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1159Le 17 janvier 2002, France 3 télévision a diffusé une émission intitulée L'Ami américain, les Américains contre de Gaulle, sur les rapports entre de Gaulle et les Américains, entre 1961 et 1969. Cette émission, réalisé en octobre 2001, s'appuie sur un livre publié en octobre 2000 (L'Amérique contre de Gaulle — Histoire secrète, 1961-1969, de Vincent Jauvert), auquel nous avions consacré une Analyse dans notre n°06 du Volume 16 (25 novembre 2000) de la Lettre d'Analyse de defensa .(Ci-dessous, nous publions le texte de cette Analyse, qui s'attache à traiter du livre et des documents qu'il rend publics, et qui tente de mettre ces documents et leurs contenus dans une perspective historique, en s'attachant particulièrement à un point : le pro-américanisme des Français pendant la présidence de De Gaulle, de 1958 à 1969, dans tous les cas le pro-américanisme dans les élites politiques françaises, dans certaines couches de la population, dans les milieux de la communication, dans la jeunesse, dans les milieux intellectuels, etc.)
L'émission a apporté quelques précisions intéressantes sur certains aspects des problèmes traités dans le livre, essentiellement, voire exclusivement à partir des interventions de témoins ou participants de la politique de la période (Pierre Messmer, Michel Jobert, le général Gallois côté français, Arthur Schlesinger, Jr, Henry Kissinger, Walt Rostow, Pierre Salinger, Arthur Sorensen, le général Vernon Walters, etc, du côté américain). On verra que ces précisions historiques restent d'un intérêt certain, pour l'époque actuelle également.
L'un des aspects intéressants du livre, dont il est essentiellement question dans le texte que nous donnons ci-dessous, est de constituer une source de détails intéressants sur le climat anti-gaulliste et pro-américain qui régnait en France, dans certaines couches de l'élite et de la direction politico-militaire française. Le document de France 3 aborde cette question.
• L'un des intervenants est Pierre Messmer, ministre français des armées (puis de la défense) pendant la période. Messmer confirme que les Américains avaient recruté nombre d'“amis” dans les structures de la haute administration française, voire dans les cadres militaires. Il donne quelques précisions. Il dit notamment ceci du général Paul Stehlin, chef d'état-major de l'Armée de l'Air française jusqu'en 1964 : « Je n'ai pas de preuve mais il y a des indices assez sérieux. Quand le général Stehlin, chef d'état-major de l'Armée de l'Air, quitte ses fonctions [en 1964,] par limite d'âge, on s'aperçoit six mois après qu'il devient vice-président d'une grande société d'armement américaine. Si cette proposition lui est faite, c'est parce qu'il avait auparavant, dans ses fonctions, d'excellents rapports avec les Américains. »
(La société en question est Northrop. En 1974, Stehlin se rendit célèbre en communiquant au président de la république Giscard d'Estaing, qui l'utilisait effectivement comme conseiller occasionnel, une fiche expliquant qu'il fallait préférer que les quatre pays de l'OTAN, Belgique, Pays-Bas, Danemark, Norvège, achète un avion américain (dont le Northrop YF-17, en concurrence avec le General Dynamics YF-16) de préférence au Mirage F.1E français. Cette étonnante recommandation d'un expert français pour un président de la république française était basée sur le jugement de Stehlin que, pour la survie de l'Occident face à l'URSS, il fallait plutôt chercher à investir dans la supériorité technologique américaine que dans une technologie française dépassée/ L''on voit que le technological gap est une sorte de serpent de mer pour toutes les saisons et toutes les époques.)
Bon prince et d'ailleurs pas du tout faussement, Messmer précise à propos de ces gens qui informaient les Américains durant cette époque gaulliste qu'« ils n'avaient pas du tout mauvaise conscience. En transférant des informations aux Américains, ils n'avaient pas l'impression de s'opposer aux intérêts de la France mais à la politique du général de Gaulle ». Cette remarque est complètement exacte, elle constitue d'ailleurs une caractéristique de l'état d'esprit des Français qui décident de collaborer avec l'étranger, et, certainement, de façon systématique lorsque l'étranger est l'Amérique.
