De l’amertume de Blair aux moissons de Gérone

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De l’amertume de Blair aux moissons de Gérone


18 novembre 2006 — Les Anglais n’apprécient pas. Ils laissent voir leur mauvaise humeur, qui nous en dit plus qu’une longue analyse, après l’initiative Espagne-France-Italie pour un plan de paix au Moyen-Orient. La question n’est pas ici de savoir si ce plan va réussir (les espoirs sont bien maigres) mais de n’être pas perçu naturellement comme partie prenante d’un tel projet par quelques-uns des grands pays du continent. La frustration de Tony Blair est intense. «Les Britanniques n’imaginaient pas qu’on puisse proposer un plan collectif de certaines puissances européennes sur ce sujet brûlant sans qu’on sollicite leur participation, commente une source européenne. Ils ne décolèrent pas.»

Selon EUObserver d’hier,

«Spain, France and Italy have unveiled a Middle East peace plan amid frustration over the latest developments between Israelis and Palestinians, with London surprised by the initiative and Israel rejecting it immediately.

»Spanish prime minister Jose Luis Rodriguez Zapatero, who pushed the initiative, announced the five-point plan at a meeting with the French president Jacques Chirac in the Catalan city of Girona on Thursday (16 November).

»“We cannot remain impassive in the face of the horror that continues to unfold before our eyes,” said Mr Zapatero, adding “Violence has reached a level of deterioration that requires determined, urgent action by the international community.”

»“Somebody must take the first step,” he said.

»French president Jacques Chirac commented after the meeting, “Our three countries have the sensitivity, the same interests and the same morals, and maybe we can play a part in working out a solution to the Palestinian problem,” according to press reports.

(…)

»The three-country plan calls for an immediate ceasefire in the region, a Palestinian national unity government, talks between Israel's prime minister and the Palestinian president, plus an exchange of prisoners between the two parties and an international mission in Gaza to monitor a ceasefire.

»The Spanish leader received support from Paris and Rome for the initiative and is planning to debate it with other European counterparts at the high-level EU summit on 14 - 15 December, suggesting that he hoped for support particularly from Germany and the UK.

»However, British media report that the UK Foreign Office was surprised by the news as the trio had not consulted the British with the plan before announcing it at a press conference.

»Commentators have related the sidelining of London to Britain's ties to the US, with Washington sparking fresh frustration in some European quarters last weekend after it vetoed a UN Security Council resolution condemning Israel for its latest actions.

The Independent, qui nous informe de son côté des mêmes frustrations blairiennes, explique certaines situations récentes qui ont renforcé la décision des trois pays d’agir sans les Britanniques. «Commentators have related the sidelining of London to Britain's ties to the US, with Washington sparking fresh frustration in some European quarters last weekend after it vetoed a UN Security Council resolution condemning Israel for its latest actions.»

Vers un “noyau dur”

Ce n’est pas la première fois que Londres est écarté d’une initiative majeure dans le contexte européen. L’initiative franco-italienne d’août 2006, pour constituer une force d’interposition entre Israël et le Hezbollah, est un précédent, qui avait d’ailleurs été brutalement signifié à Blair. Cette fois, le propos est encore plus net. Le Royaume-Uni est mis au second rang par les acteurs de l’initiative, et d’une façon notablement différente du sort fait à l’Allemagne de Merkel : pour le premier, c’est simple politesse et l’on n’attend rien des Britanniques ; de la seconde, on attend un ferme soutien. (Il semble que les Allemands ont été avisés de l’initiative, au contraire des Britanniques.)

Chirac s’active beaucoup en politique étrangère. C’est le paradoxe d’une politique française éclatée, qui semble n’avoir plus aucune substance ni aucune unité. L’habituelle paralysie de la grande politique à l’approche des élections laisse place à son contraire : beaucoup d’initiatives et de créativités, comme pour mettre en évidence les faiblesses des “candidats médiatiques” — Sarko et Ségolène — à ce propos. Les partenaires eux-mêmes comprennent cela puisqu’ils continuent à solliciter la France comme acteur principal, comme Zapatero à Gérone.

