De la “doctrine du 1%” à la “doctrine du 0,001156666667%”

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De la “doctrine du 1%” à la “doctrine du 0,001156666667%”

Il se passe un phénomène remarquable, quoiqu’on ne doive certes pas en être surpris. Les nouvelles de l’intérieur de la NSA sont très mauvaises, et la comparaison de la crise actuelle est faite avec la crise des années 1970 (le Watergate et la mise en question de la communauté du renseignement par la commission Church qui suivit). Les années 1970 virent la pire crise intérieure qu’ait connue la NSA, et l’on est en train d’atteindre son intensité, cette fois sans entrevoir l’événement qui pourrait renverser la tendance, donc l’actuelle tendance devant conduire la crise intérieure à une intensité beaucoup plus grande et en faire la plus grave crise qu’ait connue l’agence.

La poursuite de cette tendance pourrait conduire à des processus intérieurs d’une importance considérable, à des processus de dissolution entre ce moral au plus bas, l’attaque constante des révélations-Snowden et le reste, la colère du public et de certains autres centre du pouvoir, etc. Ce qui guette la NSA a un nom, et c’est le pire qui puisse toucher une organisation fondée sur l’automaticité des procédures, des actions et des comportements : une crise de confiance, qui entraîne le processus inverse de l’automaticité de la dégradation de la confiance. Lorsqu’elle était secrète, discrète, inconnue en un sens, la NSA semblait inviolable et invincible, largement et décisivement au-dessus des contingences de l’histoire et ignorant des faiblesses du sapiens standard ; dans cette position, elle avait acquis depuis 9/11 et le climat de secret et de guerre de communication qui s’est installé une prépondérance considérable sur les autres agences de renseignement. Désormais à découvert, aucun argument, aucune plaidoirie ne parvient à raccommoder ce détricotage de la réputation de la NSA qui ne souffre pas qu’une seule maille d’elle-même puisse sauter.

Un texte de McClatchy du 24 août 2013, repris par le Los Angeles Times du 24 août 2013, s’attache à cet aspect des choses, qui est l’équilibre de cette immense force qui pourrait s’avérer similaire à l’image du colosse aux pieds d’argile... Même l’inépuisable Obama a du reconnaître, vendredi sur CNN, que la crise de confiance était bel et bien là ; même l’inaltérable général Hayden, ancien directeur de la NSA devenu “consultant” fastueusement rémunéré de divers médias, s’est décidé à pleurnicher sur le sort des pauvres agents de la NSA...

«The National Security Agency is facing its worst crisis since the domestic spying scandals four decades ago led to the first formal oversight and overhaul of U.S. intelligence operations. Since former NSA systems analyst Edward Snowden's flood of leaks to the media, and the Obama administration's uneven response to them, morale at the spy agency responsible for intercepting communications of terrorists and foreign adversaries has plummeted, former officials say. Even sympathetic lawmakers are calling for new curbs on the NSA's powers. “This is a secret intelligence agency that's now in the news every day,” said Michael Hayden, who headed the NSA from 1999 to 2005 and later led the CIA. “Each day, the workforce wakes up and reads the daily indictment.”

»President Obama acknowledged Friday that many Americans had lost trust in the nation's largest intelligence agency. “There's no doubt that, for all the work that's been done to protect the American people's privacy, the capabilities of the NSA are scary to people,” he said in a CNN interview. He added, “Between all the safeguards and checks that we put in place within the executive branch, and the federal court oversight that takes place on the program, and congressional oversight, people are still concerned as to whether their emails are being read or their phone calls are being listened to.”

L’argument des défenseurs de la NSA est que le nombre de violations de la loi enregistrées par l’Agence elle-même lors d’audit de ses employés est ridiculement bas par rapport à la quantité d’opérations effectuée. Mais même si l’on croit ses chiffres, dans un effort suprême et héroïque de candeur qui écarte les habituelles pratiques massives de diversion et de dissimulation du monde de renseignement US, l’aura d’invincibilité, de secret, et de vertu par conséquent d’une agence qui se dit protectrice de la sécurité des citoyens US en pratiquant une incursion permanente dans leur vie privée est pulvérisée et joue désormais contre elle. On nous annonce officiellement et vertueusement 0,001156666667% d’“erreurs” sur une période d’un an (2011) prise comme référence, conduisant à des violations du droit des citoyens et à des transgressions de la loi ; mais voyons, grosse bête, une seule transgression officiellement reconnue eut suffi car c’est 0,000000000000% d’“erreur” qu’on attend, qu’on exige de cette institution qui détient les clefs de Saint Pierre et travaille dans le champ de l’éternité... La NSA a ainsi porté elle-même un coup peut-être bien sacrilège, décisif et irréversible, à son statut nécessaire de sacralisation.