Qui est Charles de Gaulle ?, s'interrogent les Américains. En 1963, de Gaulle refuse la proposition de vente de Polaris nucléaires, qui mettrait une capacité nucléaire française sous contrôle US. « Washington était estomaqué, s'exclame Schlesinger.Je ne comprenais pas pourquoi Washington était estomaqué. Tout était écrit dans les mémoires du général. » Et Schlesinger, pas historien pour rien, note avec un rien de condescendance, mais pour le cas on lui pardonne volontiers : « >MI>Mais qui avait lu les mémoires de De Gaulle ? Très peu de gens au département d'État avaient lu les mémoires du général de Gaulle.
Cultivant avec constance l'ignorance culturelle à propos du général de Gaulle, les diplomates américains sont horripilés par ce personnage qui les déroute, qui sort des moules qu'on met à leur disposition. De Gaulle, c'est sûr, n'est pas “dans la ligne”, et l'on veut moins parler ici de la “ligne” politique que de la ligne de méthode, de la ligne conceptuelle.
Les conceptions américaines fondamentales transparaissent au travers même de ces témoins qui montrent un certain agacement, et au travers de cet agacement même des fonctionnaires américains dont tout le monde nous instruit. Henry Kissinger lui-même, bien qu'il ne dissimule en aucune manière son admiration d'historien pour de Gaulle, nous livre une clé pour expliquer cette appréciation des fonctionnaires et des dirigeants américains : « Si, à l'époque, sous la présidence Kennedy, j'avais été secrétaire d'État et si, moi aussi, j'avais eu affaire à de Gaulle, j'aurais pu moi aussi très vite moi aussi perdre patience. En tant que professeur d'histoire, je l'admirais mais je ne sais pas comment j'aurais réagi en tant que secrétaire d'État. ». Il ne semble pas venir à l'esprit de Kissinger, à cet instant, que, en tant que secrétaire d'État, il aurait pu conserver toute son admiration à de Gaulle, apprécier en connaisseur ses prises de position, et, éventuellement, utiliser ces liens pour arriver à des arrangements plus équilibrés entre les USA et la France . (On se prend à rêver à ce que les Américains auraient obtenu de De Gaulle s'ils avaient admis sa légitimité, la souveraineté française, etc ; par aveuglement et par préjugés qui renvoient à leur culture de l'affrontement et de la concurrence antagoniste, ils ont raté de superbes occasions.) Kissinger sacrifie à l'obsession des hauts fonctionnaires américains pour la ligne politique des États-Unis axée sur l'appréciation exclusif et unilatéral des seuls intérêts américains. (Assez curieusement, la fin de l'émission, qui concerne les quelques mois où les présidences de Gaulle et Nixon coïncidèrent, montrent un rapport entre de Gaulle et Kissinger (lors d'une visite à Paris du président Nixon), alors que Kissinger dirigeait le NSC auprès de Nixon, certainement pas marqué par l'agacement. Kissinger reçoit des conseils de De Gaulle et en prend bonne note, d'autant qu'il s'agit d'excellents conseils.)
Incompréhension américaine, toujours ... Arthur Schlesinger : « Je partage le point de vue courant chez les Anglo-Saxons. De Gaulle était un homme remarquable mais il pouvait être une véritable peste. » Et Walt Rostow, qui aime apprécie certainement moins de Gaulle que Schlesinger et, surtout, que Kissinger : « Un jour, Kennedy m'a demandé : "pourquoi de Gaulle se comporte-t-il comme ça?" Je lui ai répondu : "Il ne peut pas faire grand'chose contre les Russes. C'est un nationaliste français. Alors il se retourne contre nous." Alors Kennedy a dit : "C'est lamentable, c'est lamentable". » La réponse de Rostow, qu'on a vu et lu plus avisé, est l'archétype de l'incompréhension américaine du général de Gaulle et, d'une façon plus générale, de l'incompréhension de la politique traditionnelle de la France qu'il a développée. De Gaulle ne “jouait” pas l'Amérique parce qu'il ne pouvait “jouer” soi-disant l'URSS, il jouait simplement le jeu de la souveraineté française qui est fondé sur l'absence nécessaire, à la fois d'antagonisme et d'alignement, et par conséquent de Gaulle évitait l'antagonisme avec l'URSS et l'alignement sur les USA. (A part cela, de Gaulle donnait de temps en temps des leçons de fermeté et d'intransigeance aux Américains, face aux Soviétiques.)