La réunion de Gérone (avec l’Espagne, la France et l’Italie) est présentée comme un tournant européen. Même si le jugement peut sembler abusif ou prématuré, il va dans le sens de l’analyse générale que nous faisons.

Selon Le Figaro du 17 novembre : «Hier, à Gérone, le chef de l'État a souligné qu'une nouvelle étape, significative, était désormais franchie : l'Espagne fait désormais partie du moteur de l'Europe, a-t-il dit en substance. “Au coeur des forces centripètes de l'Europe et qui assurent son bon fonctionnement, il y a l'Allemagne, la France, l'Espagne, l'Italie”, a déclaré Jacques Chirac, sans citer la Grande-Bretagne. “Un bon équilibre de l'Europe suppose un considérable renforcement de l'accord entre la France et l'Espagne”, a-t-il ajouté, en vantant le “partenariat stratégique privilégié” entre les deux pays à l'image de celui déjà mis en place entre la France et l'Allemagne. Un “partenariat stratégique” inauguré hier par la première réunion, en marge du sommet, d'un Conseil franco-espagnol de sécurité et de défense. Au total, il s'agit d'un “vrai rééquilibrage” des relations entre les deux pays, a résumé Jacques Chirac.»

Le sentiment qu’on peut avoir à partir du constat que dresse implicitement Chirac lorsqu’il présente l'Allemagne, la France, l'Espagne, l'Italie comme le “coeur des forces centripètes de l'Europe”, c’est évidemment que le Royaume-Uni en est exclu. Cette lapalissade a plus de poids qu’un simple constat d’évidence ; il s’agit vraiment de l’esquisse d’une forte orientation politique européenne en train de se faire. Ajoutez aux quatre pays cités par Chirac la Belgique et le Luxembourg (qui soutiennent les initiatives en cours) et vous avez ce qu’on désigne couramment comme un “noyau dur” européen. Le Royaume-Uni en est exclu.

Cette situation rejoint les sentiments exprimés par Gerardt Schröder lors de son récent passage à Paris pour présenter son livre de mémoires. Un court compte-rendu de ses jugements sur le Royaume-Uni nous en est ainsi présenté par nos sources internes : «When he first became chancellor, Schroeder said he thought Britain could join the Franco-German axis to forge a powerful new three-way relationship. “But it didn't work, because Britain continues to think in terms of empire and Britain also sees itself as a mediator between Europe and the United States,” he said. “I'm not criticising that, but the result is that Britain cannot be a motor of the integration of Europe.” Schroeder praised French President Jacques Chirac in the book. “Jacques Chirac is an extremely reliable partner and I like to listen to him. He knows a lot of things,” Schroeder told TF1 television.»

La France et le chaos européen

Cette situation, ajoutée à diverses autres, nous permet de présenter une réponse à ceux qui s’interrogent, en général avec angoisse, à la question : où en est l’Europe? Elle n’est nulle part si l’on pose cette question sur le plan communautaire, voire fédéral. Notre appréciation est que l’élargissement à 25 a porté le coup de grâce à ce qui pouvait subsister d’espérance à ce propos, d’autant plus que les nouveaux venus ne se privent pas d’en accélérer l’agonie (voir la Pologne).

L’initiative de Gérone renforce par contre l’autre réponse que nous privilégions, qui est le développement d’initiatives parcellaires de certains pays, au nom de l’Europe. Cela se développe en général dans un flou artistique quant à la légalité communautaire des actes ainsi posés, leur succès ou leur échec éventuels scellant leur “légalité” européenne, — dans un sens ou l’autre, par défaut pour le second cas de l’échec.

