De la terre au ciel — Rubrique Analyse, de defensa Volume 21 n°08 du 10 janvier 2006

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De la terre au ciel

Les Américains ont-ils changé leur stratégie en Irak? Ont-ils décidé de passer à une guerre aérienne intensive? Ce serait le signe d'un revers très grave, peut-être décisif, des technologies sur lesquelles s'appuie la puissance militaire moderne

Quelques articles, de la fin de l'année dernière, signalent un changement de la stratégie US en Irak. En voici deux:

• Un article de Seymour Hersch dans The New Yorker du 5 décembre 2005, disponible sur Internet dès le 28 novembre: « Up in the Air — Where is the Iraq war headed next? »

• Un article de Ron Jacobs, le 1er décembre 2005 dans CounterPunch, sous le titre de: « Towards a Greater Air War on Iraq? Hard Rain »

Dans les deux cas, l'argument général implicite est le même: il faut que les Américains réduisent jusqu'à le terminer leur engagement terrestre en Irak et transfèrent leur action militaire vers l'intervention aérienne. Les arguments pour une telle évolution sont multiples et bien connus. On les mentionne rapidement, sans élaborer à leur propos parce qu'ils sont évidents, — et parce que ce n'est pas exactement notre propos.

• Les pressions pour un retrait deviennent très fortes aux USA, surtout avec les échéances électorales (novembre 2006, élections générales). Un transfert de l'activité militaire US de la terre vers le ciel permettrait un retrait de forces terrestres (on parle de 40.000-60.000 soldats) d'ici novembre 2006.

• Ce changement de la forme de l'intervention devrait réduire les pertes américaines.

• Les conditions de la guerre terrestre devraient être améliorées dans la mesure où la présence même des Américains dans les combats terrestres constitue une grave cause de détérioration des conditions de la guerre, du point de vue américain et du gouvernement pro-US. L'impopularité des Américains en Irak est en effet considérable et “la lutte contre l'occupation” (US) est un des facteurs principaux du renforcement constant de la résistance.

Dans le courant de l'automne, en octobre-décembre, il a semblé apparaître que l'activité aérienne américaine en Irak augmentait notablement, selon Hersch. Toutes ces précautions de langage se justifient par le fait que la guerre aérienne en Irak est l'objet, de la part du commandement US, de la plus grande discrétion. Mais Hersch est bien informé.

En Irak, un étonnant décalque de l'évolution de la stratégie américaine au Viet-nâm.

Si Hersch ne s'étend pas sur le sujet, Jacobs signale clairement que cette évolution en Irak reprend d'une façon extrêmement précise l'évolution de la stratégie américaine au Viet-nâm. Il s'agissait de la stratégie de la “vietnamisation” de la guerre, — et l'on a déjà cité, le barbarisme “irakisation”. Cette analogie est à la fois surprenante et préoccupante du point de vue politique, puisqu'après tout le Viet-nâm ne fut pas une victoire américaine. Mais les militaires américains considèrent, eux, que la stratégie a “marché”, et que la défaite au Viet-nâm fut entièrement le fait du pouvoir politique.

Cette position n'est pas fausse. La “vietnamisation” de la guerre du Viet-nâm date de 1969. Elle permit effectivement (comme on le projette en Irak) d'entreprendre le retrait des forces terrestres US et le transfert de la bataille terrestre aux forces sud-vietnamiennes. D'une façon générale, avec des hauts (l'invasion du Cambodge en 1970) et des bas, l'activité terrestre américaine suivit une tendance fortement déclinante jusqu'en 1972, où le retrait terrestre était pratiquement accompli. En même temps, l'activité aérienne américaine s'était pour- suivie et intensifiée en soutien des forces terrestres sud-vietnamiennes (les bombardements au Nord étant interrompus depuis octobre 1968).