L'Amérique contre de Gaulle - Histoire secrète, 1961-1969, de Vincent Jauvert, Seuil, l'Histoire immédiate, Paris 2000.
Publié dans de defensa, Volume 16, n<198>06 du 25 novembre 2000, rubrique Analyse
Un livre (L'Amérique contre de Gaulle) vient d'être publié, qui fait connaître un matériel intéressant récemment déclassifié par le State department ; il s'agit d'archives américaines des relations entre l'Amérique et la France, entre 1961 et 1969 qui est l'essentiel de la période du général de Gaulle au pouvoir. Ces archives sont intéressantes pour des raisons diverses. Certaines de ces raisons apparaissent évidentes, à la lecture des documents, comme autant d'appréciations et d'analyses relevant des domaines classiques de politique extérieure. D'autres raisons que nous relèverons apparaissent moins évidentes parce que ce n'est qu'indirectement qu'elles viennent à être mises en lumière, à partir de réflexions, de spéculations et de confrontations avec ce qui était déjà connu, et parfois avec ce qui était deviné ; ces raisons ne sont pas loin d'être pour nous les plus importantes. Nous retiendrons les deux aspects, mais évidemment en insistant sur le second avec l'éclairage du premier.
Les documents déclassifiés ne prétendent pas donner une vision complète de la période, notamment une vision du point de vue des Américains sur l'attitude de la direction française vis-à-vis d'eux-mêmes. L'échantillonnage est pourtant assez significatif pour conduire à avancer qu'il illustre de façon véridique un climat qui fut assez exceptionnel concernant un des événements remarquables de la période. La richesse des réflexions qu'on est conduit à en tirer renvoie à la richesse d'une période où, àpartir d'une circonstance (transformation de l'Amérique de combattante de la guerre froide en “empire du monde”) et d'un personnage (de Gaulle), on débouche sur une confrontation mettant en évidence des questions fondamentales et qui apparaissent encore plus fondamentales à la lumière de notre époque. C'est de cette façon qu'à notre sens, si l'on veut en tirer le plus grand profit possible, il faut lire les documents présentés.
Suivons le livre dans la voie qu'il nous montre. On fait d'abord un compte-rendu rapide, succinct, des caractéristiques les plus évidentes qui marquèrent cet aspect des années 1960, des “années de Gaulle” pour ce cas, qui apparaissent à notre sens à la lecture des documents.
• L'Amérique de Kennedy et de Johnson n'aimait pas de Gaulle. Cela n'est pas une surprise : les démocrates américains sont des universalistes à la mode américaine. (Ils transforment l'Amérique, effectivement à partir du début des années 1960 et de Kennedy, en “empire du monde” d'abord en déniant aux autres leur souveraineté. Sur leur route il y a un obstacle style-menhir, il y a de Gaulle.) Ce qui est une surprise, par contre, c'est la crudité, la violence de cette hostilité, en quelque sorte son caractère “primaire”, avec parfois des élans d'une haine presque irrationnelle. On n'aime pas de Gaulle pour ce qu'on a dit, mais également parce qu'on est effrayé, impressionné, fasciné par lui, — parce qu'on ne le comprend pas, parce qu'au fond, comme du temps de Roosevelt, de Gaulle n'entre pas dans les schémas rationnels, qu'il grippe complètement la mécanique américaine.
• ... Par conséquent, on n'aime pas de Gaulle mais on éprouve pour lui une secrète fascination et, par moments, on l'imite, parfois comiquement, tout cela sur fond d'intrigues. En mars 1964, de Gaulle entreprend un voyage en Amérique latine, qui commence par le Mexique. La CIA obtient copie du discours fameux (« ...Francia y Mexico marchamos mano en la mano ») que de Gaulle va prononcer à Mexico. Elle le transmet au NSC, qui le fait remonter jusqu'à McGeorge Bundy (patron du NSC et conseiller de Johnson) avec le conseil de le “pomper” un tantinet pour la visite du président mexicain Lopez Mateos : « le président [Johnson] devrait inclure [...] un peu de ce parfum latin que de Gaulle exploite si magnifiquement. » (Finalement, non, McGeorge Bundy a laissé tomber et il nous est effectivement difficile d'imaginer un Johnson y allant de sa phrase en espagnol).
