De la “russification” d’Israël

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De la “russification” d’Israël

Dans un texte de notre Bloc-Notes, hier, nous mentionnions un article sur la “russification d’Israël”. (Nous avions utilisé, un peu hâtivement, le terme “russianisation” venu de l’anglais Russian, mais le terme “russification”, existant effectivement en français, nous paraît évidemment bien plus conforme.) Voici le passage en question :

« Un intéressant arrière-plan qui s’inscrit dans cette problématique est un article (“Russia Insider”/“German Economic News”) sur les liens entre Israël et la Russie, avec certains parlant de “russianisation” d’Israël avec la très importante colonie russo-israélienne (18% de la population) : alors que la Russie intervient dans les affaires intéressant directement Israël, cette situation israélienne exerce une influence considérable. De ce point de vue, on peut envisager l’idée que, dès lors que les Russes sont sur place, en Syrie, pour soutenir Assad une part non négligeable de la population et des élites israéliennes sont poussées vers une position plus favorable à Assad. »

Ce texte, initialement de Lily Galili dans German Economic News (publication allemande en anglais, de tendance dissidente) nous paraît intéressant parce qu’il donne un aperçu très complet de la présence russe en Israël (les émigrés soviétiques et russes en Israël, essentiellement depuis 1974, – on verra pourquoi), de son poids sur la politique générale de ce pays, sur son orientation, l’on dirait même sur sa substance même. (Dans le texte on trouve cette remarque qui est d’une importance évidente selon le thème “Israël est-il devenu une partie de la Russie ?” : « De nombreux politologues russes se posent la question “Israël est-il devenu une partie de la Russie ?” Même quand la réponse à cette question n’est pas “oui”, il faut admettre qu’Israël est dans un processus de “russification”. Pour Poutine, c’est une bonne nouvelle à ce point. »)

Ces réflexions sont basées sur l’influence considérable qu’exerce en Israël la communauté juive russe qui atteint et dépasse aisément le million et forme au moins 18% de la population. Cette communauté en tant que telle est d’installation toute récente puisqu’elle a commencé à s’installer en Israël à partir de l’adoption par le Congrès US de ce qu’on nomme l’amendement Malik-Jackson, voté au Sénat des États-Unis dans le cadre d’une loi sur le commerce en 1974 ; cet amendement vient essentiellement du sénateur Henry M Scoop Jackson, de l’État de Washington, également connu à cette époque sous le surnom de “the Boeing’s Senator” pour ses liens, – on devine lesquels, – avec la toute-puissante société Boeing alors installée (siège social, direction, usine) à Everett, dans l’État de Washington. Sur l’Amendement-Jackson (tenons-nous-en à son seul nom), le Wikipedia note notamment ceci, qui permettra d’enchaîner sur un certain nombre de particularités de cet amendement et de Jackson lui-même : « Richard Perle, Jackson's staffer who drafted the amendment in an interview said that the idea belongs to Jackson, who believed that the right to emigrate is the most powerful among the human rights in certain respects: ”if people could vote with their feet, governments would have to acknowledge that and governments would have to make for their citizens a life that would keep them there.” While there was some opposition, the American Jewish establishment on the whole and Soviet Jewry activists (particularly the National Conference on Soviet Jewry) supported the amendment over Nixon and Kissinger's objections. »

Scoop Jackson, démocrate libéral (progressiste) et viscéralement anticommuniste, largement corrompu par Boeing comme il se doit, poursuivait le développement de l’arme qu’on nommerait aujourd’hui “le droitdel’hommisme”, essentiellement contre l’URSS qui restreignait jusqu’à l’interdiction le droit à l’émigration, et essentiellement cette arme en faveur des juifs russes qui étaient nombreux à vouloir émigrer en Israël. Jackson avait également réuni autour de lui un certain nombre de jeunes intellectuels férocement anticommunistes, dont beaucoup de juifs, cet ensemble formant le noyau de ceux qui allaient devenir les néoconservateurs, ou neocons. Jackson n’était nullement manipulé par cet entourage, car son projet était véritablement de créer un mouvement type-néoconservateurs, et l’affection de ces jeunes intellectuels pour lui était telle que nombre d’entre eux le reconnaissent pour leur “père spirituel”. Perle, cité dans l’extrait ci-dessus et devenu un des leaders des neocons avant de s’effacer, a toujours professé une affection et une admiration filiales pour Jackson au point qu’il conserva très longuement, jusqu’aux années 2000 son affiliation au parti démocrate bien que les neocons eussent choisi le parti républicain pour développer leur mouvement dès l’arrivée de Reagan au pouvoir. Dans tous les cas, l’orientation implicite de l’Amendement-Jackson en faveur des juifs russes s’explique d’autant mieux, et ne peut être dans ce sens contesté en aucune manière.

