle, 1940-1969. J’y reviens, pour un aspect que je trouve d’un particulier intérêt, et que je prolongerai plus tard sur un autre sujet. Il s’agit du départ du président de Gaulle, en avril 1969, à la suite du résultat négatif du référendum sur la participation, tout cela enchaînant sur la terrible période de mai 1968, ce “Mai” que notre actuel président aimerait tant commémorer selon l’esprit de Notre-Temps, où tout ce qui est inversion est bon à prendre. Il s’agit en fait d’une note que Branca introduit, qui contient des précisions qui sont pour moi inédites, par manque d’attention, ou d’intérêt pendant une certaine période, pour les divers documents publiés et rendus publics depuis.
Branca commence cette avant-dernière partie de son livre, intitulée « La symphonie inachevée » par un extrait d’une lettre d’Anna Arendt à son amie très-chère, la romancière Mary McCarthy, qui s’était installée à Saint-Germain-des-Prés pour mieux dispenser son soutien enthousiaste aux charmants révolutionnaires estudiantins menés par le si exotique “Dany-le-Rouge”. Arendt critique sans retenue cette position, allant aussitôt au cœur du sujet, et combien l’on doit être admiratif de voir combien cela nous rejoint et nous concerne directement :
« Sans croire au danger du fascisme et du communisme, je crois que la Loi et l’Ordre sont les dernières choses sur quoi compter... Nous allons vers une sorte de chaos, et plus grand est le pays plus grand cela sera... »
Arendt continue en défendant de Gaulle avec fougue et intelligence, notamment parce qu’il a contre lui, non pas une sorte d’“esprit de la liberté” annonciateur de lendemain qui swinguent mais le simulacre de cet “esprit de la liberté” New Age et postmoderne qui est un faux-nez dissimulant à peine la bourgeoisie égale à elle-même, c’est-à-dire à son compte en banque, et la finance globalisée... Et s’il les a contre lui, c’est parce que, autant cette bourgeoisie que cette finance ont deviné un terrible danger dans « les idées grandioses de De Gaulle sur la participation des travailleurs dans les entreprises ».
Un peu plus loin, donc, cette note se référant au départ de De Gaulle après le référendum d’avril 1969 justement sur la participation, qui avait d’abord été prévu pour la fin mai 68, dans un premier effort pour dénouer la crise, puis abandonné finalement pour la décision de provoquer des élections législatives. La note dit ceci, après avoir mentionné cette première idée d’un référendum annoncé le 24 mai 1968, abandonné trois jours plus tard...
« Dès cette époque [mai 68], pourtant, beaucoup de proches du Général avaient perçu dans cette volonté de retremper sa légitimité dans la volonté populaire à un moment aussi crucial, et pour tout dire aussi défavorable, un désir de quitter la scène “par le haut”. Ce qui adviendra, de fait, en avril 1969. Après sa mort, Malraux avait évoqué un “référendum-suicide”, thèse que certains “pompidoliens” contesteront de crainte qu’elle n’affaiblisse celle d’une continuité absolue entre l’homme du 18-Juin et son successeur. Le doute sera définitivement levé quand Michel Debré révélera dans ses ‘Entretiens avec le général de Gaulle’ (Albin Michel, 1994) ce que ce dernier lui avait dit, en tête à tête, le 26 mai 1968 : “Je ne souhaite pas que ce référendum réussisse. La France et le monde sont dans une situation où il n’y a plus rien à faire et, en face des appétits, des aspirations, en face du fait que toutes ces sociétés se contestent elles-mêmes, rien ne peut être fait... Je n’ai plus rien à faire là-dedans, donc il faut que je m’en aille. Et, pour m’en aller, je n’ai pas d’autre formule que de faire le peuple français juge de son destin.” Debré ajoute : ‘Ce qui paraît le plus le frapper, c’est le fait que les sociétés se contestent elles-mêmes et n’acceptent plus les règles, qu’il s’agisse de l’Eglise ou de l’université, et qu’il subsiste uniquement le monde des affaires, dans la mesure où [il] permet de gagner de l’argent. Mais sinon, il n’y a plus rien.” »