L'épreuve centrale de la stratégie eut lieu durant la période mars-décembre 1972. A la fin mars, les forces nord-vietnamiennes lancèrent une offensive généralisée contre le Sud. Il s'agissait, pour la première fois, d'une offensive conventionnelle, faite d'unités régulières, d'unités blindées, etc. La résistance communiste sud-vietnamienne ne jouait plus qu'un rôle d'appoint. L'intervention aérienne américaine fut massive, d'abord au Sud uniquement, dans des missions d'appui, puis au Nord également à partir du mois de mai, avec concentration des attaques sur les voies de communication. La campagne aérienne américaine fut d'une telle ampleur qu'elle fut isolée du reste de la guerre, y compris dans son nom de code (Linebacker-I et II), signifiant par là qu'il s'agissait d'une phase complètement nouvelle et différente de la guerre aérienne.

Il est incontestable que cette campagne fut une victoire de la puissance aérienne. L'offensive conventionnelle de Hanoï, qui semblait devoir tout emporter à ses débuts, fut assez rapidement contenue puis stoppée, puis repoussée. En octobre-novembre, l'offensive nord-vietnamienne était un échec, ce qui était d'ailleurs politiquement reconnu par les Nord-Vietnamiens, par la reprise et l'accélération des pourparlers de paix de Paris. Si les Nord-Vietnamiens s'étaient jugés en position de force et capables de l'emporter sur le terrain, ils n'auraient montré que peu d'intérêt pour ces pourparlers. L'action aérienne américaine fut terminée par la campagne de bombardement de décembre des B-52 sur Hanoï et Haïphong (opération Linebacker-II). Très controversée à cause des dégâts et des pertes civiles (1.700 morts) qu'elle causa, cette campagne de 18 jours de bombardements intensifs (où les Américains essuyèrent eux-mêmes des pertes notables d'une douzaine de B-52) fut considérée par Washington comme la cause essentielle du déblocage ultime des négociations de paix de Paris. Elle avait été entreprise dans ce but spécifique (les négociations étant bloquées depuis fin novembre) et les Nord-Vietnamiens cédèrent effectivement en partie aux demandes américaines. Le 26 janvier 1973, l'accord était signé par Kissinger et Le Duc-tho.

Deux ans plus tard, au printemps 1975, les Nord-Vietnamiens envahirent le Sud-Viet-nâm et l'emportèrent sans coup férir, en deux mois d'une offensive-éclair. Cette fois, les Américains étaient complètement absents. Au terme d'un long conflit avec la présidence, en pleine tempête du Watergate, le Congrès avait interdit toute intervention américaine, ainsi que toute livraison de matériel militaire au Sud-Viet-nâm.

A première vue, le précédent pourrait être acceptable pour justifier, du point de vue américain, le passage d'une guerre terrestre totalement catastrophique à une guerre essentiellement aérienne en Irak. C'est donc ce qui paraît se préparer. Seymour Hersch écrit le 5 décembre: « A key element of the drawdown plans, not mentioned in the President's public statements, is that the departing American troops will be replaced by American airpower. Quick, deadly strikes by U.S. warplanes are seen as a way to improve dramatically the combat capability of even the weakest Iraqi combat units. »

La théorie s'arrête là. En pratique, on peut émettre les doutes les plus vifs sur les chances de succès de cette réorientation. La campagne vietnamienne de 1972 fut réellement “une guerre dans la guerre”, quelque chose de complètement différent de ce qui avait précédé. Les Nord-Vietnamiens commirent sans doute leur seule erreur grave du conflit en intervenant d'une façon conventionnelle classique (mais cela s'expliquait peut-être par des raisons politiques: la volonté de Hanoï d'affirmer sa prééminence sur le FLN, la guérilla du Sud). Du coup, ils s'exposèrent au maximum à une puissance de feu aérienne sans équivalent, d'une incontestable efficacité dans ces conditions très spécifiques d'une guerre conventionnelle classique. Plus encore, le mouvement qui marquait l'intervention nord-vietnamienne accroissait la vulnérabilité des unités terrestres. Les Nord- Vietnamiens y perdaient l'une de leurs principales qualités: leur capacité de camouflage, d'intégration dans l'environnement de la jungle qui les protégeait si efficacement contre l'intervention aérienne (cas de Dien Bien-phu).