• Au contraire de l'Amérique démocrate, l'Amérique républicaine ne cachait pas son admiration et aussi son estime pour de Gaulle. Il s'agit d'Eisenhower et de Nixon (surtout Nixon dans le cas qui nous occupe). Pourquoi ? Parce que les républicains conservent une vieille tendance unilatéraliste (venue du courant isolationniste, qui n'a rien à voir avec la caricature rétrograde qu'on en fait), et/ou, comme on dirait aujourd'hui, souverainiste. Ils reconnaissent en de Gaulle, qui appuie toute sa pensée et son action politiques sur la spécificité fondamentale de la souveraineté nationale, un modèle exceptionnel pour leurs propres conceptions.
L'appréciation à laquelle conduit l'exploration de ce matériel confirme d'une façon générale, en l'aggravant, le jugement qu'on peut avoir pour s'en expliquer sur l'antagonisme entre de Gaulle et l'Amérique existante du temps de De Gaulle. (Précisement, comme on l'a vu, l'Amérique démocrate de Kennedy et de Johnson, comme, auparavant, de Gaulle s'était heurté à l'Amérique démocrate de Roosevelt-Truman : de Gaulle n'a guère connu qu'une Amérique démocrate et son opposition s'explique d'autant mieux, comme on l'a compris plus haut. L'on comprend alors que les différences entre démocrates et républicains américains, de ce point de vue des philosophies du droit des États et des nations, sont loin d'être négligeables.) Le cas de l'antagonisme de Gaulle-USA, évident et confirmé par l'histoire, suit une constante historique quant au terrain de l'affrontement. L'opposition entre de Gaulle et les Américains de Roosevelt va s'exprimer durant la guerre mondiale sur les matières qui concernent la question de la souveraineté.
Le premier incident, qui rêgle finalement le reste des relations entre de Gaulle et Washington, est l'“annexion” de SaintPierre-et-Miquelon par les Français libres dirigés par l'amiral Muselier, en décembre 1941. L'incident est très vif et frise l'affrontement, sur une matière qui paraît, dans ses réalités géopolitiques, bien dérisoire. On est alors conduit à bien comprendre que, dès cette origine, les deux adversaires ont compris l'enjeu de leur affrontement : c'est bien la question de la souveraineté.
Pour les Français libres de De Gaulle, c'était l'évidence dans le cas de Saint-Pierre-et-Miquelon (de Gaulle jugeait représenter la souveraineté française, il la déniait par conséquent à Vichy, il intervint donc là où sa faible puissance le lui permettait, pour proclamer la réelle souveraineté française, et c'est SaintPierre-et-Miquelon). Pour les Américains, c'est plus complexe mais non moins explicite : l'intervention gaulliste à SaintPierre-et-Miquelon représentait une intervention dans la zone d'influence américaine selon la doctrine de Monroë, idée toujours en vigueur malgré son apparente vétusté (dans la logique de son argumentation, Kennedy en appela d'abord explicitement à la doctrine de Monroë pour justifier l'action américaine d'embargo contre Cuba et l'URSS dans la crise des fusées d'octobre 1962). Dans son Origines de la discorde : de Gaulle, la France libre et les Alliés, Dorothy Shipley White note que « l'incident [de Saint-Pierre] intéressait la doctrine de Monroë, nettement hostile à tout changement de souveraineté dans le Nouveau Monde ».
L'antagonisme de Gaulle-USA ne quitta plus ce terrain, et c'est certes un terrain essentiel qui explique à la fois la constance et la vigueur de l'affrontement. Le tournant définitif à cet égard eut lieu en novembre 1942, lors de l'invasion de l'Afrique du Nord, territoire français, décidée sans consultation des Français libres. De Gaulle laissa entendre à Churchill cette orientation lors de leurs explications sur cette question. Sa façon montrait bien qu'il établissait une différence entre l'attitude américaine et l'attitude britannique. Pour lui, l'attitude américaine devait être jugée comme une attaque contre la souveraineté ; l'attitude britannique, elle, devait être jugée plutôt comme une capitulation devant les exigences américaines, et, dans ce cas, de Gaulle reprochait plutôt àChurchill, comme chef d'un pays européen en pleine puissance, de ne pas assurer la défense des droits des pays européens à leur souveraineté contre l'expansionnisme américain, et cela contre les intérêts des Britanniques eux-mêmes.
