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3 septembre 2004 — Il y a peu, le 27 août, Elaine Sciolino, du New York Times et de l’International Herald Tribune, nous annonçait, et avec bien des arguments si l’on s’en tient à l’apparente raison, l’effacement de la France glorieuse et empanachée à-la-Villepin. Le principal argument était le visage, le verbe et l’esprit du nouveau ministre des affaires étrangères Michel Barnier, — qui nous dit, rapporte Sciolino : « The first reflex, I say bluntly, must be European »…
« The fact is that Barnier was once the Quai d'Orsay's point man on Europe and served for four years as the European Union's commissioner for regional policy and institutional reform before becoming foreign minister. He tends to see the world through the lens, not of France, but of Europe.
» He told his envoys that the only way to maximize their influence around the world was to think European. “The first reflex, I say bluntly, must be European,” he said. “I know that this evolution is not inscribed in the long and prestigious history of our ministry. But the influence of our country depends on it.”
» In a tonal shift, Barnier called for a France that is humble. That adjective was not normally associated with de Villepin, who once was described in a profile in the French magazine Le Point as “a silver wolf with burning eyes” and who became Europe's most vocal critic of the Bush administration's march to war against Iraq.
» “France is not great when it is arrogant,” said Barnier, a former deputy in parliament in the Savoy region. “France is not strong if it is alone.”
» His performance, the first time a number of ambassadors have seen their minister in action, caught many unprepared. “He is at base a local politician coming from the Savoy, not a traditional Gaullist at all,” said one ambassador. “He came across as the anti-de Villepin.” »
Mais, comme on dit (essentiellement aujourd’hui, où c’est la règle), — le ministre propose, les événements disposent. C’est fait. Une semaine après cette solennelle “européanisation” de la France, voici la France forcée à une offensive stupéfiante d’efficacité, gaullienne jusqu’au bout des ongles, assimilant “grande politique arabe”, indifférence pour d’éventuelles méthodes américaines, affirmation française et le reste. Pas un seul leader arabe ne s’est encore aperçu que Michel Barnier a remplacé de Villepin. « The first reflex… must be European » ? La Commission européenne a assuré la France de sa solidarité… Mais soyons sérieux : le résultat, lui, est purement français, et il surprend les dirigeants français eux-mêmes, comme l’observe Le Monde :
« Nombreux sont les gouvernements qui auraient souhaité faire l'objet d'une telle démonstration d'unanimité : les autorités françaises avouent qu'elles sont les premières à être — agréablement — surprises. L'expression publique de sympathie manifestée à l'endroit de la France et des journalistes Christian Chesnot et Georges Malbrunot, d'un bout à l'autre du monde arabe, est sans précédent.
» Elle est d'autant plus remarquable qu'elle a balayé les clivages en tout genre. Gouvernants et opposants, modérés et extrémistes, religieux et laïques ont joint leurs voix pour réclamer la libération des deux journalistes et rendre un hommage plus ou moins appuyé à la politique de Paris dans cette partie du monde. »
Voyons les choses d’un autre point de vue : on peut discuter à l’infini cette extraordinaire mobilisation d’un pays de la puissance et de la taille de la France pour deux hommes, fussent-ils de très honorables journalistes, alors que tant de morts et d’injustices passent inaperçues, ignorées, méprisées, par ce même pays comme par tant d’autres. C’est là le phénomène caractéristique de cette époque sans pensée ni capacité d’action politiques, où la morale et le symbole remplacent respectivement la pensée et l’action politiques.
Par contre, l’occasion est éclatante, — contre tous les raisonnements, toutes les théories, toutes les hystéries idéologiques et libérales, tous les habituels mensonges anglo-saxons et germano-pratins, — d’observer la persistance, la continuité et la puissance des caractéristiques et des grands traits de la politique traditionnelle de la France. La diplomatie française, prise par surprise et sur la défensive, a réagi selon le réflexe du seul pays restant aujourd’hui souverain et autonome, par nature plus que par politique, — en ne se tournant pas vers Washington ni en détournant les yeux du forfait accompli, mais en s’adressant aux musulmans et aux Arabes puisque c’est d’eux qu’il s’agit. La réponse est un tonnerre de solidarité, de bonne volonté, d’offres d’aide en tous genres. Et voilà Barnier, qui, normalement, « must be European », — Barnier catapulté en vrai Français dans cette région stratégique vitale où seuls les Etats-Unis ont le droit d’évoluer, paradant comme un Villepin qui se prendrait pour un Colin Powell. La France n’avait plus de politique puisqu’on était “européen” ; placée devant l’urgence selon la définition des conditions du temps présent (urgence définie par le symbole et la pression de la communication), elle réagit selon ses réflexes fondamentaux.