«Still, the NSA's current problems stem, in part, from its efforts to keep almost all aspects of its work secret. The NSA never publicly disclosed that it was collecting domestic telephone logs, for example, so it had little public support when the court-approved secret program hit the headlines.

»“A lot of the current controversy would have been avoidable with a reasonable degree of transparency,” said Steven Aftergood, an intelligence expert at the Federation of American Scientists, a Washington-based advocacy and research group. The government should have long ago explained the parameters of surveillance that touches Americans, Aftergood said. Instead, he said, “they have denied that records of U.S. persons are affected at all, which wasn't true, and they have made assertions about the quality and performance of oversight that have been called into question.” [...]

»Joshua Foust, a former Defense Intelligence Agency analyst, pointed out that the NSA performed about 240 million database searches per year. Noting that it reported 2,776 violations of privacy rules in a recent one-year period, it had an error rate of “about 0.001156666667%.” “What the Church Committee revealed [in the 1970’] was that the intelligence community, which was supposed to be focused on foreign threats, was actually directly meddling in domestic issues,” Foust said in an interview. “What these [recent] disclosures show is that while the NSA does violate the rules, it also makes a good-faith effort to try to minimize both the number of violations and their scope.”»

... Car tout cela est une question de climat, et même de climat métaphysique même s’il s’agit d’une mascarade de métaphysique. Il faut voir d’où tout cela vient, – de 9/11 et de ses suites certes, – et quel climat réellement est impliqué. Pour cela, un peu d’histoire récente nous éclairera. En 2006, le journaliste et auteur Ron Suskind publia un livre sur les structures de sécurité, et surtout sur les structures mentales dans ces structures de sécurité qui s’étaient installées dans le système de l’américanisme, – ces domaines qu’il réunit pour les définir comme évoluant sous l’empire de ce qu’il nomma «The One Percent Doctrine» (titre du livre), également nommée d’après le nom du vice-président d’alors “doctrine Cheney”.

(Suskind est notamment le journaliste et auteur qui rapporta [voir le 23 octobre 2004] ces fameuses confidences, à l’été 2002, d’un officiel de la Maison-Blanche lui expliquant dans quel nouvel univers lui-même, et Suskind par conséquent, vivaient. Alors que Suskind s’attachait encore à la “réalité” dépassée de la réalité des choses, la vraie “réalité” se trouvait désormais dans les affirmations et conceptions de l’administration Bush, formant une faith-based community, selon l’idée que la puissance des USA dirigée et activée par cette administration, en agissant comme on la décrivait, “créait l’histoire”. C’est ce que nous avions identifié comme la forme opérationnelle affichée, consciente, etc., du virtualisme.)

Dans «The One Percent Doctrine», Suskind décrivait la nouvelle “doctrine”, non pas stratégique ou de cette sorte, mais réellement transformationnelle de la réalité, une sorte de doctrine métaphysique de l’opérationnalité de la puissance US créant effectivement, par son action seule, la “nouvelle réalité” dont on l’avait informé de l’existence en 2002. Le journaliste Robert Parry identifiait la chose (voir le 28 juin 2006) de cette façon : «Author Ron Suskind’s account of Dick Cheney’s “one percent doctrine” – the idea that if a terrorist threat is deemed even one percent likely the United States must act as if it’s a certainty – supplies a missing link in understanding the evolving madness of the Bush administration’s national security strategy.»