De fait, l’Amendement-Jackson, qui força effectivement l’URSS à libéraliser sa politique d’émigration, eut d’abord un effet réduit sur les juifs russes, et ce n’est qu’à partir de l’arrivée de Gorbatchev (1985) qu’il donna tous ses effets. Il est admis que c’est effectivement au moins un million de juifs russes qui s’expatrièrent en Israël grâce à l’Amendement-Jackson et c’est bien ce texte qui est donc le “père” de ce qu’on nomme la “russification d’Israël”. C’est à ce point que se situe un phénomène absolument paradoxal, avec un effet d’inversion que nous qualifierons pour notre part de vertueux (“inversion vertueuse”).

L’anticommunisme totalement extrême de Jackson et des futurs neocons de 1974 s’étendait évidemment à la Russie et l’émigration des juifs russes qui était l’objectif principal de l’Amendement-Jackson avait deux buts. Le premier, évident et proclamé, était de permettre aux juifs russes, censément être absolument anticommunistes et antirusses, de quitter leur patrie russe devenue soviétique pour Israël, donc de renforcer Israël tant démographiquement que dans l’esprit de la chose, au nom du lien jugé irrésistible de la solidarité culturelle et religieuse juive. Le second était beaucoup plus idéologique et faisait partie du classique non-dit : un tel afflux de juifs russes était censé amener une population absolument anticommuniste, donc antirusse et pro-américaine, c’est-à-dire une population indirectement de tendance proaméricaniste dans l’esprit de la chose. D’une certaine façon sinon d’une façon certaine dans l’esprit des initiateurs de l’amendement, c’était renforcer l’insertion d’Israël dans le camp occidental (bloc-BAO), c’était aussi et encore plus accentuer l’américanisation d’Israël dans le combat anticommuniste/antirusse de Jackson et des neocons.

Malgré les positions de l’un ou l’autre juif russe devenu Israéliens comme Nathan Charanski, qui fut ministre israélien et homme politique de tendance très pro-démocratique à la sauce du bloc-BAO de type-neocon, il s’avère que l’évolution de la communauté russe d’Israël s’est faite, surtout ces dernières années, dans un sens prorusse tandis que cette communauté conservait fortement ses caractères d'origine (languerusse, notamment). Le comportement d’un autre juif russe devenu ministre et homme politique lui aussi, Avigdor Lieberman (ministre des affaires étrangères du précédent gouvernement Netanyahou), est exemplaire à cet égard. Ses liens avec Poutine et la Russie ont été mis en évidence à plusieurs reprises lors de sa direction des affaires étrangères et il s’est élevé très récemment avec fermeté contre l’idée d’utiliser la querelle Moscou-Ankara contre la Russie : « L’idée officiellement propagée dans ce pays d’utiliser la crise entre la Turquie et la Russie pour renforcer nos relations avec Erdogan est tout simplement stupide. C’est toujours la même Turquie. » Si la Turquie est toujours la même Turquie, la Russie est toujours la même Russie et l’idée centrale du propos de Lieberman devient plutôt celle-ci : ne rien faire qui puisse corroder les relations entre Israël et la Russie. (On ajoutera sur cette question spécifique que la querelle russo-turque a immédiatement engendré une annulation massive des vacances et séjours de nombreux Russes en Turquie, jusqu’ici l’un des pays étrangers favoris des Russes pour leurs vacances ; et Israël se met aussitôt au premier rang pour remplacer cette destination. On imagine, dans la situation qu’on décrit, l’effet de renforcement des liens russo-israéliens que cela implique.)

