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1008Divers événements s’accumulent aux États-Unis depuis quelques jours, pour faire penser que le centre de la crise a définitivement quitté l’Irak pour les USA, avec différents centres annexes. La rapidité des événements transforme un pays qui était menacé d’autoritarisme il y a un an encore en un pays qui s’oriente vers un désordre civique aux conséquences difficiles à mesurer.
Voici les principaux de ces événements américains.
Une façon de prendre l’élection californienne du mercredi 8 octobre est celle qu’on trouve en général dans les commentaires européens, — mélange de dérision et de stupéfaction pour l’élu, pour la façon dont il est apparu sur la scène politique, pour ce qu’il amène avec lui. La remarque la plus appropriée dans ce sens, qui est de faire de l’élection californienne l’élection de l’acteur Schwarzenegger et pas grand’chose d’autre, nous vient de Mark Lawson, du Guardian :
« To borrow the format of those old doctor jokes, there is good news and bad news. The good news is that we are unlikely to have to sit through Terminator 4 for quite some years now. The bad news is that the biggest state in America has just chosen to entrust a $3bn deficit to a man who has no experience of politics and no discernible policies. »
Effectivement, il y a quelque chose de profondément rassurant, comme la sensation de l’existence d’une justice quasi-divine, dans le fait que nous n’aurons pas Terminator 4. Même Schwarzenegger n’en est pas mécontent. En un sens, la machine hollywoodienne a été battue par la démocratie. On pourrait en faire un film.
Pour autant, nul ne devrait plus se cacher la vérité, et, pour les Européens, il serait temps d’abandonner l’accessoire (Shwarzy) pour l’essentiel : le scrutin de mercredi est un séisme formidable. Qu’importe le battu, qu’importe l’élu, — ainsi faut-il parler, aujourd’hui, dans nos démocraties. L’essentiel est le fait même du vote, ce “renvoi” d’un élu en début de mandat, son remplacement abrupt par un inconnu politique, cette colère populaire s’exprimant aussitôt dans un vote qui ne peut être qualifié autrement, à la mode de chez nous, que de “vote-sanction”. Commentaire pathétique d’une électrice (démocrate et libérale !) d’Arnold Schwarzenegger : « Il nous faut quelqu’un en qui nous puissions croire. »
Le New York Times du 8 octobre (la presse “sérieuse” semble enfin émerger de 2 ans d’atonie bushiste et anti-terroriste) situait justement le débat qui s’impose aujourd’hui à nous. La révolte californienne est dans la filiation de la révolte qu’exprimèrent, en 1992, les près de 20% de Ross Perot à l’élection présidentielle. D’ailleurs, le renvoi du gouverneur Davis (plus que l’élection de “Governator”, certes) n’est-il pas l’événement “populiste” le plus important aux USA depuis Perot en 1992?
« But more than a measure of the strength of each political party, the unseating of a sitting governor 11 months after he was re-elected was the latest sign of the power of the anti-establishment wave that has been roiling American politics since at least the emergence of Ross Perot in 1992.
» What happened on Tuesday, if unique to the peculiar politics and culture of this state, was in many ways a manifestation of the force that has powered Howard Dean to the front of the Democratic presidential contest. From that perspective, the message may prove to be less a warning to Democrats or Republicans, and more one to incumbents, or candidates perceived as too closely tied to the political system, members of both parties said.
