De la profondeur de l’“État-profond”

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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De la profondeur de l’“État-profond”

31 août 2019 – Dans l’intense agitation diplomatique qu’a suscitée le président français Macron au moins depuis le 19 août (visite de Poutine à Brégançon), parmi les divers points remarquables mis en évidence l’un des plus insolites est l’emploi de l’expression “État profond” par Macron, et le brouhaha fait autour de cela. Les réseaux “fakenewsistes” russes ont deux textes intéressants là-dessus, Spoutnik-France le 27 août 2019 avec un texte de Hakim Salek interviewant le spécialiste français des relations internationales Romain Mielcarek, et RT-France le 29 août 2019, avec un texte reprenant toute cette “affaire” sémantique et ses significations politiques (« Emmanuel Macron face au défi de “l’État profond” »).

Fort justement, on nous avertit que cette expression a été popularisée disons “officiellement” aux USA par Donald Trump, qui fait en permanence fort grand fracas de sa “guerre” contre le DeepState ; il n’en reste pas moins que l’emploi de l’expression par un président français, comme l’a fait Macron, constitue un événement certes sémantique, mais aussi et d’abord un événement de communication qui a une forte résonnance politique. Il y a d’abord un point important qui est le phénomène de la reprise, dans la séquence politique actuelle, de cette expression par les plus hautes instances officielles ; le texte de RT-France cite un intervenant sur tweeter qui fait cette remarque :

« Par ailleurs, avant d’être utilisée par [Trump, l’expression] l’était par les milieux dits ‘complotistes’, ce que n’ont pas manqué de souligner plusieurs internautes. “Il faudra quand même m’expliquer comment un parti prétend lutter contre les ‘fausses nouvelles’ et la désinformation quand le Président lui-même (et du coup les députés LREM) reprennent et normalisent un vocabulaire complotiste comme ‘État profond’ », s’inquiétait l’un d’entre eux sur Twitter. »

... Là-dessus, j’introduis une réserve en précisant qu’à mon point de vue, “État profond” n’est pas une expression des “complotistes”, ou disons pas des seuls “complotistes”. C’est d’abord une expression de “dissidents” plus ou moins antiSystème, parmi lesquels des gens sérieux et honorables comme Peter Dale Scott et Philip Geraldi ; et parmi ces “dissidents”, l’on peut effectivement mettre des “complotistes”, là aussi avec cette expression délibérément fourre-tout puisqu’on y trouve des sérieux, des farfelus, des crédibles, des schizophrènes, etc., et plus récemment des officiels eux-mêmes car les hypothèses et accusations de “complots” contre le Système lancés à l’encontre de divers événements et mouvements (la Russie, les Gilets-Jaunes, etc.) n’ont pas manqué ces 3-4 dernières années.

Lorsque l’expression “État profond” avait fait sa réapparition “dans la séquence politique actuelle” (son origine remonte aux années 1990 et à la Turquie, mais très largement confinée à ce pays), un texte avait été publié sur ce site pour tenter d’établir une définition de la chose (le 10 août 2015 : « L’“État profond” selon Bhadrakumar, et définition »). On y faisait le constat que l’expression désigne assez logiquement une sorte de continuité structurelle de l’État qui n’est pas nécessairement mauvaise, bien au contraire, et notamment dans le cas français où l’État a toujours été particulièrement structuré. (C’était d’ailleurs le sens de la remarque prise comme argument de départ du texte, du commentateur indien M.K. Bhadrakumar, parlant de l’“État profond” russe qui avait permis à la Russie de survivre pendant les années 1990 à la désintégration puis au dépeçage de l’URSS.) Mais le cas qui nous occupe, venu de l’expression américaniste du DeepState a une forme complètement péjorative, et cela correspondant à la vérité-de-situation métahistorique des USAsi différente des nations structurée comme l’est la France… Je fais là une citation de ce texte, où est expliquée la “différence américaniste”, ce qui justifie cette “forme complètement péjorative” :