De ce point de vue, l’initiative de Gérone peut justement être mise en parallèle avec l’intervention des Français et des Italiens au Liban, intervention qui fut suscitée par les Italiens convainquant les Français d’intervenir. Elle peut être mise également en parallèle, même sur un plan différent, avec les relations triangulaires Paris-Berlin-Moscou, Paris et Berlin pouvant figurer les bonnes relations stratégiques de l’Europe avec la Russie (les relations exécrables entre l’UE institutionnelle et la Russie, aggravées par des Etats membres comme la Pologne, figurant le double négatif de ces relations triangulaires, et la preuve a contrario de l’impuissance communautaire).

Une remarque évidente est que cette démarche générale passe nécessairement, dans ses orientations les plus ambitieuses, par la France. Ce pays, contrairement aux jugements des élites françaises, est aujourd’hui dans une situation de force en Europe comme il n’a jamais connu. La France est faite par essence, — c’est-à-dire au nom de la constante réaffirmation de sa souveraineté, — pour figurer comme l’acteur central dans le chaos européen, capable de rassembler et de fédérer des regroupements de circonstance.

C’est l’application d’une conception que nous avons développée l’année dernière, sur le thème de “l’Europe-puissance”. Nous avancions que l’Europe devenait irrésistiblement un chaos d’Etats membres incapables par l’évidence de leur diversité et de leurs différences de déterminer une politique commune, et que, dans ce chaos, la France tiendrait par sa nature même (souveraineté, donc légitimité) une place centrale. Nous rappelons ici les deux avant-derniers paragraphes de conclusion de ce texte (accessible sur ce site):

«15). C’est autour de cette évolution que le “pouvoir européen” doit se mettre en place, d’une façon assez naturelle, par la “nature des choses” et la “force des choses” (concept cher à de Gaulle). Un pouvoir émerge des divers centres de puissance conduits à se coordonner sous la pression des circonstances. Ce qui donnera sa légitimité et donc sa cohérence à cette puissance disparate et fractionnée, et transformera sa coordination forcée en une politique créatrice, ce n’est pas une structure de plus, une bureaucratie de plus, un exécutif de plus, dont on a vu qu’ils enfantent impuissance et illégitimité; non, ce qui lui donnera sa légitimité, c’est l’inspiration d’une politique conforme aux intérêts et à la tradition européenne. Nous nommons effectivement cela “une inspiration” pour en marquer le caractère haut et non dénué de spiritualité.

»16). Vous comprenez évidemment que la France est idéalement mise, qu’elle est le seul État-membre qui puisse donner cette inspiration. Nullement par sa supposée vertu ou son universalité trop souvent affirmée ; ni par volonté politique ni par un calcul dont elle est bien incapable. Simplement parce qu’elle est le seul État-membre à disposer d’une structure, d’une politique, d’une position générale et, surtout, d’une psychologie, lui permettant d’accéder naturellement à l’inspiration d’une politique, — bonne ou mauvaise c’est un autre propos, — fondée sur la souveraineté et la légitimité. Un exemple de cette inspiration française est d’ores et déjà visible au niveau de la PESD. Tous les autres pays européens sont tributaires d’un passé caractérisé par un enchaînement que nous qualifierions de psychologique et de politique à une inspiration étrangère (bonne ou mauvaise, là encore question de jugement). Seule la France est capable de se penser libre dans l’ensemble européen, donc elle en sera l’inspiratrice. (Cela n’est pas une vertu, c’est un fait et c’est parfois un fardeau.)»

Le post-scriptum de cette analyse semble aller de soi. Si jamais une œuvre institutionnelle efficace devait tout de même être menée à bien, ce serait évidemment dans le cadre du concept de “noyau dur”, comme la chose se fait naturellement dans les initiatives ad hoc. On y retrouverait évidemment les principaux pays activistes et au sentiment plus ou moins “européaniste”, d’ailleurs eux aussi mentionnés plus haut. Le Royaume-Uni, du moins dans l’état actuel des choses, en serait impitoyablement écarté, confirmant l’absurdité de la politique des special relationships poussée par Blair à son extrême — politique conduisant Londres à une tension grandissante avec les USA et à un rejet grandissant par les Européens.