Parfois l’on se dit, c’est assez courant, s’exclamant à propos de la médiocrité des dirigeants actuels, ce qui est tout de même un cas assez répandu, – “Ah, si on avait de Gaulle”... (J’aurais pu prendre une autre référence, il y a tout de même le choix dans notre histoire, de Richelieu à Talleyrand, mais bon il est question de lui.) Au début, on se dit la chose de cette façon, sans plus élaborer ; je crois qu’on pouvait s’en tenir là il y a encore vingt ans ou un quart de siècle … Aujourd’hui, par contre, ce n’est plus possible et il faut poursuivre : “...mais non, il n’y pourrait rien, absolument rien”. Il nous le dit par avance : « Je n’ai plus rien à faire là-dedans », et nous avons la raison qui va de soi : « La France et le monde sont dans une situation où il n’y a plus rien à faire. »
C’est à la fois de la prophétie divinatoire et pas du tout. Guénon a dit cela avant lui, et Péguy, et Flaubert, et Maistre, et jusqu’à Talleyrand disant à Lafayette alors qu’il va officier pour l’Être Suprême : « Par pitié, ne me faites pas rire. » Là où de Gaulle est grand, comme avant lui furent ces quelques autres, c’est qu’il admet l’impuissance où, – il le reconnaît soudain, – les événements l’ont mis, et qu’il en prend acte avec une certaine simplicité : « Et, pour m’en aller, je n’ai pas d’autre formule que de faire le peuple français juge de son destin. »
Mais comme, enfin, il est le dernier, – comme l’on dit d’une fin de cycle et nullement d’une simple chronologie toujours en cours, – d’une lignée de grands esprits souverains qui ont hérité chacun à leur façon de la charge magnifique d’une grande collectivité inspirée, il apparaît effectivement prophétique. Certes, il ne se doute pas, ni de la forme ni de l’ampleur des événements extraordinaires que nous affrontons aujourd’hui, mais il reste qu’il nous paraît si actuel pour avoir perçu la pure intuition d’un temps de tempête où rien n’arrête le bouleversement du monde ; qu’il nous paraît si complètement d’un autre monde que celui des tacherons-zombies de nos élites-Système qui ont signé avec avidité le contrat faustien, qu’il fait véritablement office, dans ces confidences, d’un messager de la Vérité... On comprend, à cette lumière devenue depuis glauque et trompeuse, que Macron songe à célébrer leur “Mai” de 68. Il faut donner aux zombies-tacherons l’occasion de se réclamer du passé, pour qu’ils aient au moins la sensation fugace d’exister.
Je savais bien qu’on avait parlé de “départ volontaire”, de “suicide politique” ou de “référendum-suicide” comme dit Malraux, pour expliquer cet étrange volonté de lancer son dernier Grand Jeu où il jouait perdu d’avance. Je ne connaissais pas, par contre, les détails de la chose, tels que les rapporte Debré ; or, “le Bon Dieu est dans les détails”, comme disent les Français, si délicieusement à l’avers du dicton tel que le disent les Anglais (“the devil is in the details”). A cette lumière-là, éclatante au contraire de la glauque, l’acte et l’explication de l’acte prennent une dimension métahistorique. Son départ n’a rien à voir avec son destin, avec sa mort prochaine, mais avec la conviction qu’il existe un cours des événements emportant le monde hautement supérieur à nous tous, et à lui, et que ce destin-là qui dépasse le reste est inéluctable. Il serait resté qu’il aurait fait comme Jeanne d’Arc (l’analogie aurait plu à Mauriac comme elle aurait scandalisé Laurent), qui réussit tout jusqu’au Sacre de Reims, et qui ensuite alla de déboires en erreurs incompréhensibles jusqu’au terme fatal.
A l’époque, qui était celle de mon proaméricanisme et de mon antigaullisme, aussi forcenés l’un que l’autre, je n’ai prêté aucune attention à cette interrogation autour du départ du général de Gaulle. Je vivais dans une époque dont je me figurais, avec un mélange de l’apprêt d’une certitude assez satisfaite et de l’arrière-goût d’une angoisse assez inexplicable, qu’elle durerait longtemps dans un partage mimétique et figé en noir et blanc ; et là-dedans, de Gaulle qui prétendait mettre des nuances et leur accorder quelle importance ! Je l’ignorais superbement et passais mon chemin. Je ne suis pas malheureux, quarante ans plus tard, d’avoir retrouvé cette trace, à la fois d’un esprit haut et inspiré, à la fois du bruit sourd que l’ébranlement du monde faisait déjà entendre par ses répliques antérieures à ceux à qui l’expérience et l’intuition finissent par offrir l’oreille absolue.