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315319 avril 2008 — Nous le jurons, nous n’y avons vu que du feu. Tout ce tintamarre pour un mot, “bitter”, utilisé par le candidat Obama pour désigner le sentiment des gens de Pennsylvanie… Que se passe-t-il?
L’objet du délit, d’abord. Lors d’une réunion semi-privée, le 6 avril, avec des donateurs de sa campagne, et parlant de la Pennsylvanie où va se jouer une “primaire” capitale le 22 avril, Obama déclarait:
«You go into these small towns in Pennsylvania and, like a lot of small towns in the Midwest, the jobs have been gone now for 25 years and nothing’s replaced them. And they fell through the Clinton administration, and the Bush administration, and each successive administration has said that somehow these communities are going to regenerate and they have not. And it’s not surprising then they get bitter, they cling to guns or religion or antipathy to people who aren’t like them or anti-immigrant sentiment or anti-trade sentiment as a way to explain their frustrations.»
La chose fut “révélée” à partir du 12 avril, par un cheminement compliqué d’informations montrant l’étonnante réalité des caractères incontrôlable, déstructuré, interprétable, etc., du réseau général d’information où Internet joue un rôle fondamental. Le site Huffington Post semble avoir été le relais principal de l’affaire, comme lui-même tente de l’expliquer par la plume de Jay Rosen le 14 avril; l’“affaire” ayant pris une dimension nationale par son exploitation par Hillary Clinton (essentiellement) et par McCain (accessoirement), puis par les tentatives de Obama de se défaire de cette soi-disant vilaine casserole. En gros, Obama fut et reste accusé d’être “élitiste”, méprisant pour les braves et pauvres gens, peu aimable pour le sentiment religieux et la possession d’armes à feu et ainsi de suite.
Les réactions et commentaires ont été nombreux aux USA, en réalité une véritable avalanche. L’ampleur prise par l’affaire est un phénomène d’information et de diffusion en tous points remarquables. Est-ce pour autant un événement politique? On dira que poser la question, c’est déjà y répondre, – puisque la question elle-même est en soi un événement politique.
Mentionnons quelques-unes de ces réactions, avec quelques citations.
• Le site WSWS.org consacre le 17 avril une analyse à ce “Bittergate” (l’expression est employée notamment par Huffington Post le 15 avril). L’extrait ci-dessous contient une critique radicale des réactions contre Obama et quelques citations d’autres réactions. A côté d’arguments objectifs, l’analyse de WSWS.org développe un point de vue marxiste (le titre de son analyse : «The Obama “mistake”: Breaking the taboo on discussing class in America»)
«Nevertheless, the candidate—more intelligent and observant than the average bourgeois politician—said a mouthful, and perhaps more than he intended. He violated the conventional rules of big business politics in the United States on at least three counts.
»First, he touched on the reality of class alienation, noting that millions of working people face increasingly difficult economic circumstances and are bitter over the refusal of the political establishment, in both Democratic and Republican administrations, to help them.
»Second, he suggested that working people are not only materially distressed, but also ideologically misled. Popular anger over vanishing jobs and falling wages has been diverted into various blind alleys by right-wing political campaigns over guns, abortion, immigration and trade (the first three mainly from Republicans, the last mainly from Democrats, including Obama himself).
»Third (and worst, as far as Obama and his liberal supporters are concerned), he implicitly equated religion with the other nostrums used to misinform and confuse workers.
»For this he has been denounced by the Republican presidential candidate John McCain and, even more vociferously, by his Democratic opponent, Hillary Clinton.
»Right-wing and pro-Republican pundits have savaged Obama for the alleged slur on religion, while trying as much as possible to ignore the substance of his observations about the economic conditions facing the working class. Commentators like the Wall Street Journal editorial page and New York Times columnist William Kristol denounced Obama as a closet Marxist.
»“As political psychoanalysis, this is what they believe in Cambridge and Hyde Park,” the Journal declared. “Guns and God are the opiate of the masses, who are being gulled by Karl Rove and rich Republicans. If only they embraced their true economic self-interest, these pure [presumably the editors meant “poor”] saps wouldn’t need religion and they wouldn’t dislike non-white immigrants.”
»The liberal commentators are typified by E. J. Dionne of the Washington Post. They regard what Obama said as true, indeed almost a truism, but believe that to say it is a political blunder. Dionne bemoaned “Obama’s mistake,” but then devoted his column to criticizing Hillary Clinton for her attacks on Obama. “Something doesn’t parse when a Wellesley and Yale Law School graduate whose family made $109 million since 2001 relentlessly assails a former community organizer on the grounds that he is an elitist,” he wrote.
»“It has been sickening over the years to watch Republicans, who always rally to the aid of the country’s wealthiest citizens, successfully cast themselves as pork-rind-eating, NASCAR-watching, gun-toting populists,” he concluded.” He did not, however, address the most important question—how this political burlesque has been enabled by the Democratic Party’s drastic shift to the right and abandonment of any program of social reform and wealth redistribution.»