« Une remarque essentielle selon nous, que nous répétons souvent, doit dominer cette discussion : la différence fondamentale existant entre les USA et les notions historiques de “nation” et d’“État“, – avec les notions principielles liées à ces grands concepts politiques, dont la France qualifiée d’ailleurs de “Grande Nation” fut (et reste malgré tout au regard de l'Histoire) l’exemple de référence de leur application. Pour nous, les USA ne sont pas une “nation” dans le sens identitaire qui contribue à la légitimité et à la souveraineté de l’entité politique évoquée et ne disposent pas d’un État dans le sens régalien du terme contribuant lui aussi “à la légitimité et à la souveraineté de l’entité politique évoquée”. La cause en est que les USA n'ont explicitement pas été conçus comme une “nation” au sens historique, – et, pour nous, au  sens métahistorique  par conséquent, – et cela dès l’origine… 
[…]
» De ce fait, l’on comprend et l'on doit juger logique, à partir de la vérité métahistorique montrée par les évènements, que les auteurs US qui emploient le terme “État profond” soient en général des “dissidents” contestataires du régime actuel, et qu’ils donnent bien entendu une connotation absolument négative à sa définition, et cette définition effectivement réduite à cette connotation négative. A Washington qui produit aujourd’hui cette “politiqueSystème” infâme, ce qui se prétend État ne peut être qu’une imposture, avec un dessein caché, subversif, etc., et pire encore lorsqu'il s'agit d'organisations cachées émanant de ce non-État. A Washington n’existe qu’un gouvernement, une administration, qui est un pouvoir parmi d’autres pouvoirs, son action devant être la résultante la plus efficace et la mieux équilibrée des intérêts de ces autres pouvoirs. Plus précisément, le gouvernement est l’organe exécutif, qui n’a pas d’intérêt propre, qui est chargé de la gestion des intérêts des autres pouvoirs qui sont en fait des centres de pouvoir représentant eux-mêmes des intérêts en général privés, ou dans tous les cas sectoriels. Il n’y a pas d’État au sens principiel, donc il n’y a pas de bien public, donc il n’y a pas d’intérêt général. Celui qui crée ce qui est nommé “État profond” ne cherche pas à assurer une continuité du bien public et de l’intérêt général, mais au contraire à dissimuler disons au pseudo-contrôle démocratique, notamment au quatrième pouvoir qu’est la presse, le fonctionnement normal du système de l’américanisme... En ce sens, on pourrait dire que l’expression d’“État profond” est stricto sensu un non-sens pour les USA puisque ce qui n’existe pas ne peut avoir une émanation secrète plus “profonde” que lui, – mais dans ce cas, l’usage justifie l’emploi de l’expression, à condition qu’on en comprenne parfaitement la définition… »

Le temps a passé depuis 1788 et même depuis 2015, et cette distinction n’a plus guère lieu d’être aujourd’hui, dans cette si étrange époque, parce que les pouvoirs politiques sont partout atrophiés et impuissants, leurs légitimités réduites aux souvenirs, leur continuité semblable à une sorte d’encéphalogramme plat et au plus bas, ne transmettant qu’une absence d’ontologie. Par conséquent, et ceci comme un avatar logique de notre américanisation qui est en fait une entropisation, c’est bien la compréhension américaniste de l’expression, extrêmement péjorative, qui fait partout autorité.

L’expression est d’autant plus péjorative qu’elle s’est forgée, aux USA, dans un renforcement constant depuis la Guerre froide de la parcellisation des pouvoirs, de l’affirmation des bureaucraties et des intérêts particuliers, qui ont renforcé le néant régalien du pouvoir washingtonien. Sur ce point, je pense que l’on peut mettre en évidence des événements que l’histoire officielle n’a pas retenus, qui ont marqué une des dernières batailles du pouvoir politique US pour reprendre la main contre le DeepState, qui a eu lieu dans les années 1985-1990, comme une sorte de “miroir” des événements qui se déroulaient en URSS où Gorbatchev était occupé, – selon moi et malgré tout ce que peuvent dire ses détracteurs, – à attaquer le DeepState soviétique, et notamment son complexe militaro-industriel, – alors que survécut, comme l’a noté Bhadrakumar, un “État profond” de la nation russe comme survécut (ou réapparut) la Russie elle-même. Un passage d’un autre texte du site (du 7 janvier 2015) décrit ces événements “que l’histoire officielle n’a pas retenus” par le sous-titre « Coup d’État “à-la-Gorbatchev” de Bush-père » (Quelques mois auparavant ce “Coup d’État”, en décembre 1988, Gorbatchev avait annoncé le retrait unilatéral de 13 divisions de l’Armée Rouge de Tchécoslovaquie et de Hongrie.) :

« Concernant cet épisode, – il y en eut de multiples de cette sorte pendant la période, – il y eut une “réplique sismique” six mois plus tard. On voit à quel point l’action de Gorbatchev bousculait absolument tout, – non seulement la position soviétique, mais aussi la position occidentale et, bien entendu, la situation des relations Est-Ouest et par conséquent la situation du reste du monde.

