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Avions-nous tort, avions-nous raison, avec notre récent commentaire sur le cas de Portland, Oregon, refusant de coopérer avec les services fédéraux sur les démarches policières justifiées par les nouvelles lois anti-terroristes ? D'un côté oui, d'un autre côté peut-être que non. On verra. Il n'en reste pas moins que cette affaire est exemplaire, et du climat américain (l'esprit du public) et des problèmes que soulève cette radicalisation confrontée à la question de la Loi (l'esprit public).
Un premier développement concerne le chef de la police de la ville de Portland, Oregon,, Mark Kroeker, qui avait pris la décision du refus de coopérer après avoir consulté un procureur de l'État dont il dépend, celui-ci lui ayant affirmé que les nouvelles lois fédérales anti-terroristes contredisent par certains aspects les lois dont il dépend. Nous nous demandions dans notre commentaire si Portland était « une exception ou un signe avant-coureur », développant à cette occasion une savante théorie sur la question du rapport du droit fédéral et des droits des États et ainsi de suite. On ne sait toujours pas si Portland est un accident ou un signe avant-coureur, mais c'est d'ores et déjà un sujet de polémique. (Pour autant, cette affaire reçoit une très faible publicité, aux USA et en-dehors des USA, malgré son caractère extra-ordinaire puisqu'elle contient les ingrédients du plus grave conflit constitutionnel qui se puisse concevoir aux USA, entre les lois fédérales et les lois des État. En ces temps d'auto-censure très largement suivie dans les canaux d'information les plus importants, c'est le signe de son importance potentielle considérable.)
Revenons-en à Mark Kroeker. Un article du Los Angeles Times du 30 novembre signale que Kroeker, ainsi que les autorités de Portland, sont soumis à des attaques systématiques pour la position prise du refus de coopérer. Le Los Angeles Times écrit : « By Thursday [29 November], City Hall computers contained more than 1,000 e-mails. Half came from outside Oregon and were, one staffer said, universally critical of the city's position. From within Oregon, 60% of the electronic mail chastises the city for refusing to aid the investigation. » La violence des attaques contenues dans ces courriers est impressionnante. Kroeker s'est dit extrêmement préoccupé, effrayé de ces réactions, de leur intensité. D'une façon plus générale, ce qui est remarquable est la façon dont les réactions des citoyens ne semblent pas faire le moindre cas des questions légales. Le Los Angeles Times écrit encore ceci, à propos des autorités de la ville de Portland : « Portland Mayor Vera Katz stands firmly behind the city attorney and police chief. ''I support the president,'' she said Thursday, ''but for the citizens of this city to say that this [refusal] is a treasonable act - that it's OK to break the law -raises tremendous concerns.'' »
Portland et les réactions observées à l'occasion de cette affaire ne sont pas une exception. Le climat de vindicte et d'agressivité se retrouve dans de nombreux autres milieux et à toutes les occasions. On se réfère ici à un texte de Scott McConnell, qui est un chroniqueur de la droite conservatrice de tendance Buchanan, c'est-à-dire un pro-guerre devenu anti-guerre depuis l'offensive réussie en Afghanistan (au niveau politique, situons-le dans la tendance Colin Powell). On peut mesurer, en lisant ce texte, ce qui est en cours aujourd'hui aux USA à cet égard, cette fois pour ce qui est du sentiment des Américains vis-à-vis des étrangers (c'est-à-dire, des Arabes, ou des habitants des régions du Moyen-Orient).
« The other day a friend described to me a dinner party he had attended. Present were prominent editors, publishers, businessmen - some with names easily recognizable to the general public. In the course of the evening a guest suggested, as a joke of course, that American planes could bomb the Aswan Dam, flooding and killing millions of innocent Egyptians. Chuckles all around. One hopes that at least one person spoke up to say that it was not all that funny, or even point out that many of the millions of Egyptians who would die have no more connection to the 9-11 attacks than Gilligan and the Skipper. But if so, it didn't penetrate the mood of general amusement and chin-stroking satisfaction that contemplation of such an attack afforded the guests. And the company, remember, was not tattooed yahoos from the American heartland - those whose moral imagination is so often sneered at by Manhattan sophisticates - but men who would be welcome in any New York City boardroom.
« ... I participate in several e-mail lists. One of them is particularly ideologically diverse. Its participants include several prestigious, even famous, professors, most men far more learned than I. The other day, someone, in a fit of irritated sarcasm, posted a retort to someone else who was making the case for a wider war - ''Phase 2'' as it is now known. Arming the ''Iraqi opposition'' and overthrowing Saddam Hussein, the satirist wrote, wouldn't be nearly enough. Instead we could use nuclear bombs over much of Arabia, and then smallpox to thin out the major population areas - a small price to pay for gas at 25 cents a gallon. In satire, almost anything can be said. But what was shocking to me was that some on the list apparently did not recognize the post as satire. They responded - ''well, maybe we don't need to go so far, but...'' »
Le deuxième développement concernant l'État de l'Oregon va, lui, dans un sens différent à celui signalé ci-dessus. Il s'agit de l'annonce que deux autres villes de l'Oregon suivent ou pourraient suivre l'exemple de Portland. Bien entendu, il s'agit de cas purement juridique, qui n'impliquent en aucune façon de prises de position sur le fond, tout comme le cas de Portland. Tout le monde est très attentif à préciser ce point.