L'Irak est complètement, radicalement différent. La situation terrestre y est anarchique. La résistance est composée de très nombreux groupes épars, qui n'ont rien de commun avec des unités constituées. Il n'y a pas d'offensives structurées adverses, ni d'objectifs précis, à prendre ou à défendre. Il n'y a pas de lignes de communication précises et identifiées à attaquer. Le “matériel” utilisé par les groupes insurgés est rudimentaire, souvent indiscernable du civil (les véhicules piégés). C'est un conflit asymétrique typique, ou “guerre de la quatrième génération”. Il faut ajouter la qualité des forces irakiennes pro-US, très inférieure à celle des forces sud-vietnamiennes à cause de la pénétration de la résistance. Croire à l'efficacité de la puissance aérienne dans ces conditions relève de la théologie.

La “libération” par le ciel grâce aux technologies de précision aboutit paradoxalement à un emprisonnement du ciel par le facteur terrestre

Un des grands événements de la bataille au Viet-nâm entre mars et novembre 1972 fut la destruction du pont Paul-Doumer, à Hanoï, par deux F-4 Phantom (USAF) tirant des bombes guidées par laser, en mai 1972. L'USAF et la Navy essayaient depuis 1965 de détruire ce pont, et ces tentatives avaient coûté près d'une vingtaine d'avions abattus. Les deux F-4 détruisirent le pont sans coup férir, se tenant à bonne distance des tirs de la défense aérienne. L'ère des “bombes intelligentes” (smart bombs) s'ouvrait. Dans ce cas, le lien entre le Viet-nâm et l'Irak est direct. L'important est d'en déterminer la nature et d'en mesurer les effets, après s'être débarrassé des enthousiasmes enfantins et fascinés qui tiennent lieu d'appréciation critique de l'intérêt des technologies avancées, lorsqu'elles sont américaines et utilisées par les Américains.

La révolution des “smart bombs” de 1972 était considérable. Elle constituait une “libération” de la dimension aérienne des contraintes du sol. Elle semblait un accomplissement de la pensée du général “Hap” Arnold, le créateur de l'USAF, qui affirmait à la fin de la guerre en lançant une étude prophétique pour la détermination des futures avancées technologiques que, désormais, les guerres livrées par les démocraties (c'est-à-dire par la démocratie américaine) le seraient par le biais des technologies dont l'excellence et l'usage épargneraient la vie des citoyens. Les Américains estimaient avoir résolu le problème des moyens, donc que tout le reste suivrait.

Le progrès qu'on attendait désormais était celui de la précision. En fait, le développement de la puissance aérienne américaine, depuis les années 1910, est effectivement une quête de la précision envisagée en fonction d'une situation géographique et historique fondamentale. Les Européens développèrent leur aviation militaire avant les Américains, dans le feu de l'expérience pourrait-on dire. Il s'agissait de forces aériennes qui devaient intervenir en fonction de la situation au sol (en coordination avec la situation au sol, où se trouvaient notamment des troupes et des populations amies). Les Américains développèrent leurs conceptions de la puissance aérienne, puis leur puissance aérienne, en fonction d'une situation générale qui n'était pas celle de la guerre, ou d'une guerre, mais celle d'une situation géographique et historique. Pendant la Grande Guerre, les Américains, intervenus tardivement, ne firent qu'appliquer les méthodes alliées avec les matériels alliés. Ce n'est qu'avec Billy Mitchell, en 1921-22, que les conceptions américanistes propres commencèrent à se développer. Les critères retenus étaient l'isolement de l'Amérique qu'il fallait protéger, l'accent mis sur les bombardiers et la recherche prioritaire du long rayon d'action et de la précision de l'attaque aérienne par bombes. Ni le Viet-nâm, ni l'Irak n'ont rien changé à cela.