• Un commentaire de Daniel Finkelstein, dans sa rubrique Comment Central, du Times de Londres, le 16 avril. Intéressant dans cette mesure où il concerne deux aspects, non moins intéressants, de cet étrange “Bittergate”: la personnalité d’Obama et les mœurs politiques du point de vue du discours.
«What was the problem with Obama's “bitter” comments? Isn't he right that many people are bitter about their economic circumstances? Isn't he right that some of those people turn to guns and religion?
»Well, yes, he was right and that is what he did wrong.
»Lots of people believe that Obama's big difficulty in the general election will come from his race. I think it will come from his famous detachment.
»There are things that pollsters can say and things that analysts can say, and they are not the same thing. Inevitably, for instance, his comments will be interpreted as a patronising slur on religious people, even though he is religious himself.
»But Obama didn't respect that distinction. And I think his slightly lofty, stand-off manner is the reason.
»He seems sometimes to be looking at the election from the outside. He sometimes seems to be standing back and marking his nation like an independent assessor….»
• “Bittergate” a valu un ralliement de poids à Obama : Bruce Springsteen, The Boss, le chanteur de rock dont l’un des thèmes favoris est certainement l’amertume des pauvres en Amérique. Selon RAW Story, le 16 avril:
«Barack Obama picked up another celebrity endorsement Wednesday. Singer Bruce Springsteen announced his support for Obama in a note posted to his Web site.
»The rocker who became famous singing of his blue collar roots, said recent comments from Obama that were portrayed by his opponents as condescending to working Americans were taken out of context.
»“He speaks to the America I've envisioned in my music for the past 35 years,” Springsteen writes, “a generous nation with a citizenry willing to tackle nuanced and complex problems, a country that's interested in its collective destiny and in the potential of its gathered spirit.”»
“Bittergate” vaut le détour, tant cette affaire mêle le dérisoire et la gravité dans la situation politique. C’est une affaire symbolique d’une situation politique parce qu’elle décrit bien les nécessités de cette situation et les blocages qui empêchent ces nécessités de s’accomplir.
La description que fait Obama de la situation de la population de Pennsylvanie est évidente. L’Etat de Pennsylvanie, qui fut l’un des cœurs de la puissance sidérurgique US, a subi la dévastation de ce domaine, avec les conséquences sociales que l’on comprend. Cette dévastation étant vieille de plus d’un quart de siècle et les dommages sociaux n’ayant guère été réparés, et même s’accentuant avec l’actuelle crise, l’amertume et la frustration sont des réactions psychologiques évidentes et inévitables. Les commentaires d’Obama sont à mesure. L’exploitation de cette affaire confirme divers caractères de la politique américaniste et de cette campagne particulièrement.
• L’interprétation orwellienne est presque automatique. Hillary Clinton s’est posée à cette occasion en populiste (dans le sens US, qui a souvent une connotation positive) venant à la défense des petites gens, alors que le commentaire d’Obama était qualifié d’ “élitiste”. La réalité ferait croire exactement à l’inverse. Le commentaire d’Obama pourrait avoir été fait par Roosevelt dans les années de Grande Dépression, et les observations de Springsteen sont justifiées. L’interprétation générale de l’establishment a suivi celle de Clinton, d’autant qu’on y ajouta une polémique sur “l’absence de patriotisme” d’Obama parce qu’il ne porte pas à la boutonnière le petit insigne-standard de l’affichage du patriotisme par un homme politique US (l’insigne étant simplement la bannière étoilée).
• Cette attaque orwellienne reflète les consignes du conformisme politicien US. L’essentiel est de suivre les signes apparents du patriotisme, le plus redoutable des dévationnismes est de se permettre des incursions dans la réalité sociale désolée de l’Amérique. WSWS.org a raison en écrivant que Obama a transgressé un tabou ; Finkelstein a raison, mais d’une façon ambiguë, en écrivant que «There are things that pollsters can say and things that analysts can say, and they are not the same thing.» Plutôt qu’“analyste”, mettre “politiciens”, et l’on aura la formule du virtualisme si unanimement recommandé dans les consignes non écrites de l’establishment. Le reproche de Finkelstein à Obama est que Obama ne respect pas toutes les règles du jeu du virtualisme conformiste en laissant échapper des observations sincères.
• … D’où l’intérêt du même commentaire de Finkelstein sur Obama, cet homme qui paraît un peu détaché, qui semble suivre les élections “from outside”. Quoique le commentaire soit mi-figue mi-raisin (les appréciations de Finkelstein semblent plus critiques que laudatives), cette appréciation tend effectivement à décrire une personnalité (Obama) assez peu intégrée à “la ligne du Parti”. Le 15 avril, dans une chronique pour OnLine Journal, Dan Lieberman définit Obama comme «[a] relatively new personality who is still not integrated into the established Democratic Party leadership». (Le commentaire d’Oberman nous paraît par ailleurs bien optimiste.)