L’on s’est attaché à plusieurs reprises sur ce site au caractère très “spécial” des relations entre la Russie et Israël, dont pourtant les orientations politiques sont souvent contraires sinon antagonistes. (Voir encore, récemment, notre commentaire sur des considérations de Dov Zakheim, citoyen US, rabbin et sioniste, proche du Pentagone et qui pourtant ne cache pas son sentiment pour la Russie, pour Poutine et pour les relations entre Israël et la Russie.) Il nous semble bien que la politique et l’idéologie s’effacent, dans ces temps de complet désordre, devant la puissance identitaire de la parenté patriotique, celle de l’attachement au berceau natal, au sentiment principiel de l'identité. Galili note que, malgré la soutien russe à l’Iran, et au Hezbollah, « nombreux sont ceux, en Israël, qui croient que les 18% de la population israélienne qui parlent russes font toute la différence. Certains analystes affirment que Poutine ne fera jamais rien d’une façon délibérée qui puisse contribuer à une menace contre “son peuple” [les juifs russes d’Israël, donc Israël]. » L’idée étonnante que suggère cette remarque se résume sous la forme d’une question : la Russie, ainsi considérée, n’est-elle pas, dans l’esprit de nombreux Israéliens, une garantie plus forte de la survie d’Israël faisant partie du “peuple russe” selon-Poutine, que les affirmations diluviennes, sous la pression de l’AIPAC, des dirigeants archi-corrompus de Washington, de protection de la “survie d’Israël” par les USA ? Les relations, plus que cordiales, entre Netanyahou et Poutine, comparées à la haine qui marquent celles de Netanyahou et d’Obama, renforcent la pertinence de cette question.

Mais notre réflexion doit aller plus loin, elle aussi alimentée par une très grande popularité de Poutine en Israël, salué comme un “dirigeant fort” (bien plus que Netanyahou), défenseur de sa patrie et de tout ce qui est russe, ici (à Moscou) et ailleurs (à Tel-Aviv ?). Il s’agit du constat peu ordinaire du triomphe de l’origine, de l’identité, des racines, sur l’artificialité toute entière imposée par le Système de l’idéologie de la globalisation et de ses diktat fondés sur la pression de la puissance et de la corruption, voire même sur une certaine artificialité des diktat des religions soi-disant universalistes, soi-disant décrites en cultures identitaires selon les sollicitations de l’argument. Les juifs russes fuyant l’URSS sont restés russes en-dedans d’eux, par “l’âme” durait-on, comme par le langage (le russe) qu’ils continuent à parler, – tant on sait que les grandes langues sont porteuses d’une dimension métaphysique qui transcendent toutes les vicissitudes des avatars idéologico-politiques et créent ce qu’on désignerait comme une “âme collective”.

Cette situation implique des prolongements qui pourraient s’avérer bouleversants si l’antagonisme entre le bloc-BAO/le Système et la Russie se prolonge, – et tout montre que ce sera le cas puisque la Russie est la principale force politique organisée qui soit désormais clairement antiSystème. Dans cette dynamique crisique et compte tenu de ce qu’il est dit ici sur la “russification d’Israël”, on peut imaginer bien des surprises quant à la position d’Israël dans la grand désordre en cours, dans le “tourbillon crisique” qu’on sait. La principale surprise est alors le constat qu’il existe de sérieuses possibilités qu’Israël, archétype d’une position stratégique centrale pour le bloc-BAO, puisse évoluer dans un sens qui la placerait pas loin d’une position inverse. (Et cela pourrait aller vite, tant l’histoire accélère si vite en ce moment, avec les évènements à mesure, surtout lorsqu’ils se déroulent sur les frontières d’Israël.) Contre cette idée, outre l'argument réel mais vulnérable de l'immobilisme des bureaucraties, se placent les myriades écrasantes et accablantes de thèses et de description de complots et de manœuvres évidemment d’inspiration américanistes, avec les références innombrables du côté d’Israël et de sa riche histoire complotiste et manipulatrice. Chacun tranchera selon ses convictions et ses tendances de caractère et d’esprit. Contre les diverses constructions idéologiques et intellectuelles qui pullulent dans notre temps de décadence absolue et de chute qu’est la postmodernité, nous avons, nous, toujours favorisé la puissance irrésistible parce que principielle des forces structurantes, comme le principe de l’identité et de la culture linguistique et autre, c’est-à-dire pour ce cas la puissance et la résilience de l’“âme russe” même après émigration et exportation...