On trouve, plus loin dans l'histoire de la guerre, cette même constance de l'affrontement entre de Gaulle et Roosevelt, notamment lors de l'invasion du 6 juin 1944, lorsque les Américains voulaient imposer une administration de territoire occupé à la France. A cette lumière, ce n'est pas un hasard si de Gaulle trouve chez les Américains un allié de poids dans un général républicain, et un futur président : le général Eisenhower fut très actif pour écarter le projet rooseveltien d'administration de la France, c'est lui encore qui fit en sorte que la 2e DB française soit la première unité alliée à entrer dans Paris libéré en août 1944, puissant acte symbolique et militaro-politique pour réaffirmer la souveraineté française. Eisenhower comprenait parfaitement la logique “souverainiste” du Français de Gaulle.
Ce que montrent les documents présentés par L'Amérique contre de Gaulle, c'est l'extrême fragilité de la démarche politique de De Gaulle d'opposition à l'influence hégémonique américaine durant les années 1960. Les documents montrent que les Américains ont bénéficié de diverses complicités françaises dans leur surveillance de De Gaulle et de sa politique, notamment une source au plus haut niveau de l'administration au Quai d'Orsay (« un diplomate de carrière qui travaille, à Paris, au ministère des Affaires étrangères dont il est l'un des principaux cadres. Il discute souvent avec le ministre, Maurice Couve de Murville, et a accès aux documents diplomatiques les plus secrets »). La décision de cette “source américaine” de renseigner les Américains, prise en toute conscience à partir de 1964, est basée sur une vision courante dans les milieux conservateurs et libéraux français, et aussi dans les milieux de la gauche anti-communiste : « Je suis horrifié par la politique française à l'égard de l'Union Soviétique, dit la “source” à ses contacts américains. Il peut en résulter une catastrophe. L'URSS joue avec la France. »
Ce climat se traduit par la perception, du côté américain, de ce qui apparaissait pour eux comme une réelle illégitimité de De Gaulle. Cette vision n'est pas éloignée de nombre d'appréciations d'hommes politiques français de l'époque, de droite comme de gauche. (Le titre d'un livre fameux de François Mittterrand sur de Gaulle à cette époque dit tout à cet égard : Le coup d'État permanent.)
Cette situation était si fortement ressentie par les Américains que toute leur politique vis-à-vis de De Gaulle en fut influencée, comme le montrent encore les documents. Pour le secrétaire d'État Dean Rusk, le plus farouche anti-gaulliste des cabinets Kennedy et Johnson, « nous devons accorder peu d'importance aux opinions gaullistes. Nous devons agir avec l'idée que le leadership de De Gaulle en France est temporaire, qu'il sera remplacé par un gouvernement plus attentif aux souhaits de l'opinion publique, et donc plus favorable à l'OTAN ». Même chose pour Dean Acheson, chargé par Johnson de contrer la politique anti-OTAN de De Gaulle, qui veut « faire peur aux Français pour qu'ils votent contre les gaullistes aux élections législatives, l'année suivante, en 1967 » ; même chose pour Charles Bohlen, ambassadeur résolument anti-gaulliste à Paris, qui écrit que « moins de 50% des Français soutiennent de Gaulle dans cette affaire », et qui recommande de ménager la France (le peuple français) à côté des attaques contre de Gaulle. On comprend que l'explosion de mai 68 provoque chez Bohlen une explosion de joie.
Tout cela n'est pas vraiment infondé. La France des années 1960, même si elle vote de Gaulle, est loin d'être hostile à l'Amérique, et surtout au processus d'américanisation qui est le fondement de la politique américaine. Au contraire, on pourrait apprécier cette période comme une période décisive de changement de la société française vers une voie américanisée, avec l'argumentation intellectuelle pour appuyer et justifier ce changement. L'anti-américanisme depuis 1945 (fondé sur une proximité des thèses du PCF) et celui des années 1960 (fondé plutôt sur une approche “tiers-mondiste” proche des thèses anti-impérialistes de libération nationale) ne sont pas vraiment fondamentaux ; il s'agit plutôt d'aspects idéologiques et oppositionnels qui se retrouvent historiquement au niveau intérieur américain et donc écartent l'analyse d'un antiaméricanisme fondamental. (Le mouvement pour sauver les Rosenberg en 1953 existait aussi bien aux USA qu'en Europe, et, bien entendu, qu'en France ; dans les années 1960, les antiimpérialistes “tiers-mondistes” français pouvaient être aisément confondus avec les contestataires des universités de Berkeley ou de Stanford, et les relations, les proximités entre ces différents mouvements étaient connus de tous.)