» “If I were a governor from a different state with a huge deficit and bad poll ratings, I'd be scared senseless,” said Frank Luntz, a Republican pollster who frequently offers advice to the nation's Republican governors. “If you're a governor in a recall state, this will send chills down your spine.” »
La différence avec Perot-1992 est qu’il s’est écoulé 11 ans depuis, que tout le monde a admis que les 20% de Perot exprimaient une colère populaire et qu’il fallait en tenir compte, que l’on constate pourtant que cette colère existe toujours, que même la “guerre contre la terreur” et la tragi-comédie irakienne n’ont pas réussi à la brider... La différence d’avec Perot, enfin, est une question de calendrier : le résultat électoral de Perot, c’était naturellement “la fin” de la révolte qu’il exprimait, avec l’élection présidentielle elle-même, — on allait retomber dans la politique habituelle avec le nouveau président, ses ors et ses pompes. La Californie aujourd’hui, c’est le début, c’est, si l’on veut, le coup d’envoi des présidentielles. Désormais, la colère populaire a 14 mois pour s’exprimer de toutes les façons possibles (notamment dans les “primaires”), et tout-Washington de réagir en fonction de cette colère populaire dont on vient naturellement à attendre que l’élection de novembre 2004 soit le point culminant.
Donc, tournons-nous vers Washington. Là non plus, le spectacle n’est pas triste. D’autres éléments de déstabilisation se précipitent dans la capitale fédérale.
L’un des trois grands signes du désordre à Washington, c’est l’opposition entre le législatif (le Congrès) et l’exécutif (la Maison-Blanche), — et nous l’avons désormais, et convaincante, solide.
(En fait, nous avons les trois. Les deux autres grands signes du désordre washingtonien, c’est le désarroi de l’administration, — voir plus loin — et c’est la “scandalite”. Pour ce dernier cas, on sait qu’il marche à plein depuis un certain temps, avec notamment l’affaire des WMD introuvables en Irak et, petit dernier particulièrement remarquable, le “spygate”. Il y a de quoi faire.)
Aujourd’hui, le Congrès n’est plus au garde à vous, il lui vient même des idées de révolte ouverte. Le changement, en un mois, est à couper le souffle. (Toujours cette rapidité des choses... Mais là, on comprend les moteurs du mouvement, avec l’accumulation : l’échec en Irak, les sondages qui s’effondrent, les USA qui restent isolés dans la mirobolante “reconstruction” de l’Irak, etc.) Les désaccords entre le Congrès et l’administration, avec des variations et des alliances à l’intérieur de ces désaccords, s’accumulent et ils sont de plus en plus marquants. On signalera les deux plus récents, et notamment le plus récent que nous n’avons guère évoqué jusqu’ici.
• La querelle sur le Buy American Act du député Duncan Hunter s’envenime chaque jour, avec des divisions au Congrès (Hunter, républicain de la Chambre, contre Warner, républicain du Sénat), des divisions au sein de l’administration (la Maison-Blanche et le DoD prêts à lâcher beaucoup pour plaire à Hunter, le département d’État, le Commerce et le Trade office (Zoelick) qui affirment leur opposition à Hunter. Là-dessus, cerise sur le gâteau, et d’une dimension respectable, l’intervention de la Commission européenne contre Hunter, s’immisçant dans une démarche sans précédent dans le processus de la loi budgétaire du Pentagone.
• La querelle sur les $87 milliards pour l’Irak. Là, la révolte est ouverte, les démocrates étant rejoints par une partie des républicains. Le Congrès accepte la partie ($67 milliards) consacrée aux troupes mais rechigne sur les $20 milliards restants, pour la reconstruction en Irak. La presse parle effectivement de déclaration de guerre, comme le Christian Science Monitor : «Congress hits warpath on Iraq funding issues».
« Democrats are calling the battle over funding the war in Iraq and its aftermath “the most consequential national security debate in a generation.” They may be right. Already, skirmishes over President Bush's $87 billion supplemental spending request are breaking out on everything from the rationale for use of American power in the world to the responsibility of US taxpayers to pay for water, power, and even zip codes in Iraq.
