De la déstructuration

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De la déstructuration

Il est un mot présent dans tous les articles de dedefensa.org, qui cristallise toute la pseudo-complexité du monde contemporain et permet d'échapper à son désordre contagieux. Ce mot est celui de “déstructuration”. Pour dire les choses crûment, dans mon entourage, la moitié des gens nés vers 1970 et après ont souffert d'une forme de dépression nerveuse entre 15 et 25 ans. Je vois aujourd'hui des presqu'adolescents lutter obscurément, on pourrait dire à leur insu, pour éviter que leur image mentale du monde se fasse réduire en purée par le gros broyeur-mélangeur de la communication. Je repense à ce professeur principal qui s'enquérait des raisons d'un malaise persistant, auprès de toute la classe. Une élève – la plus douée à ce qu'on m'a dit – lui répondit qu'il ne donnait pas assez de punitions. Petit instant de gêne : quoi, les jeunes seraient-ils lassés aussi de toute la merveilleuse absence de contraintes qu'on s'efforce de leur ménager? Mais les contraintes, lorsqu'elles sont univoques, sont des éléments structurants. À ce stade de l'éducation la privation de contraintes devient une source de malaise, voir de mal-être, d'autant plus difficile à exprimer qu'on tend à les fuir naturellement. Ce n'est pas pour autant qu'elles ne sont pas nécessaires à la création de repères. La médecine-Système a de beaux jours devant elle, à expliquer à nos jeunes individus que s'ils sont fous cela relève de leur seule responsabilité d'individus libres car affranchis de toute référence au monde qui les a fabriqués. Le mot qui résume bien le discret démontage des structures mentales est celui de “déstructuration”.

En tous cas c'est bien ce mot-là qui englobe la fabuleuse histoire de Facebook, machine de guerre explicitement tournée contre le lien social tel que nous le connaissons, Facebook dont les récentes péripéties boursières ne font que violenter la foi portée par le plus grand nombre dans le “mérite” d'une entreprise et la fabrication de “valeur” sous une forme cessible et chiffrée. Il n'y a plus de frontière, entre les rêves d'une gamine de 12 ans accrochée à Facebook, et l'association communication-technologisme-finance érigée par le plus monstrueux prédateur social depuis le téléphone mobile, autre monstruosité au sens où il tord la perception normale du temps et de l'espace. Pas besoin de travailler dans l'éducation ni d'avoir des enfants pour se retrouver confronté à ce niveau de réalité qu'il me semble un peu léger de conjurer d'un haussement d'épaule, avec une formule du genre “Les jeunes d'aujourd'hui, ah ben, ils sont plus comme avant”. Le mot de déstructuration fournit de précieuses notions complémentaires, il est bien dit que c'est sa caractéristique la plus remarquable que d'atteindre notre capacité à l'appréhender en sapant les repères qui permettraient d'en prendre la mesure.

Il est un autre domaine où ce mot de déstructuration fournit la clé irremplaçable pour appréhender les phénomènes : celui du travail salarié. Tous les revenus au-dessus de la moyenne sont siphonnés par des activités de nature déstructurante, alors que celles basées sur une continuité sont sanctionnées par des salaires plus bas et une bonne dose de mépris. Il y a donc des gens qui se suicident sur leur lieu de travail, faute d'avoir saisi que le sens profond de leur activité professionnelle s'était fondu dans le monde de la statistique, de la projection d'image, du remplissage d'objectifs dont l'ambition fondamentale est de prouver que la valeur du monde est mesurable, et d'une seule façon. L'on peut parler d'assaut contre les croyances limitatives ou de conduites de changement, mais c'est le mot (déjà cité) de déstructuration qui englobe le mieux les phénomènes à l'œuvre.

Il est rarement question de ce mouvement de déstructuration dans les rapports intergénérationnels. Avec le monde du travail qui évolue sans cesse, la culture réduite à l'état de marchandise et les cycles de renouvellements des biens et des services de plus en plus courts, le patrimoine culturel transmissible se réduit comme une peau de chagrin.

On parle d'obsolescence programmée pour les appareils électroménagers, il en va de même pour les parents qui se retrouvent projetés dans un monde qui les dépasse, et leurs mômes jetant un regard condescendant sur ces vieux à la traîne. Comme exceptions notables, nous avons d'ailleurs les cultures de pouvoir et d'appropriation qui résistent bien, s'appuyant, ce n'est peut-être pas un hasard, sur le mouvement général de déstructuration. (Arrivé à ce point, pas la peine de développer comment la déstructuration s'exprime fièrement dans le domaine économique.)

Ainsi, à travers l'analyse d'un domaine très spécifique, dedefensa.org bâtit une grille de lecture du monde contemporain qui se transpose avec une aisance stupéfiante à d'autres domaines apparemment peu connectés. Je considère de plus en plus cette grille de lecture comme un outil de survie mentale. Les exemples cités, qui pourraient être tirés de mon entourage immédiat comme de celui de n'importe qui, démontrent que toute tentative de cloisonnement de ces sujets-là est vaine. Le déni ne figurant pas dans mes options, vous pouvez vous faire une idée de l'importance que j'accorde à vos publications. Merci à Christian Steiner qui a su ouvrir la réflexion dans cette voie.

Alors, vous continuez.

Laurent Caillette