Dans les années 1960, au contraire, la “société civile” et tout ce qui forme les forces d'influence par excellence allaient dans le sens de l'américanisation. La popularité de Kennedy fut considérable, et toutes les modes américaines marquèrent la jeunesse. La musique américaine inspirait laborieusement les ye ye, le cinéma américain (en version originale) était une référence intellectuelle. La presse se transforma à l'image de la presse américaine (L'Express devenu newsmagazine en 1966) et l'esprit français réfléchit à l'ombre des 600.000 exemplaires du Défi américain de Jean-Jacques Servan-Schreiber (JJSS comme Kennedy était JFK, à la mode US). La France décollait économiquement grâce au Plan voulu par un homme qui croyait en l'État, pour lancer la France sur la pente économico-libérale. L'ivresse française était désormais américanisée. Jean-François Revel conclut la décennie (Ni Marx ni Jesus) en annonçant que « la révolution du XXIe siècle aura[it] lieu aux États-Unis » et que celle-ci entraînerait sans doute, à l'image d'une interprétation bien comprise du modèle américain, « l'élimination des États et de la notion de souveraineté nationale ». Le départ de De Gaulle, en avril 1969, avait été coloré, pour ceux qui s'y reconnaissaient, d'une infinie tristesse.
Trente ans plus tard, le pro-américanisme français des années 1990 existe bel et bien. Il est même dans une santé resplendissante. Il est d'abord appuyé, si l'on veut, sur la nécessité de se garder d'une maladie redoutable, nommée vulgairement “anti-américanisme primaire”, l'aspect “primaire” témoignant de la gravité de l'affection. La chasse à l'anti-américanisme (comme celle de l'anticommunisme hier) s'appuie sur une vision réductionniste. La méthode est celle de la “vigilance”, appliquée contre tout ce qui ressemble et tout ce qui est assimilé impérativement à ce qui pourrait être dénoncé comme un allié, conscient, objectif, inattendu, par inadvertance, involontaire, inconscient, qui s'ignore lui-même et ainsi de suite, d'un danger intellectuel fondamental, — dans ce cas l'“anti-américanisme primaire”, mis à cette occasion pas loin du niveau des attitudes de fascisme ou de racisme. Le soupçon d'“anti-américanisme primaire” est effectivement le matériel de base de cette contre-offensive générale de “vigilance”. Il s'appuie sur l'accusation d'une tradition anti-américaine des milieux intellectuels français qui est une totale construction virtuelle, mais qui sert d'argument pour exiger qu'au nom de la raison on écarte ce travers passéiste pour en juger équitablement, c'est-à-dire favorablement, de l'Amérique. Chaque mise en évidence des travers américains est aussitôt dénoncée comme la manifestation de cet “anti-américanisme primaire” qui n'existe pas et est réduit évidemment à ce matériau primaire. (Le vice américain est réservé dans ce système à un seul usage : il est la preuve antinomique mais impérative de l'existence de la vertu américaine). Il s'agit d'une pensée si complètement sophistique qu'elle produit une construction virtuelle du monde, – nous sommes effectivement en plein virtualisme.
Inversement et de façon asymétrique, le pro-américanisme français de l'après-Guerre froide qui est l'antidote du mal ainsi identifié relève d'un réflexe finalement classique dans sa forme rationnelle, un réflexe globalisant qui est le contraire du réductionnisme. Il s'agit d'accorder la vision cartésienne et rationaliste — raison utilisée pour affirmer une idée abstraite, ou utopique — de la correspondance du droit avec la force. C'est l'engagement utopique général et dominateur dans l'intelligentsia française, qui assure par ailleurs la “vigilance” démocratique ; engagement utopique pour la démocratie, les droits de l'homme, etc. C'est évidemment, par définition puisque né d'une approche globalisante, un engagement global. La nation de référence est bien entendu les États-Unis dans la mesure où elle représente la principale force derrière ce courant utopique qui est son principal aliment idéologique. Le travail de l'esprit cartésien est par conséquent de réconcilier le droit et la force pour authentifier le courant utopique et le dégager de tout soupçon d'intérêt vénal, de soumission idéologique, etc.
