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3772Chris Hedges est un drôle de citoyen, ou disons un citoyen intéressant. Il est citoyen américain mais nous dirions pas qu’il est américaniste, absolument pas, bien qu’il le soit un tout petit peu dans les derniers fondements de son idéal. On ne se refait pas et c’est d’ailleurs inutile car il faut savoir assumer d’être soi ; Chris Hedges parle donc rude et le mot “ordure” caractérisant l’information actuelle de la presseSystèmene vient pas de nous mais de lui, dans tous les cas est-ce ainsi que nous avons sagement et justement traduit “garbage” (« We spent years watching CNN and MSNBC promoting this conspiracy theory that Trump was a Kremlin agent… It was all garbage but it attracted viewers. »)
Hedges est “de gauche”, sans aucun doute, mais certainement pas de “gôche”, si l’on embrasse bien la nuance. Ilvient de loin et de haut dans le Système, pour embrasser la dissidence et ses incertitudes mais garder, ou retrouver peut-être, une certaine paix avec sa conscience. La première fois que nous le citâmes abondamment, nous écrivîmes de lui, en oubliant le Prix Pulitzer qu’il obtint lorsqu’il était au NYT :
« On doit noter que Chris Hedges, commentateur de ‘Thruthdig.com,’ est un journaliste et un auteur de grand renom, venu du ‘New York Times’, qui collabore au ‘New York Review of Books’, au ‘New Statesman’, à ‘Harper’s’, qui a publié neuf livres (dont ‘War Is a Force That Gives Us Meaning’, qui fut finaliste pour le Prix du National Book Critic Circle en 2003, et son dernier ouvrage, en 2009, ‘The End of Literacy and the Triumph of Spectacle’). Il s’agit d’un observateur de très grande qualité et l’un de ces journalistes et auteurs des circuits classiques qui se sont impliqués dans l’action intellectuelle dans les réseaux d’Internet. Cela, pour les références de qualité qu’il faut avoir à l’esprit en lisant son analyse des “néo-sécessionnistes”... »
Lors des présidentielles USA-2016 et à propos du grand événement que fut l’élection de Trump, nous avons un peu divergé jusqu’à sembler momentanément nous séparer. Hedges, considérant Trump comme une crapule capitaliste sans foi ni loi, s’opposa violemment à lui ; nous-mêmes souhaitâmes son élection, considérant qu’il apporterait le désordre au sein du Système parce que n’étant pas “dans la bonne case” au sein du Système (tout en étant du Système) et lancé dans la présidence comme s’il était un “cocktail-Molotov humain”. Nous avions chacun raison : c’est une “crapule capitaliste...” et c’est un “cocktail-Molotov humain” qui apporte le désordre.
Depuis, Hedges a retrouvé sa place selon notre jugement qui le met hors-Système et antiSystème, en plein dans la dissidence, Trump ou pas Trump. Il a choisi une plateforme de choix pour ce faire, là où l’on peut le mieux exercer sa liberté de pensée dans ce qui est disponible sur les réseaux de grande puissance dans le bloc-BAO. Il a donc son émission, l’émission hebdomadaire On Contactsur RT-America. Le texte ci-dessous est le compte-rendu d’une interview de ce journaliste dirigeant une de ses émissions que donne RT-America. Le sujet en est l’état du journalisme aux USA, mais dans une circonstance très spécifique : la publication d’un rapport de la RAND Corporation sur, justement, “l’état du journalisme aux USA” par rapport à la réalité dont le journaliste devrait rendre compte, à une époque où la réalité est désintégrée et qu’il ne nous reste, selon nous, que la voie de la recherche des vérités-de-situation. Il faut reconnaître que le thème du rapport de la RAND est excellent, quoique prudent par rapport aux normes du Système : « la décadence de la vérité ». Cette formule nous satisfait plus que la formule ronflante de fausse audace, et chargée de l’ambiguïté de la postmodernité : “l’ère de la post-vérité”.
L’étude de la RAND montre une certaine sévérité, sinon même une sévérité certaine pour l’évolution de l’effondrement du journalisme, dont Chris Hedges est le témoin implacable. C’est en partie une surprise, ou bien il s’agit d’une illustration de plus du malaise qui touche le Système lui-même, sous la loi implacable de son évolution surpuissance-autodestruction. La RAND, fondée en 1945 sous contrat USAAF par la compagnie aéronautique militaire Douglas et détachée en 1948 comme organisation “indépendante”, a pour fonction officieuse de servir de “réservoir de pensée conceptuelle” (think tank) pour l’US Air Force, notamment dans la perspective du technologisme qui devait conduire le développement militaire dès l’après-guerre ; cela, pour l’USAAF/USAF, sous l’impulsion du général Hap Arnold, chef de l’USAAF pendant la guerre, architecte de l’USAF indépendante de 1947, lié à Douglas par le mariage de sa fille avec le fils de Donald Douglas, et enfin grand’prêtre du développement de la technologie militaire avec Theodore von Karman.