L’idée de cette “doctrine du 1%” était née un jour de la fin novembre 2001, lors d’une réunion restreinte de sécurité nationale selon un format initiée par Cheney, et consistant essentiellement de lui-même, de la conseillère de sécurité nationale Condy Rice, du directeur la CIA George Tenet et de divers conseillers de chacun. La réunion étudiait le risque que des scientifiques pakistanais fassent parvenir à Al-Qaïda des éléments permettant la fabrication d’une arme nucléaire. Tenet exposa les risques que cette opération ait été réalisée, ou le soit. Cheney exposa alors sa conception : «S’il y a même un pour cent de chance que les scientifiques pakistanais aident al-Qaïda à fabriquer une arme nucléaire, nous devons considérer le cas comme une certitude [100%] en termes de réponse.» Il explicita ainsi sa pensée : «Ce ne sont pas notre analyse, ou nos découvertes en matière de preuves qui comptent, c’est notre réponse qui compte» Il s’agissait bien de la transcription opérationnelle du principe énoncé en 2002 par l’“officiel” à l’intention de Suskind selon lequel seule l’action du gouvernement US, des USA, importait et “créait la réalité” («We're an empire now, and when we act, we create our own reality»). 9/11, en déchaînant “la Matière” que constituait la puissance, ou la soi-disant puissance du soi-disant “Empire”, avait également déchaîné la psychologie américaniste en une orgie absolument exclusive de tout autre sentiment que l’exacerbation de l’hybris.

Ce phénomène ne s’est jamais apaisé, il n’a jamais disparu depuis 2002, il est toujours présent dans la psychologie de l’américanisme ; il est même le dernier survivant de l’“Empire triomphant” de 2002, le seul legs empoisonné subsistant ; il est plus que jamais actif malgré les innombrables défaites subies par l’“Empire” du fait de la réalité, la vraie ; il imprègne toujours la psychologie américaniste, la cadenasse, la dirige ; il en a même imprégné ses partenaires occidentaux jusqu’à former le bloc BAO, et cela pour que nous réalisions enfin qu’il ne s’agit plus de la psychologie de l’américanisme mais de la psychologie-Système tout court. Bien entendu, la NSA, mystérieuse, inviolée et intouchable, sorte de monstre à prétention métaphysique au cœur du Système, a totalement été investie par ce caractère dont elle avait la prémonition en quelque sorte pour l’esprit de la chose dans son développement dans les années 1960 (voir encore le 30 juillet 2013). C’est pourquoi la “doctrine du 1%”, qui semblait encore sacrifier à la contingence des faits historiques, a été remplacé de facto et sans que nul ne s’en avise, par la “doctrine du 0,000000000000%”, supposant la perfection éternelle de la puissance, avec ses correspondants psychologiques de l’inculpabilité, de l’indéfectibilité  ; mais c’est bien la “doctrine du 0,001156666667%” que découvre la reconnaissance officielle de 2.700 et des poussières “fautes” et “illégalités” de la part de la NSA pour l’année 2011, et ce retour à la contingence est mortel pour un artefact de métaphysique-simulacre de cette sorte.

On ne peut s’y tromper : c’est toute la cohésion psychologique de la NSA qui est en cause, comme l’est d’ailleurs d’une façon générale la cohésion psychologique de l’Empire-simulacre. La “doctrine du 1%” impliquait qu’à partir de 1% de possible, l’Empire déployait 100% de sa puissance et inventait une nouvelle réalité ; la “doctrine du 0,001156666667%”, c’est un peu l’inverse : sa puissance admise comme un absolu (à 100%) ne souffre pas la moindre dérogation, et même avec cette minuscule dérogation bidouillée par les autorités comme concession officielle faite à la réalité, c’est l’essence même de la chose, passant de l’absolu au contingent, qui voit sa nature complètement changé. Dans le cas de la NSA, jusqu’alors totalement protégée des contingences, c’est un danger mortel. (Pour pimenter la chose, on a joutera les grotesqueries des illégalités type LOVINT, selon l’acronyme maison formé à partir de LOVe INTelligence, – la découverte que certaines des infractions tiennent à la surveillance de type-jalousie, par certains opérateurs du monstre, des communications et comportements de leurs amants et époux, maîtresses et épouses ... Humaine, beaucoup trop humaine, la NSA.) Mais bien plus encore : c’est toute la “nouvelle psychologie” US née de 9/11 qui est décisivement mise en cause, dans le chef de ce qui était le dernier bastion de la puissance absolue de l’Empire encore opérationnel.

On comprend donc qu’ils n’aient plus le moral, dans l’énorme complexe de Fort Meade, dans le Maryland, et peut-être bien que l’un ou l’autre pseudo-Snowden est en train de préparer sa défection pour lutter à sa manière contre la dépression qui le guette. Snowden nous a retourné la parabole de Koestler (Le Zéro et l’Infini) : sapiens, le Zéro, ayant repris quelques centièmes de pour-cent, l’Infini est infiniment en danger. Il est temps, il est urgent de les remplacer tous par des machines.


Mis en ligne le 26 août 2013 à 12H30