» A la fin mai 1989, le président Bush (Bush-père) proposa lors d’un sommet de l’OTAN un désarmement des armes nucléaires de courte portée et des avions de combat affectés à cette tâche. Cette décision était annoncée unilatéralement, sans consultation d’aucune sorte, y compris de tous les alliés. La chose éclata comme une bombe et fut aussitôt interprétée comme une “réponse” aux initiatives-Gorbatchev de décembre 1988, pour tenter de tenir le rythme. Un mois plus tôt, en avril, une réunion des ministres de la défense de l’OTAN avait montré que la bureaucratie travaillait à pleine vitesse, et semblait devoir triompher, pour décider de la modernisation de ce type d’armements qui resteraient évidemment déployées, – le contraire de la proposition-Bush le mois suivant.

» Que s’était-il passé ? Bush-père avait simplement fait un coup d’État bureaucratique. Il avait saisi le dossier de ces armes des griffes de la bureaucratie, balancé aux orties le discours lénifiant qu’on lui proposait, rassemblé autour de lui un petit groupe d’experts (son conseiller de sécurité nationale Scowcroft, le secrétaire d’État Baker, l’amiral Crowe, président du comité des chefs d’état-major, etc.) pour travailler sur une décision exactement inverse et entrer dans le jeu de Gorbatchev. Ensemble, ils firent le discours-bombe du sommet de l’OTAN. La bureaucratie US/OTAN était furieuse mais tant pis pour elle.

» Un commentateur fit cette observation absolument fondamentale que “Bush menait désormais contre sa bureaucratie la même bataille que Gorbatchev contre la sienne”. (Une chose semblable, quoique moins élaborée, s’était produite en 1987. Reagan avait forcé à la signature d’un traité FNI [Force Nucléaires Intermédiaires/de Théâtre] avec l’URSS à un niveau zéro-zéro, – suppression complète de ces forces, – contre l’avis forcené de sa bureaucratie qui voulait conserver un seuil minimal de telles forces en Europe et voulait un accord à un chiffre réduit par rapport au nombre de systèmes déployés. Sorte de coup d’État bureaucratique, là aussi.) Il s’avérait alors que la “révolution-Gorbatchev” touchait l’Ouest également, où les directions politiques commençaient à se révolter contre leurs bureaucraties du temps de la Guerre froide, comme Gorbatchev avait pulvérisé la sienne. La lecture vraie de la situation politique d’alors balayait tous les antagonismes courants, les intérêts nationaux apparents immédiats, etc. C’était une vérité de situation sans précédent. »

Ce passage, dont je tiens certains détails de cette époque, appris par moi à cette époque à partir de sources extrêmement sûres, met en évidence des épisodes restés à peu près inconnus et qui mettent diablement à mal la narrative d’aujourd’hui selon laquelle les USA épuisèrent l’URSS dans une course aux armements échevelée, – alors qu’en fait, la course échevelée se faisait, à partir de 1986 après Tchernobyl, pour désarmer. Les dirigeants US étaient de la partie, et Reagan lui-même qui avait personnellement et en toute inconscience imposé le zéro-zéro du traité FNI qui paniquait sa bureaucratie, – je veux dire, pour retrouver mon sujet, qui paniquait son DeepState… Car ce qui est décrit là est bien une bataille entre la direction politique et le DeepState de la bureaucratie de sécurité nationale.

Ainsi peut-on voir que l’expression “État profond”, telle que nous l’utilisons aujourd’hui, correspond à une situation d’urgence où le pouvoir politique se trouve soudain devant la possibilité, sinon la nécessité d’une politique créative de rupture. Dans le cas évoqué, cette situation d’urgence créée par Gorbatchev que personne n’avait vu venir tel qu’en lui-même ; et dans ce cas, le pouvoir politique soudainement devenu ennemi du DeepState parce que ce représentant du Système, c’est-à-dire le pouvoir politique US ici, devenant soudainement vertueux à cause des événements et de l’accélération extraordinaire de l’Histoire. Il faut comparer les circonstances actuelles (Trump, Macron & Cie) avec cette circonstance d’il y a 30 ans et plus.