En soi, l'idée d'améliorer de façon extraordinairement significative la précision des armes guidées est une idée qui ne peut être discutée, encore moins mise en cause. L'entraînement du développement de la technologie, disons ce qu'on nomme “la logique du Progrès” (ou “le diktat du Progrès”), est quelque chose qui répond à des règles impératives, voire terroristes. Dans le cas américain, avec le passé qu'on a évoqué, surtout avec les constantes stratégiques et psychologiques qu'on connaît, le problème s'avère différent, et même radicalement différent lorsque les progrès arrivent à une situation radicale. L'amélioration décisive de la précision pourrait nous conduire à une situation qu'on pourrait décrire paradoxalement comme un “excès de précision”.

Caricaturons: lorsque vous avez le pouvoir de toucher, à partir d'un avion volant à plus de mille kilomètres/heure une personne précisément à dix kilomètres de distance, et que cette personne discute avec une autre se trouvant à vingt ou trente centimètres de la première, il devient essentiel d'identifier les deux personnes: laquelle doit être supprimée, laquelle ne doit pas l'être. Les deux alternatives sont: soit vous tuez les deux personnes dans une attaque générale et vous en êtes revenus au “bombardement de masse”, soit vous supprimez la mauvaise personne, et vous êtes dans le domaine redoutable de “l'erreur de précision” dont les conséquences peuvent être catastrophiques, aussi dommageables que la frappe réussie peut être bénéfique. Il y a effectivement une relation directe de cause à effet entre l'augmentation de la précision et la gravité de l'erreur de frappe, entre la capacité de précision et la nécessité de l'identification.

Cette erreur de frappe ne dépend plus du tout de la capacité technique de précision mais de la capacité infiniment plus complexe (technique, humaine, historique, etc.) de l'identification de la cible. Il faut une identification aussi précise que le tir lui-même. Vous passez du pont Paul-Doumer à Hanoï à l'une de ces deux personnes qui parlent, à vingt ou trente centimètres l'une de l'autre, et vous arriverez bientôt, au rythme du progrès des capacités techniques de précision, à des situations folles où il ne s'agira plus d'un pont, ni d'une personne, mais de l'un de ces deux pa quets de cigarettes posés sur cette table, dans cette pièce, dont il faudra connaître la marque, et bientôt d'une cigarette parmi les vingt du paquet (heureusement qu'on fume de moins en moins)... La précision absolue nécessite l'identification absolue, c'est- à-dire le renseignement absolu. Au bout du compte, il s'agit d'une situation complètement absurde.

L'essentiel à admettre dans l'évolution de la précision du tir grâce aux nouvelles technologies, c'est que les progrès exceptionnels qu'elle engendre changent la substance du “problème du renseignement”. Il ne s'agit plus d'un problème fixe qu'il s'agit de résoudre selon des normes déterminées temporellement et spatialement mais d'un problème devenu relatif, dont les données, les facteurs et les exigences changent constamment. Lorsque la précision tend vers l'infiniment petit, la question de l'identification, donc la question du renseignement, augmente exponentiellement en relativité et en instabilité. Chaque situation requiert une problématique nouvelle et ainsi de suite. La résolution du problème de la précision a fait surgir un nouveau problème, tellement plus complexe qu'il en devient insoluble avec les meilleurs mo- yens envisageables.