Ci-dessous, voici donc le texte Lily Galili, publié dans Germany Economic News le 12 décembre 2015, traduit de l’allemand par Susan Neumann pour Russia Insider, et mis en ligne le 17 décembre. (Les soulignés en corps gras sont dans le texte original.)

dedefensa.org

 

 

The Not-So-Secret Israeli Admiration for Putin

Russian President Vladimir Putin’s cooperation with Israel in Syria is not by accident. One million Russian emigres live in Israel. Considering the size of the Russia diaspora, observers believe that Putin wouldn't do anything that could potentially hurt Israel.

Most admire him mainly because of his drive and determination. The Russians are returning to the Middle East as an active player. Not only are they finding a completely changed region and new Islamist forces, but also an Israel with more than one million Russian-speaking immigrants from the former Soviet Union.

This large number of people, having arrived over the past 25 years, has changed the core of Israel. Out of their culture and history they’ve brought with them the search for a strong leader.

They’ve brought with them a different concept of democracy, or the suspicion thereof; a sense national pride that surpasses national interest, and many other feathers which the experts attribute to the Homo Sovieticus.

Many Russian political scientists are now wondering: Has Israel become a part of Russia? Even when the answer to this question is not “yes,” Israel has gone through a process of “russianization.” For Putin, this is good news at this point.

This somewhat new phenomenon became evident the day Turkey shot down a Russian bomber near the Syrian-Turkish border. While Israel's official media put forth a more cautious tone in reporting this dramatic event, Russian-speaking popular blogs and social media were not so temperate.

The consensus could be summarized as, "Great! Now Putin shows the Turks; Putin is not Bibi (Netanyahu)." A prominent blogger and journalist with Russian roots said rather cynically, "If it had been an Israeli plane, Bibi would’ve asked the Turks for forgiveness and paid them damages. But that's Putin. It's good to have him in the picture.”

However, this apparent positive response doesn’t immediately suggest that Russia actively supports Iran and the Hezbollah. Despite this, many still believe that it makes a difference when 18 percent of Israel's population speak Russian. Some analysts even claim that Putin would never conscientiously do anything that could contribute a real threat for "his people."

From a Russian perspective, it is who they are, or rather, what Russia wants that defines them. For years, Putin and his government have invested time and money in maintaining and strengthening ties to their "diaspora."

Many diversely-named Russian organizations that are being funded by state money are working towards this goal. One of them - "Children of the Same Country" - encourages “lost children” to  return to their homeland.

These kinds of activities are not confined to just Israel, but the Israeli-Russian community is a decisive factor in the development of a strong transnational Russian diaspora.

Even if it’s not the largest in the world, the [Russian-speaking] community in Israel has the most political and cultural influence. Neither America nor Canada, two other large Russian-speaking communities, can compare with Israel in one important respect.

Over the past 25 years, Israel is the only country where the Russians have produced a purely Russian-speaking segment of the population, and this plays an important role in Israeli politics.

Probably the most relevant example of the Russian-Israeli community is former Foreign Minister Avigdor Lieberman, head of the Russian-Israeli party "Yisrael Beiteinu " (Israel is Our Home).

Lieberman, known for his perceived close relations with Putin and other Russian-friendly leaders of post-Soviet Republicans, announced recently in press release to the Russian-speaking media, that  "the idea officially propagated by Israel; that is, to use the crisis between Turkey and Russia to foster closer relations with Erdogan, is simply stupid. It is still the same Turkey.“

That definitely doesn't mean that Putin has become an Israeli hero. Russian-speaking intellectuals are critical of his budget policies. Three-hundred thousand immigrants of Ukrainian origin hate him with every fiber of their beings. Yet the idea of a strong leader and the absence of a coherent Israeli policy shines a better light on the Russian Tsars - the nickname often given to Putin.

Lily Galili