» Nor is this debate defined simply along partisan lines. Republicans — who have allowed little daylight between themselves and their president on national security issues — are now breaking ranks over who should pay for Iraqi reconstruction. A critical mass of Republicans in both the House and Senate has balked at giving the $20.3 billion that the president is requesting for this purpose as grants. »
Laissons les raisons de ces batailles, les causes réelles, etc, et ne retenons que la colère des élus. Cette colère est de circonstance, bien sûr, mais elle est d’autant plus convaincante qu’elle a aussi un fond de réalité. Les élus ont vécu deux années de frustration, pendant lesquelles le pouvoir leur a fait avaler toutes les couleuvres possibles. Désormais, ils se sentent libérés par la catastrophe irakienne ; ils vont se sentir des ailes avec la révolte populaire de Californie, qu’ils vont prendre comme un encouragement à mettre en question la position dominatrice du pouvoir établi de GW.
Au contraire des deux années qui ont précédé, la garantie de la fortune politique, aujourd’hui, aux USA, c’est la critique de l’administration en place. Le patriotisme est en train de changer de bord.
A Washington encore, cette fois du côté de l’administration, pour constater non pas une cacophonie, non pas des tensions, mais une atmosphère de ruptures dans le front mis en place avec plus ou moins de fortune après le 11 septembre. La principale de ces ruptures, c’est évidemment celle du front GW-Rumsfeld, désormais évidente après l’incident de l’interview de Rumsfeld au Financial Times, où le secrétaire à la défense admet n’avoir pas été tenu au courant de la décision qui prive son ministère de la haute main sur le contrôle de l’Irak. Le front GW-Rice remplace le front GW-Rumsfeld.
Mais le front GW-Rice n’a rien à voir avec GW-Rumsfeld. C’est un front de retraite, qui a été décidé sans consultation de Rumsfeld parce que le président craignait les réactions de son secrétaire à la défense. C’est un front de gestion au jour le jour de la situation en Irak, dont nul ne sait comment sortir. C’est surtout la fin du front qui, depuis le 11 septembre 2001, tenait le rythme de la “grande guerre” contre la terreur.
On doit ajouter à ce sombre tableau la situation difficile de l’administration GW à l’ONU, après y être retournée volontairement pour obtenir le soutien de la “communauté internationale”. Aujourd’hui, les USA envisagent d’abandonner cet effort devant les difficultés rencontrées, ne reculant même plus devant une humiliation de plus.
La campagne présidentielle est ouverte, un an avant son ouverture réelle. Il y a tous les ingrédients pour qu’elle soit dramatique. Les questions déjà posées au cours de la campagne de 1992, qui avait vu la poussée populiste de Ross Perot (20% des voix) et l’élection d’un inconnu (Clinton) contre le vainqueur de la première guerre irakienne, — ces questions sont toujours présentes, sans réponses, angoissantes, dix ans après, dans une situation fortement aggravée à cet égard.
Ces questions portent, au-delà des problèmes conjoncturels, sur la crise d’identité que connaît l’Amérique depuis la fin de la Guerre froide. Ce n’est pas une surprise que ce soit un Français qui ait émis une remarque imagée et ambiguë qui, au fond, renvoie à cette crise d’identité. (Nicolas Sarkozy, ministre français de l’Intérieur, sur l’élection californienne : « Une personne qui est un étranger dans son propre pays, qui a un nom imprononçable et qui devient gouverneur du plus grand des États de l’Union, — ce n’est pas rien. »)
Ce à quoi nous assistons sans doute, c’est à la fin, par l’échec, de la tentative d’écarter ces questions plutôt que d’y répondre. La poussée impérialiste après l’attaque du 11 septembre, c’était une “fuite en avant” classique, celle où l’on espère noyer les problèmes en offrant des solutions à d’autres problèmes, qu’on a créés, qu’on estime plus haut et plus large, et dont on juge que la résolution triomphante emportera tout le reste. L’échec est complet, et dans des conditions qui apparaîtront de plus en plus humiliantes, comme ce constat de l’impuissance militaire américaine. L’Amérique revient chez elle, avec l’amertume des aventures qui ont mal tourné. Elle a mauvaise mine.
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