Il est manifeste que, dans le soutien à la guerre du Kosovo, c'est-à-dire à l'action de l'OTAN, c'est-à-dire (bis) à l'action de l'Amérique quasi-exclusivement dans ce cas, le principal “travail dialectique” des milieux français qui en furent partisans fut d'établir la légitimité en droit de cette attaque, c'est-à-dire la légitimité de la force, c'est-à-dire (bis) la légitimité de l'Amérique. Ainsi le pro-américanisme français des années 1990 est-il d'une substance différente de celui des années 1960 : la raison utopique a succédé à l'ivresse, et l'on comprend évidemment qu'il y a sans aucune doute bien plus de passion dissimulée dans la raison utopique qu'il n'y en a dans la passion apparente que montre l'ivresse à laquelle on cède. D'où ce fait que les arguments des pro-américains français sont du style « bilan globalement positif », qui est l'habituelle couverture rhétorique dont use la raison utopique pour dissimuler l'aspect passionnel de ses choix (nous nous référons ici au jugement du secrétaire général du PCF Georges Marchais en 1980, lors d'un voyage à Moscou : placé devant les critiques lancées contre l'URSS à l'occasion de l'invasion de l'Afghanistan, il répondait par une généralisation soi-disant rationnelle en considérant l'ensemble de l'action de l'URSS [du communisme] pour qualifier le bilan de « globalement positif » ; le tour était joué, et l'invasion de l'Afghanistan sanctifiée). Ainsi, lorsque Le Monde, qui excelle sans aucun doute dans cet exercice, s'estime appelé à juger de la crise des élections américaines du 7 novembre, il passe aussitôt au général lorsqu'il s'agit de conclure en citant les bonnes sources à propos de la démocratie américaine (édito du 8 novembre 2000) : « Cela s'appelle la démocratie. C'est “imparfait” mais, dit le Post, cela fait “deux cents ans que ça marche”. Et pas si mal. » (S'interroge-t-on sur ce que les Indiens, les Noirs, les Indonésiens de 1965, les divers Sud-Américains depuis toujours, les enfants irakiens crevant de l'embargo américain, ont à dire sur ce jugement ? Tout cela sans parler du spectacle américain/floridien de la démocratie américaine. C'est alors qu'on répondrait comme Marchais, un peu navré et tout juste gêné : « bilan globalement positif ».)
On vient de décrire la méthode, ou plutôt la méthodologie, conduisant à l'attaque réductionniste de l'anti-américanisme, au nom de l'affirmation globalisante du pro-américanisme. D'où cela vient-il en France ? Quelle démarche idéologique, et plutôt psychologique à notre sens, a mené à ces attitudes ?
La réponse se trouve en bonne part dans le XVIIIe siècle, qui est également le siècle où l'on vit la naissance de la Grande république américaine (en 1776) et son affirmation indépendante grâce à l'aide de la France. Les Français des Lumières ont déposé sur le cimier vertueux de la grande République le legs de la pensée française des Lumières, celle des salons, d'une noblesse libérale, d'intellectuels proliférants et d'une opinion publique naissante. Les belles dames des salons parisiens qui accueillaient le “bonhomme Franklin” dans leurs boudoirs, à partir de 1776, le faisaient pour des raisons bien différentes de celles qui poussaient Vergennes à soutenir les insurgents. Vergennes faisait la politique traditionnelle de la France, la “grande Nation” en guerre perpétuelle contre les entreprises hégémoniques qui menacent le principe de souveraineté, qui est son fondement. Vergennes s'alliait par conséquent avec tout ce qui pouvait affaiblir l'Angleterre qui était la force hégémonique d'alors (l'Angleterre que Vergennes haïssait par ailleurs autant qu'il aimait sa femme, comme le note Gilles Perrault, ce qui n'est pas peu dire). Vergennes faisait comme Richelieu et comme, plus tard, ferait de Gaulle. Les belles dames et les philosophes n'avaient rien à faire de ces conceptions de politique. Leur démarche est complètement différente. Nous proposons l'idée que le soutien intellectuel des salons parisiens aux insurgents procédait d'un véritable transfert psychanalytique. Il s'imposait au moment où la réforme de Turgot échouait. La réforme avait échoué parce qu'elle demandait aux réformistes (les classes possédantes, très libéralisées) un effort qui les rebutait : l'abandon de leurs privilèges. Les épousailles de cette cause américaine qui reprenait tant d'arguments des Lumières françaises consistaient ainsi en une bataille par procuration : l'établissement de la grande République outre-Atlantique serait le triomphe par procuration de la réforme que Turgot n'avait pu imposer, c'est-àdire des Lumières. Depuis, ce courant de la pensée française n'a plus cessé de soutenir « globalement » la démarche américaine dans sa présentation progressiste (les Lumières) ; lorsqu'il s'opposa à l'Amérique (du temps du triomphe du soutien au progressisme communiste), c'est à l'extension jugée aberrante et perverse de la grande République qu'il s'en prit, c'est-à-dire comme opposant intérieur, au côté des libéraux américains ; c'est-à-dire, plus américain et plus pro-américain que jamais.