Qu’importe, — l’épisode, quelle que soit l’issue pour les otages, conduit à plusieurs remarques.
• L’extraordinaire sottise de la politique US est magnifiquement démontrée a contrario. Il suffit de s’ouvrir aux pays arabes et aux autorités musulmanes de toutes les tendances de préoccupations humaines courantes, sur un ton diplomatique et amical, pour recevoir aussitôt un soutien sans faille. La demande française a même reçu le soutien de al Sadr, le rebelle de Najaf, qui tirait, hier encore, sur les Marines. Mais existe-t-il une seule chance, une seule toute petite chance de faire comprendre à un Perle, à un Wolfowitz, à un Cheney, à un GW, que l’on peut parler avec les gens avant de larguer sur eux une pluie de bombes hyper-guidées sur GPS ?
• Mais bien sûr, d’autre part et a contrario, seule la France pouvait réagir comme elle l’a fait parce qu’elle est à peu près le seul pays significatif, aujourd’hui, à être indépendant et souverain. (Verrait-on un Berlusconi agir de la sorte ? Un Aznar, du temps où il existait encore ? Un dirigeant polonais, ex-cadre du PC local, plein de sa vaniteuse prétention à la démocratie et de son empressement à la flatterie pour la force du moment ?) Bien entendu, cette réaction française ne doit rien, ni au personnel politique français, ni au discours général français, ni aux soi-disant conceptions politiques françaises, — tout cela d’une médiocrité de comportement au-delà de tout comme le veut le temps courant, sauf quelques si rares exceptions. Ce qui a parlé aux pays arabes et musulmans, qui vivent sous la contrainte des pressions anglo-saxonnes et occidentales en général, c’est le langage quasi-automatique chez les Français de l’indépendance et de la souveraineté, parce que ce langage implique par définition le respect de ce qu’il y a d’indépendance et de souveraineté chez l’autre.
• Corollaire des points précédents : l’affirmation de l’indépendance et de la souveraineté crée évidemment l’identité, et c’est autour d’elle et en elle que s’est reconnue l’unanimité française. Il y a même un réflexe qu’on qualifierait quasiment de “zèle” des représentants de la communauté musulmane de France qui ont tenu à montrer qu’ils étaient utiles, voire nécessaires à la France (leur intervention dans la crise), pour mieux se faire accepter dans l’identité française. Si ce n’est pas démontrer l’importance de l’identité dans le rassemblement des énergies et, a contrario, que le cœur de notre crise est l’attaque générale menée contre l’identité (et contre l’indépendance, contre la souveraineté, etc)…
• Cet épisode nous dit enfin, d’une façon absolument dévastatrice et qui présage des lendemains terribles, l’absurdité générale et la sottise complète de la ”guerre contre la terreur”, de la façon dont elle est menée, des effets terrifiants de l’emploi d’une force aveugle marquée par le nihilisme complet des conceptions et des perspectives, — jusqu’aux désormais habituels « catastrophic success », selon l’expression chère au général Franks et reprise par GW comme une bonne trouvaille électorale.
Quelle est la pensée et quel est le jugement du système de l’américanisme face à cette démonstration faite du triomphe de conceptions qui lui sont totalement étrangères et complètement antagonistes ? On peut estimer que la réaction du Premier ministre irakien intérimaire, agent quasi-officiel de la CIA, l’exprime assez bien, — et même d'une façon indubitable si l'on s'en réfère à la complète stupidité du propos, exprimée avec une mauvaise foi pleine de hargne, si caractéristique : « Puisant dans la rancœur qu'il éprouve visiblement à l'égard de la France, pour avoir refusé de se joindre à la guerre contre l'Irak, Iyad Allaoui n'a pas eu un seul mot de compassion pour le sort des deux journalistes. Assénant aux autorités françaises une leçon de lutte contre le terrorisme, il a estimé que Paris “ne peut se contenter de demi-mesures” ni d'“une position passive”. “Les gouvernements qui décident de rester sur la défensive seront les prochaines cibles des terroristes. (...) Laissez-moi vous dire que les Français, malgré tout le bruit qu'ils font — ‘Nous ne voulons pas la guerre’ — auront bientôt à combattre les terroristes”, a-t-il dit sans le moindre égard, ne serait-ce que pour la gravité du moment. » (Selon Le Monde du 3 septembre.)