Le repli sur la dimension aérienne dans le cas irakien, ce n'est rien moins que l'aveu de la défaite de la part des Américains: il pourra difficilement déboucher sur la victoire

Il y a, dans le texte de Seymour Hersh (« Up to the Air »), qui est le texte le plus complet jusqu'ici sur ce changement de tactique américaine, une part importante consacrée à la critique de cette évolution. Finalement, cette appréciation critique se ramène à un seul point, qui a effectivement à voir avec la problématique de l'identification (et, accessoirement, avec la technique de la désignation: “éclairer” l'objectif pour que l'engin tiré du ciel se dirige jusqu'à lui avec la précision qu'on imagine), — d'une façon générale, ce que les Américains désignent sous le mot de “targeting”. La crainte générale est que, si les Américains abandonnent la dimension terrestre, il faudra confier ce travail aux Irakiens, — et comment peut-on faire confiance aux Irakiens? Deux sources qui se confient à Hersh, un général de l'Air Force et un planificateur du Pentagone, s'interrogent exactement dans le même sens: «  Will the Iraqis call in air strikes in order to snuff rivals, or other warlords, or to snuff members of your own sect and blame someone else? »; et l'autre: « Will some Iraqis be targeting on behalf of Al Qaeda, or the insurgency, or the Iranians? » Plus loin, Hersh est encore plus précis en ce qui concerne cet aspect technique de l'intervention aérienne en Irak:

« The insurgency operates mainly in crowded urban areas, and Air Force warplanes rely on sophisticated, laser-guided bombs to avoid civilian casualties. These bombs home in on targets that must be “painted,” or illuminated, by laser beams directed by ground units. “The pilot doesn't identify the target as seen in the pre-brief” — the instructions provided before takeoff-a former high-level intelligence official told me. “The guy with the laser is the targeteer. Not the pilot. Often you get a 'hot-read'” — from a military unit on the ground — “and you drop your bombs with no communication with the guys on the ground. You don't want to break radio silence. The people on the ground are calling in targets that the pilots can't verify.” He added, “And we're going to turn this process over to the Iraqis?” »

On comprend bien les soucis divers qui sont exprimés dans ces différentes remarques, mais ils n'importent pas vraiment. Ce qui nous importe ici est le constat de ce qu'on nomme “l'état de l'art”. A la fin des années 1970, il était admis que le progrès décisif, après l'apport initial des “armes intelligentes” (première génération des bombes guidées) serait les “armes brillantes”, avec la suppression de la contrainte d'un guidage extérieur, ou d'une désignation de l'objectif à partir d'une autre source que le missile lui-même. On allait vers le “fire and forget” (littéralement: “tu tires et tu oublies”, signifiant par là que le missile, dans la phase suivante du progrès en cours d'élaboration triomphale, ferait tout lui-même une fois tiré: repérage de l'objectif, identification, verrouillage sur cet objectif, auto-guidage jusqu'à l'impact à coup sûr). On ne doute pas une seconde que la capacité technique existe. On constate simplement qu'il n'est pas question de lui confier le sort de la guerre si les Américains passaient à une guerre aérienne.

Il n'y a pas d'explication, la chose nous est présentée comme un fait. Il n'y a pas d'explication parce que la chose va de soi. Le conflit dit “de quatrième génération”, ou asymétrique, est d'une telle complexité au niveau de l'identification et de la localisation des forces adverses qu'il est complètement hors de question de confier son attaque à un processus automatique. Cela signifie que le passage à la guerre aérienne de l'intervention américaine en Irak est définitivement une opération sans point commun pour l'essentiel avec le processus de “vietnamisation” tel qu'on l'a rappelé. D'une part, elle ne pourra en aucun cas conduire à la prise en charge d'une part importante, sinon décisive d'une éventuelle bataille, parce que les combattants ennemis de la guerre asymétrique ne joueront pas ce jeu-là (celui de figurer dans cette bataille comme une force conventionnelle vulnérable aux coups de l'intervention aérienne, comme l'avaient fait les Nord- Vietnamiens en 1972). D'autre part, loin d'assurer aux Américains une “libération” de l'engagement terrestre, il en constituera l'exact contraire: l'asservissement à un engagement terrestre qui n'est plus contrôlé par les Américains de bout en bout, d'une façon satisfaisante, etc.