Là-dessus subsiste un mystère que nous avons bien souvent mis en évidence dans ces colonnes. Malgré cet engagement si favorable à la dialectique américaniste, malgré ces périodes intensément proaméricaines qui aboutissent à un pro-américanisme triomphant dans les années 1990, la France reste perçue comme l'élément antiaméricain par excellence des relations internationales, et elle l'est effectivement plus que jamais.
Il y a d'abord une explication américaine et historique, parce que la vision américaine du monde est au moins aussi complexe, aussi psychanalytique disons, que la vision française. La France est perçue, par la tradition du système américaniste, comme la référence des forces qui initièrent la révolution américaine et furent ensuite brutalement écartées par les oligarchies appuyées sur les thèses d'Alexander Hamilton, dans la période (1786-89) menant à la rédaction de la Constitution et la désignation du premier président des États-Unis Georges Washington. Dans ce quiproquo gigantesque (les intellectuels français ne semblant pas s'être aperçus de cette victoire des hamiltoniens aux USA, mais ils étaient accaparés par d'autres occupations comme la Révolution), les intellectuels français montrent une indulgence générale pour une Amérique officielle qui ne cesse de dénoncer la France. La dénonciation est d'autant plus forte que l'Amérique officielle voit dans les protestations françaises de proaméricanisme raisonnable (le « bilan globalement positif ») rien de moins qu'une manoeuvre tordue contre elle-même, comme elle-même sait en faire. En un sens, le proaméricanisme volontairement raisonnables des intellectuels français apparaît finalement suspect par sa tiédeur aux américanistes américains, et il pourrait finalement apparaître, au travers des références historiques qu'on a vues, comme une sorte de soutien aux plus virulents adversaires du système de l'américanisme.
Sur ce quiproquo historique et intellectuel, dans le cadre intellectuel si pro-américain, directement et indirectement, le gaullisme de De Gaulle s'est fait sa place. Au fond, dans les années 1960, peut-être de Gaulle fut-il aussi seul qu'il l'avait été à Londres, en 1940. Peu importe, il mit en place ce qui importe, même si lui-même ne croyait pas nécessairement à la pérennité de son oeuvre. Il établit des structures institutionnelles et diplomatiques et insuffla un état d'esprit qui ont étrangement perduré, et parfois paradoxalement (malgré son antigaullisme et son atlantisme, Mitterrand fut en plusieurs occasions, parce que l'esprit de sa fonction l'y poussait décisivement, un continuateur acceptable du général). La politique étrangère française a suivi et suit toujours sa voie naturelle, sa voie fatale dirait-on, avec le but simple et clair de l'affirmation de la souveraineté qui ne peut que l'opposer aux ambitions américaines, chaotiques, déstructurantes et ainsi de suite. Cette réalité se retrouve aujourd'hui à l'intérieur en France dans la solidité et la pugnacité des thèses souverainistes, dont l'adaptation à la réalité européenne est en cours (avec un coup de main de l'exemple des Britanniques, qui s'y entendent pour marier à leur avantage souveraineté nationale et internationalisme). Cette situation faite à la fois de tradition et d'adaptation au monde moderne nourrit la fatalité française, l'opposition à l'expansion globalisante et antisouverainiste, de l'américanisme. Comme dirait l'autre, “le diable en rit encore”, — cela, pour les irrespectueux qui feraient de De Gaulle une sorte de diable.
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