Pour clore cet épisode : finalement le DeepState, aidé par les neocon qui commençaient à éructer furieusement, reprit la main avec la chute du Mur de novembre 1989 et la perte de contrôle des événements par Gorbatchev. Il transforma une formidable coopération forcée par l’Histoire en une remise en ordre progressive, avec la narrative qui convient et qu’on nous sert aujourd’hui (les USA forçant Gorbatchev “dans une course aux armements échevelée”, et “remportant la victoire” dans la Guerre froide) (*). Cette narrative, à partir de la Guerre du Golfe provoquée par un montage du département d’État, enchaînant sur l’élargissement de l’OTAN jusqu’à la Russie, la guerre du Kosovo, l’exploitation before & after du 11-septembre, etc., est responsable de la politique de destruction et de déstructuration des USA telle que nous l’avons vécue depuis. Bush-père, un moment touché par la grâce, était vite revenu aux conditions qui allaient accoucher la “politiqueSystème”, les autres présidents suivant le train en marche, jusqu’à l’apparition de l’écueil inattendu de la candidature-bouffe de Donald Trump et le dérapage en plein hôpital psychiatrique de “D.C.-la-folle” et du DeepState lui-même.

En 1985-1989, personne ne parlait ni de DeepState ni d’“État profond”. Aujourd’hui, trente ans et presqu’autant de catastrophes plus tard, tout le monde en parle ; mais il s’agit de la même chose, de cette espèce de force maléfique qui se forme et se reforme selon des composants différents, dans des conditions différentes, pour conduire aux politiques catastrophiques que nous subissons. A la lumière de ces divers éléments, quelques réflexions en guise de conclusion :

D’abord, je crois impossible de définir ce qui est par définition indéfinissable (“cette espèce de force maléfique”) malgré l’expression dont on l’affuble, – DeepState ou “État profond” selon l’entendement d’aujoiurd’hui, – pour avoir l’air cohérent et l’air d’y comprendre quelque chose ;
Ensuite, je crois effectivement qu’il existe une force en marche dont l’origine et la composition dépassent l’entendement humain, et qui est à la source de cette époque catastrophique que nous vivons, – mais avec le secret espoir, moi, et même l’espoir souvent affirmé que cette force surpuissante est également autodestructrice ;
Enfin, je crois qu’à partir du moment où elle est nommée comme c’est le cas aujourd’hui, le domaine officiel adoptant une dialectique de “dissident”, et bien sûr quel que soit son nom, – DeepState ou “État profond” cela fait l’affaire, – cette force perd son principal atout qu’était sa dissimulation derrière les diverses machinations qu’élaborent nos esprits enfiévrés et imaginatifs, et qu’elle entre effectivement dans sa phase autodestructrice.

Ce dernier point est certes l’essentiel parce qu’il est immédiatement opérationnel. De ce point de vue, et après que le bouffon-Trump ait fait une moitié de chemin (l’emploi de l’expression par un bouffon, même président, lui donne un crédit bien insuffisant), l’adoption de l’expression par un président très comme-il-faut (Macron, certes) constitue un événement important sinon décisif. Cela indique, comme ce fut le cas en 1986-1989, que des directions qu’on jugeait inoxydables-Système pourraient être tentées, sinon (et plutôt) emportées par un courant de quasi-dissidence qui les conduirait à une position plus très éloignée de l’antiSystème. Tout cela, bien entendu, se fait, – sans rire et comme de coutume, – “à l’insu de leur plein gré”, sans que ni les uns ni les autres non seulement ne sachent ce qu’il se passe, mais plus encore ne sachent précisément ce qu’ils font.

 

Note

(*) Il y a beaucoup de textes comme celui-cisur le site allant résolument et radicalement contre cette thèse, qui viennent notamment de l’expérience de l’auteur, PhG soi-même, dans une période vécue “en temps réel” sur la question des rapports des dépenses de défense USA-URSS et le rôle de ces dépenses dans la période Gorbatchev. Le même auteur se permet de citer un extrait de son livre Le monde malade de l'Amérique, publié en 1999, – une note à l'introduction concernant cette thèse développée après-coup de l'effet soi-disant décisif de l'effort d'armement US sur l'économie de l'URSS. (Depuis, des archives déclassifiées ont montréla réalité à cet égard, et l’absence complète d’efforts soviétiques supplémentaires de défense durant la période Gorbatchev, par conséquent l’imposture de faire de l’effondrement de l’URSS la conséquence de dépenses de défense forcées par les USA, – narrative totale, narrative de fin de siècle pour un siècle nouveau...)