Voyez cet extrait du texte sur les “origines du Complexe Militaro-Industriel”, du 2 février 2006 :
« En 1939,[Arnold] est chef d'état-major de l'USAAC, bientôt (en 1942) USAAF. Pendant la guerre Arnold est l'architecte de la puissante force aérienne US en même temps qu'il prépare l'arrivée de l'USAF indépendante grâce à ses contacts dans l'industrie (sa fille épouse le fils de Donald Douglas) et à Hollywood (son ami Jack Warner, des Warner Brothers, veille à ce qu'on tourne des films à la gloire de l'USAAF). Le 10 août 1944, il retrouve von Karman et le charge d'une mission essentielle...
» • Theodore von Karman, dont on a compris la biographie dans les détails ci-dessus, maître de l'aérodynamisme à CalTech, qui connaît Arnold, retrouve celui-ci le 10 août 1944, sur l’aéroport de New York. Arnold le charge ce jour-là d'un groupe de travail et d'une énorme étude sur le développement technologique qui comprendra 19 volumes: Toward the Horizon. C'est le programme d'action et d'innovation technologique pour l'industrie d'armement, d'aéronautique, de l'espace et de l'informatique des USA jusqu'aux années 1960. Le CMI, qui a son fondement (CalTech et le reste) et sa puissance (l'USAAF de la guerre), a désormais sa “feuille de route”. La messe est dite. »
Une des curiosités de la RAND, très significative sinon prémonitoire de notre Grande Crise Générale, est que ce think tank si militarisé a élargi son champ d’action en abordant un domaine en apparence très différent de l’aviation militaire : l’évolution sociale générale à partir d’un intérêt nouveau pour l’évolution industrielle. On doit comprendre qu’il s’agit finalement d’une pirouette logique de la destinée : l’organisation-type du commentaire et de l’observation conceptuelle du technologisme (et de sa décadence depuis 2-3 décennies) s’attache également au destin (et à la décadence accélérée) du deuxième pilier de la puissance d'aujourd’hui qu’est le système de la communication... Ainsi la RAND en arrive-t-elle à s’intéresser, comme c’est le cas ici, à l’évolution du journalisme “entre 1987 et 2017”, pour rendre un constat certes prudent mais néanmoins extrêmement pessimiste si on poursuit sa logique à son terme : « Le contenu des nouvelles est passé d'un reportage événementiel et contextuel à une couverture “plus subjective, reposant davantage sur l'argumentation et la défense des droits, et comportant plus d'appels émotionnels”. »
Bien entendu, Hedges est beaucoup plus sévère que la RAND, qu’il juge excessivement prudente ; il n’empêche, cette organisation, qui est l’archétype du think tank du CMI et du Système, met en évidence un autre constat qui contient une condamnation totale de l’évolution de la communication sous l’empire à découvert du Système : le passage de la recherche de la réalité, certes avec tous les déboires qu’on imagine, à une concentration totale et complète du simulacre accouché par l’affectivisme destructeur jusqu’à l’entropisation de la réalité. Cette position de la RAND, organisation-Système qui rend compte d’une critique mouchetée certes mais logiquement impitoyable d’un des piliers du Système, pourrait sembler étonnante... Mais l’on sait bien qu’avec le système de la communication, qui est le cadre de cette démarche, on n’échappe jamais au redoutable effet-Janus, y compris à l’intérieur du Système : dans ce cas, l’effet-Janus est la marque du passage de la surpuissance à l’autodestruction :
« En effet, lorsqu’il se fait Janus et agit contre le Système, le système de la communication devient antiSystème et troque sa position de sujétion au Système à une position d’antagoniste du Système qui le met désormais, – à cause de l’ampleur prise par le mouvement antiSystème, – à égalité d’importance opérationnelle avec son adversaire. De là également sa tendance grandissante, lorsqu’il reste en position de servir le Système, à se transformer en communication-bouffe par une espèce de ressentiment contre le Système qui l’oblige encore à cette sujétion dans cette partie de son activité. »
La sévérité de Hedges sur l’évolution de la communication, sur le journalisme passé à la moulinette de la presseSystème, est sans limites. Cette évolution est créatrice de schizophrénies diverses, autant celle des “producteurs d’ordure” qui développent des simulacres bourrés de narrative diverses, celle des citoyens, auditeurs-téléspectateurs et utilisateurs eux-mêmes des réseaux sociaux, qui ne croient que leur propre “vérité” et les complots qui vont avec, celle des cultures qui se trouvent désintégrées et radicalisées, et s’affrontent, etc. Au bout de tout cela, – la “guerre civile” devient l’issue qu’on pourrait juger inévitable : « Tout cela crée une fragmentation sociétale et des discordes. Ces schismes pourraient mener à des troubles civils, voilà ce qui se passe ici. »
Hedges parle des USA, il pourrait parler de la France. Les Deplorables moqués si stupidement par Hillary Clinton, et qui votèrent pour Trump, équivalent évidemment à nos Gilets-Jaunes. Leur “guerre civile culturelle” américaniste vaut la nôtre, tant est grande la solidarité moutonnière des élites-zombie du Système avec leurs sacs à dos bourrés des mêmes mots d’ordre postmodernes et semeurs de désordre. Ce que Hedges décrit est bien la très-rapide transmutation de la surpuissance du Système en autodestruction. Cela ne sera facile pour personne, y compris pour nous certes, mais nous ne verserons pas une larme sur cette destruction-là.