Il s'agit d'un prolongement décisif, et catastrophique finalement, pour la pensée et les ambitions stratégiques américanistes développées par les stratèges et les gestionnaires américanistes de la puissance aérienne, de Billy Mitchell à Hap Arnold, éventuellement avec l'appoint de “praticiens” du type du général Curtiss LeMay (le créateur du Strategic Air Command). L'utilisation de la puissance aérienne poussée à son extrême de sophistication, dans les conditions de guerre “moderne” telles qu'elles nous sont imposées, n'assure en aucun cas l'isolationnisme de la puissance américaine. C'est en effet ce dont il est ques- tion: autant Mitchell que Arnold, lorsqu'ils développent leurs conceptions de la puissance aérienne, ont en tête cette idée constante de la stratégie américaine: comment projeter la puissance américaine à l'extérieur sans courir le risque de l'engagement extérieur?

C'est là le fondement de l'isolationnisme, tel qu'il est implicitement défini, et recommandé, par le président George Washington dans son discours d'adieu en 1797: il y a des intérêts américanistes hors des frontières, voire hors de la zone d'influence US. Il faut les protéger, voire en faire la promotion. Mais il faut éviter à tout prix des engagements politiques qui pèseraient sur la politique américaniste, — et sur la gestion des intérêts américanistes par conséquent. L'absence d'engagement politique est symbolisée et concrétisée à la fois par l'absence d'engagement militaire terrestre impliquant une contrainte extérieure et des obligations pour les USA. Par conséquent, la recherche de l'intervention aérienne seule, ou le repli d'un engagement terrestre aérien à un engagement aérien seul constitue un pas vers l'isolationnisme, un pas vers la stratégie fondamentale de l'américanisme. C'est ce que Washington cher- che à faire en Irak. Qu'il puisse n'y pas parvenir, comme on le suggère ici, constitue un échec fondamental. C'est alors qu'on pourra dire que l'Amérique a perdu la guerre.

Le jeu de la sophistication vers le renforcement de la précision: un piège pour les Européens par rapport à leurs traditions

Il reste maintenant à ce que les Européens y comprennent quelque chose. Ils se précipitent avec un ensemble révélateur, leurs militaires en tête, dans cette quête vers la précision. On a peu vu d'exemples où l'imitation servile et aveugle des conceptions techniques et stratégiques américanistes soit aussi dommageable pour les Européens.

La recherche de la précision et de l'automatisme qui l'accompagne n'est pas une chose mauvaise en soi, du point de vue technique, sauf si elle conduit à renforcer, voire à créer un état d'esprit particulier. Pour les Européens, la dimension aérienne est nécessairement, dans la conception militaro-politique, voire même culturelle de leurs traditions, le complément de l'engagement terrestre qui est naturel à l'Europe lorsqu'il est question d'intervention extérieure. Pour les Américains, c'est le contraire: l'engagement terrestre est le complément épisodique de la projection aérienne. La recherche de la précision du point de vue américaniste signifie un moyen de rester coupés du monde extérieur, un refus d'engagement, par conséquent une volonté d'ignorance des autres au profit des seuls intérêts qu'on a chez eux. Les soldats américains eux-mêmes évoluent sur un territoire étranger, complètement coupés de ce territoire, en fait plus proches des pilotes dans le ciel que des gens qui, autour d'eux, sont chez eux. C'est le contraire de la tradition européenne.

Les Européens devraient admettre que, dans les circonstances présentes où la notion de conflit a perdu son caractère tranché, tout conflit porte une dimension culturelle dans ses méthodes. S'il doit y avoir intervention, il vaut mieux la concevoir selon la tradition européenne, avec engagement terrestre. Le débat porte sur l'intervention elle-même, et c'est bien entendu le débat central, là où l'argument politique doit être fait. Une fois qu'elle est décidée, une intervention doit se faire d'une manière qui ne constitue pas un acte d'indifférence et d'ignorance à l'encontre de ceux chez qui on intervient.