Extrait du livre Le Monde malade de l'Amérique :

« L'appréciation classique est que l'effort d'armement de Reagan (la SDI essentiellement, ou ''Guerre des étoiles'') a obligé l'URSS à suivre, et amené son effondrement. La thèse vint des milieux conservateurs américains (Richard Perle, Kristoll, etc.), mais elle est aujourd'hui servie presque unanimement en Occident. Elle permet de réchauffer avec ponctualité l'argument structurel des dépenses massives du Pentagone (face à d'autres éventuels ''ennemis''). Elle a pour premier but historique de justifier rétrospectivement l'effort américain de 1981-85, qui fut la cause conjoncturelle principale du déficit et du chaos budgétaire américain des années qui suivirent. Trois choses nous en font douter :

» (1) l'économie soviétique se caractérisait non par sa faiblesse ou sa force en termes occidentaux, mais par son irréalité. La fabrication d'armement n'était pas un choix pesant pour l'économie, c'était la structure même du fonctionnement ''non-économique'' de l'URSS. Certains aménagement massifs mais statistiquement non reconnus (par exemple, le marché noir faisant 20% du volume des échanges) permettaient à la population de vivre. La thèse selon laquelle l'économie soviétique a été ''étouffée'' (par son propre effort) nous paraît inappropriée : si elle avait continué comme elle faisait dans les années soixante et soixante-dix, c'est-à-dire en augmentant indéfiniment la production d'armements par ailleurs inemployés et déficients, elle aurait continué à les empiler sans autre forme de problème, et les lois de l'économie n'auraient pas été écornées puisqu'il n'y en avait pas ; le commerce occidental avec l’Est, trop intéressant pour les capitalistes, aurait continué à faire l'appoint.

» (2) Il y a eu une volonté de réforme interne à l'URSS, mais elle est née dans l'armée (qui voulait une meilleure qualité des technologies) puis dans les sphères du KGB (Andropov, dont Gorbatchev était proche), à la fin des années mil neuf cent soixante-dix, bien avant la SDI de Reagan. Bientôt (en 1981-82, toujours avant la SDI) fut fait le constat global de la complète irréalité, et de l'inefficacité en termes de qualité de production et de production même, de l'économie soviétique.

» (3) Tout aussi rapidement devant la situation d'irréalité, certains dirigeants admirent que la réforme ne pourrait être qu'économique, qu'elle devrait d'abord être politique (cela fut dit à Leslie Gelb par le maréchal Ogarkov, alors chef d'état-major général soviétique, lors d'un entretien en mars 1983 à Genève, quelques jours avant que Reagan ne fasse son discours sur la SDI). On aurait pu déjà comprendre que Gorbatchev privilégierait la glasnost sur la perestroïka, parce que c'était d'elle qu'on pouvait attendre le changement (politique) amenant les modifications économiques, que cette glasnost devrait donc être une sorte de ''révolution culturelle'' où le citoyen et le cadre du Parti seraient invités à faire pression sur la nomenklatura bureaucratique pour exiger une meilleure gestion de l'économie, et donc une réforme fondamentale. Les analystes américains (et européens pour suivre fidèlement) continuent à expliquer l'effondrement soviétique par désorganisation d'une économie évident dès 1986-87, par des décisions de dépenses massives en URSS (pour contrer le programme SDI américain lorsqu'il commença à se concrétiser) qui n'auraient pu être prise qu'en 1984-85 au mieux, et plus raisonnablement en 1985-86. C'est un peu rapide chronologiquement pour l'économie d'une Menace de la taille de l'URSS, en tout cas d'après ce qu'on nous en servit, et un peu court pour le raisonnement. L'effondrement de l'économie soviétique nous paraît être plutôt dû à la modification des comportements suscitée par la glasnost, entraînant désorganisation puis désordre, en même temps qu'apparaissait l'irréalité économique et politique du monde soviétique : cela peut effectivement être obtenu en un temps très court, au contraire d'un effondrement sous la pression budgétaire. »