Cette aventure est-elle un accident ou signe avant-coureur (bis) ? Toujours notre même question. Il faut noter que le processus d'identification des conséquences juridiques des nouvelles lois est très lent, signe qu'il est très minutieusement développé et qu'il est appuyé sur des bases juridiques solides. D'autre part, ces lois anti-terroristes sont nouvelles, justement, et au propre et au figuré ; elles doivent être explorées dans leurs applications pour observer leurs effets, si elles contreviennent ou pas à des lois locales ou à des lois d'État. D'autre part encore, d'autres lois nouvelles sont en préparation (on parle d'une mise en cause du principe d'habeas corpus), et, avec elles, d'autres effets supposés ou réels, questions posées et d'autres querelles potentielles possibles ou probables.
Le problème est loin d'être clos, il va se poser et se reposer à nouveau àdiverses autres occasions. Les sources de tension à cet égard sont loin d'être taries, il semble même qu'on commence à peine à en constater les effets. L'Amérique va se trouver dans une situation de constante évaluation juridique et de constante argutie juridique sur le sujet, avec la pression des événements et des opinions exacerbées autour de cette situation, et un tissu législatif et policier fédéral de plus en plus tatillon et de plus en plus répressif.
On remarque dans les diverses appréciations qu'on fait et dans les témoignages que l'on transcrit l'existence d'un climat extrêmement vindicatif de la part de la population. Il semble avoir son rythme propre, si l'on considère son historique. On pouvait s'attendre à une explosion de colère peu après l'attaque du 11 septembre, puis à son érosion peu à peu. C'est plutôt le contraire qui s'est passé : d'abord un abattement de la psychologie de la population, puis, peu à peu, l'apparition de la colère, puis d'une agressivité et d'une attitude vindicative, tout cela dans un climat d'une nervosité extrême et constante. Les événements (la guerre en Afghanistan qui a très vite donné des résultats jugés satisfaisants par les Américains) n'ont fait que conforter cette attitude vindicative et cette hostilité, sans parler, certes, de la nervosité, alors qu'avec leur issue satisfaisante, ou la voie vers une issue satisfaisante, ils auraient du au contraire apaiser l'un et l'autre.
Dans ces diverses remarques, on observe un symptôme préoccupant d'un grave problème qui affecte, aujourd'hui, la substance même de la grande République américaine au travers de ses citoyens : le mépris assez grand, conscient ou inconscient c'est selon, de la grande majorité d'entre eux pour ce qui constitue le fondement de son existence, qui est la Loi, le système juridique, bref tout ce qui fait un État de droit dont l'Amérique est archétypique. D'où les difficultés considérables, du point de vue du climat dans tous les cas, à appliquer ce que certains jugent être les nécessités de la loi, lorsque celles-ci semblent aller contre les mesures de lutte contre le terrorisme. (On ne compte pas, et pour cause, ceux des policiers, procureurs, autorités locales et d'État, qui doivent éviter de trop approfondir les cas juridiques pour ne pas avoir à prendre des décisions qui seraient l'objet d'attaques du public. Là aussi, le tort causé au système juridique est considérable et l'on se trouve dans le cas typique de « la dictature de la majorité » que Tocqueville craignait pour la démocratie américaine.)
On se trouve, à partir des exemples divers qu'on a rapportés, dans une situation d'affrontement potentiel. Les deux tendances semblent devoir se poursuivre : les pressions du public pour une justice expéditive, pour le refus de s'embarrasser du respect de la Loi, d'une part ; l'appréciation des contradictions avec les lois existantes, voire de leurs violations, d'autre part.
Ces deux tendances sont directement antagonistes. Il paraît difficile, même dans la situation d'urgence où l'on se trouve, de passer outre à toutes les protestations formelles (juridiques) que suscitent et susciteront les nouvelles lois, lorsque celles-ci deviendront plus nombreuses et feront surgir toujours plus de conflits légaux, qui seront l'occasion de débats divers. (Ainsi, on commence à voir apparaître les premières plaintes contre les actuelles mesures gouvernementales, c omme ces plaintes de groupes de droits civiques contre l'incarcération jugée arbitraire de plus de 1.000 personnes.) Il est probable qu'on se trouve là devant un affrontement potentiel considérable, qui est en réalité l'expression d'une démocratie dont les tendances se radicalisent jusqu'à des possibilités d'affrontement grave, jusqu'à mettre en question l'équilibre même de cette démocratie. Si l'Amérique s'installe dans la guerre, comme disent ses dirigeants, on pourrait ajouter que la crise s'installe dans l'Amérique, c'est-à-dire au coeur même de l'Amérique.