Sans porter le moindre jugement de valeur ni avancer la moindre prévision sur son comportement, la situation et le portrait psychologique d’Obama par rapport à l’establishment, plus que se rapprocher de l’analogie flatteuse de FDR, semblent rappeler la situation et le portrait psychologique de Gorbatchev en 1984. Une autre similitude entre les deux est que Gorbatchev croyait encore le système soviétique réformable dans le cadre du Parti lorsqu’il vint au pouvoir, comme Obama le croit du système américaniste dans le cadre bipartisan.
La différence essentielle est que Obama ne dispose pas de l’arme suprême de Gorbatchev que fut la glasnost. Le paradoxe est que le caractère policier soft de l’URSS de 1984, avec des restrictions encore sévères de liberté de parole, permettait à Gorbatchev d’administrer un traitement de choc salutaire, présenté comme nécessaire pour la survie du système, en libérant cette liberté de parole par la glasnost. Mais le résultat, paradoxal à nouveau, fut de démentir la principale thèse du “libérateur”: le système, pour être réformé, devait être brisé hors des lignes du Parti, et la réforme devint révolution, aboutissant au résultat que l’on sait. Le système US permet une réelle liberté (accessoire nécessaire pour le fonctionnement de l’économie et d’une structure faite de groupes de pression et de pouvoirs indépendants). Il compte essentiellement sur la force cohérente du conformisme de fer, librement accepté, – sorte de “servilité volontaire” de la direction, – pour rester dans le carcan du système bipartite. Avec lui, la réforme de la glasnost serait beaucoup moins efficace que dans le cas Gorbatchev parce qu’elle n’est pas jugée nécessaire (y compris par ceux qui souffrent le plus du système, la population la plus pauvre) au nom de la fable que la liberté de parole existe.
Obama n’est pas un “homme sûr”, du point de vue du système, on a vu plus haut pourquoi. Il donne beaucoup de gages, rejoignant des positions conformistes. La question est de savoir dans quelle mesure cette évolution change la psychologie de l’homme. Il y a une course de vitesse entre sa candidature (si elle se confirme au niveau démocrate) avec les concessions conformistes qui vont avec et les pressions exercées sur sa psychologie. S’il était élu et si le “formatage” d’Obama n’était pas achevé, il y aurait un formidable affrontement entre Obama et le système. De toutes les façons dans cette hypothèse d’une élection, même si le “formatage” est considéré comme achevé, Obama sera suspect et subira des pressions constantes de la part du système; il sera considéré de ce point de vue comme un homme dangereux. Sa présidence sera de toutes les façons considérée comme un risque et elle sera certainement déstabilisante dans une mesure encore indéterminable. La perspective est plus le désordre institutionnel, d’autant que le système en a pris l’habitude avec Bush, qu’une “victoire à la Gorbatchev” (en un sens, sorte de version postmoderne d’une victoire à la Pyrrhus). L’inconnue de la chose est le comportement populaire. A priori, les Américains sont beaucoup plus contrôlés par le système que ne l’étaient les Russes par leur système en 1984 ; malgré l’apparence d’une plus grande liberté formelle, ou à cause d’elle justement, ils sont beaucoup moins libres.
Le Grand Juge en la matière viendra des événements : l’Irak, la crise, etc. Si tout cela n’est pas repris en mains, il s’agit de facteurs déstabilisateurs, il s’agit d’éléments déstabilisants qui peuvent diviser l’establishment lui-même et empêcher la formation d’un bloc de surveillance contre Obama. Dans cette occurrence, une autre orientation peut être envisagée: que Obama soit battu à un stade ou l’autre de l’élection et qu’il prenne l’orientation de devenir une sorte de leader presque extra-parlementaire d’un mécontentement populaire. Enfin, il existe une possibilité hors-normes de situation exceptionnelle, si le parti démocrate était trop déchiré par l’affrontement Obama-Hillary, que Obama fût quand même désigné, qu’il fût nécessaire de trouver une formule d’urgence pour éviter le suicide démocrate: lui adjoindre un co-listier de très grand poids, en l’occurrence Al Gore, ultra-populaire mais profondément suspect pour l’establishment. Cela accentuerait la déstabilisation de la candidature Obama.
Quoi qu’il soit et quoiqu’il veuille, Obama est institué comme le seul représentant possible d’un mécontentement profond. Le résultat probable, s’il maintient une position nationale, sera plutôt le désordre au sein de la direction américaniste qu’une réforme radicale de cette direction. (Idem en plus accentué avec un ticket Obama-Gore.) Les années Bush ont bien préparé cette possible évolution. C’est d’ailleurs la seule évolution souhaitable car seul le désordre intérieur peut espérer ébranler peut-être décisivement le système.
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