Ci-dessous le texte RT-America/Chris Hedges, du 16 mai 2019. Le titre original est : « Cultural schizophrenia’: Media shift to feelings over facts tearing US apart »
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Au cours des dernières décennies, les médias d'information américains se sont tournés vers le plaidoyer et les appels émotionnels, selon une étude de la RAND Corporation. Cela concourt puissamment à semer la discorde dans la société américaine, explique le journaliste Chris Hedges, lauréat du Prix Pulitzer, à RT.
L'étude, publiée par RAND cette semaine, soutient sans audace excessive qu'entre 1987 et 2017, le contenu des nouvelles est passé d'un reportage événementiel et contextuel à une couverture « plus subjective, reposant davantage sur l'argumentation et la défense des droits, et comportant plus d'appels émotionnels ».
Bien que les émissions d'information par câble aux heures de grande écoute et le journalisme en ligne soient à l'avant-garde de ce virage, on l'a remarqué également dans la presse écrite, a conclu le groupe de réflexion financé par le gouvernement. Cela contribue à ce que RAND a appelé la « décadence de la vérité », décrite comme un changement par rapport aux faits et à l'analyse dans le discours public.
« Les réseaux d'information par câble, – CNN, MSNBC, Fox, – ont renoncé au journalisme », déclare Hedges à RT, commentant le rapport RAND. « Ils l'ont remplacé par des émissions de téléréalité centrées sur [le président américain] Donald Trump et ses tweets, et sur le Russiagate. Il y a eu un abandon complet du journalisme ».
Correspondant international honoré de plusieurs récompenses de plusieurs grands journaux, animateur aujourd’hui de On Contact, une émission hebdomadaire d'interviews sur RT America, Hedges a affirmé que la détérioration du paysage médiatique américain est « bien pire » que ne le suggère le rapport RAND. « La structure commerciale qui a créé les anciens médias a disparu et a éviscéré le journalisme dans le pays, car il n'est pas durable. Nous l'avons vu avec l'effondrement des petites annonces, qui représentaient 40 p. 100 des revenus des journaux. Elle n'est plus viable sur le plan économique », a déclaré M. Hedges.
Cette situation a entraîné la disparition des journaux, qu'il s'agisse de journaux locaux ou de grandes puissances comme le Philadelphia Enquirer. Pendant ce temps, les médias Internet ont créé un « espace de liberté totale, où les gens sont ghettoïsés en [groupes] avec des systèmes de croyances particuliers ou des théories de conspiration qu'ils ont embrassées ou soutenues ». Il est difficile de distinguer les faits et les opinions maintenant, et les gens croient ce qu'ils veulent croire, a expliqué Hedges.
« Nous avons passé des années à regarder CNN et MSNBC promouvoir cette théorie de conspiration que Trump était un agent du Kremlin... Ce n’était que de l’ordure mais ça attirait les téléspectateurs. »
Lorsque le journalisme n'est plus fondé sur des faits, il devient presque impossible pour le public de démêler ce qui est vrai et ce qui est faux.
« Cela crée une schizophrénie culturelle », dit M. Hedges, faisant remarquer qu'il avait observé ce phénomène lors de l'effondrement de la Yougoslavie dans les années 1990, lorsque les médias ont provoqué des antagonismes et des haines entre groupes ethniques. Des choses similaires se produisent en ce moment aux États-Unis, où « les médias de droite diabolisent Bernie Sanders et Barack Obama en les comparant à Hitler et les médias de gauche qualifient tous les partisans de Trump de racistes et déplorables ».
« Tout cela crée une fragmentation sociétale et des discordes », a déclaré Hedges à RT. « Ces schismes pourraient mener à des troubles civils, voilà ce qui se passe ici. »
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