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587729 décembre 2018 – Il y a longtemps que se développe le jugement selon lequel le développement des technologies de communication et du numérique tend à créer un monde artificiel dans lequel seraient plongées des foules laissées sans direction par la globalisation du néocapitalisme, et ainsi mises dans une atonie qui les priverait de tout sens et laisserait libre cours aux événements suscités par le Système. Par conséquent, c’est avec une certaine surprise puis avec une surprise certainement heureuse que l’on découvre, que je découvre que l’atonie de ces foules sans-direction et privée de sens s’est muée en une colère d’une puissance et d’une résilience extraordinaires.
(Bien entendu, je note cela en référence à la crise des Gilets-Jaunes, mais aussi à divers mouvements de type “populiste” et apparentés qu’on dénombre depuis les années 2015-2016.)
Où est passé l’atonie de ces foules qu’on observait comme abruties par les smartphones du Système et du néocapitalisme ? Au désordre par atonie que cherche à répandre dans les foules privées de sens le néocapitalisme entropique se dresse et s’oppose le désordre des rues par les peuples qui jugent trouver un sens dans le choix de suivre les impulsions nées de leur colère ; le désordre par atonie se désintègre sur le désordre par la colère. Désordre contre désordre, ou comment “faire aïkido” et transmuter, selon le mot de Victor Hugo qu’on reprend beaucoup ces temps-ci, les “foules” heureuses d’être sans direction ni le moindre sens en “peuples” cherchant avec colère à retrouver une direction et un sens qui soient les siens.
Puisque j’ai mentionné les GJ, parlons d'eux comme d'un symbole... C’est-à-dire qu’il faut tirer des enseignements fondamentaux de cet événement, quoiqu’il advienne de lui et quelle que soit la direction qu’il prenne, – mais je ne dirais pas, comme j’allais l’écrire, “éventuellement jusqu’à sa disparition ou sa désintégration”, puisqu’il ne peut ni disparaître ni se désintégrer mais, de façon, très différente, évoluer dans une chaîne d’événements de même nature. La remarque de Douguinevaut aussi bien pour l’analyse du mouvement que pour sa pérennité à cause de sa propre structuration :
« L’ampleur du mouvement des gilets jaunes est d’ores et déjà telle qu’il est absolument nécessaire d’analyser ce phénomène de manière détaillée. »
Ma première idée était de décrire ce que j’aurais nommé deux “univers parallèles”, celui des foules atones et celui des peuples en colères, comme deux choses contraires cohabitant en s’ignorant, progressant côte-à-côte sans se regarder... Mais à la lumière des remarques précédentes, il apparaît qu’il ne s’agit pas de deux “univers parallèles” mais bien du même qui se transmuterait (“foules devenues peuples”) ; ou bien, dit d’une façon différente, du même univers qui serait les deux en même temps(“foules atones” et “peuples en colère”), et où, manifestement et certes pour la séquence en cours dont on voit mal ce qui pourrait la détourner en environnement satisfaisant propice à calmer la colère, le “peuple en colère” prend dans la dynamique populaire générale de plus en plus l’ascendant sur la “foule atone”. Qu’est-ce qui est le plus important chez un GJ ? Son smartphone ou son gilet jaune ?
Il m’apparaît manifeste que le smartphone est un outil, un instrument utile qui peut paraître parfois envahissant et anesthésiant mais qui n’exerce pas de véritable maîtrise sur l’esprit, un accessoire sophistiqué mais sans aucune essence symbolique, aussi aride que la surface de la Lune. Au contraire, on ne peut expliquer la puissance de communication du gilet jaune, chose rustique et sans grâce, d’une couleur grossière et sans la moindre sophistication, que par sa puissante fonction symbolique exprimant un état de l’esprit, une position et une attitude politiques qui impliquent un jugement autonome et justifient un comportement audacieux.
Ce constat, qui est de mon jugement mais dont on admettra qu’il s’appuie sur des événements remarquables, est très surprenant par rapport au jugement général de notre emprisonnement par les machines. (L’expression “emprisonnement par les machines” à prendre au pied de la lettre aussi bien que d’un point de vue symbolique, et avec une suggestion de soumission à cet emprisonnement, une sorte de “servilité volontaire” par atonie.) Au contraire, il semble que nous sommes aujourd’hui dans une situation inverse de la soumission et que la révolte gronde dans la prison où les matons et leurs kapos sont de plus en plus débordés et paniqués.
Je reviens à une référence d’un récent article du site (du 6 novembre 2018), où il était question de Gunther Anders et de son livre L’Obsolescence de l’homme. Le sujet développé était celui, par métaphore, de “l’obsolescence de la machine” en référence à ce qu’on désigne dans ces pages de dde.orgcomme “la crise du technologisme”. Je fais une citation pour nous rafraîchir la mémoire et ouvrir une autre perspective à partir de la même référence...
« Ce qui est en jeu, c’est un concept non moins fondamental qui est apparu depuis le début du XXème siècle et qui a notamment été magnifiquement développé par Gunther Anders dans son livre ‘L’obsolescence de l’homme’.
» Gunther Anders fut l’élève de Husserl et de Heidegger, et le mari d’Hanna Arendt de 1929 à 1936. Militant pacifiste connu par ses actions contre la bombe atomique après la guerre (notamment ses entretiens avec un pilote d'un des B-29 de reconnaissance des missions atomiques sur le Japon), il se signala par une critique extrême du progrès qui le classe parmi les antimodernes... [...]
» Une des thèses du livre d’Anders se nomme “la honte prométhéenne”, qu’Anders décrivait ainsi, dans son “journal de Californie”, le 11 mars 1942 : “La honte qui s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même fabriquées”. Anders rapporte l’anecdote d’une visite d’usine où étaient exposées des machines en parfait état de fonctionnement, c’est-à-dire fonctionnant à la perfection. Il nota le comportement de son compagnon de visite, qui manifestait une sorte de honte, “comme s’il avait honte d’avoir introduit ses propres instruments balourds, grossiers et obsolètes dans une haute société composée d’appareils fonctionnant avec une telle précision et un tel raffinement”.[...]
» Anders construit donc sa thèse autour de cette idée : l’homme conscient de son imperfection, a honte de lui-même devant la perfection des machines qu’il a fabriquées, – effectivement ‘parfaite’ description d’une “honte prométhéenne”. “[D]ans sa ‘honte prométhéenne’, l’homme préfère, lui aussi, la chose fabriquée au fabricant, accordant à la chose fabriquée un degré d’être supérieur.” Il en vient alors à se placer sous l’empire des machines qu’il construit, projetant dans ses machines son propre hybris en même temps qu’une confiance d’autant plus aveugle qu’elle semblerait ne pas être compromise par une sorte de complexe de l’égotisme puisque la machine est autre que lui-même... »
Ensuite, le texte se poursuit à propos du perfectionnement des machines avec l’électronique, l’informatique et le numérique, pour en arriver à “la crise du technologisme” qui accouche paradoxalement de “l’obsolescence de la machine”. Ce que je veux mettre en évidence va dans la direction d’une autre hypothèse sans rien ôter au constat initial, disons une hypothèse complémentaire qui est l’évolution de la psychologie et du comportement des “foules” par rapport au phénomène de “l’obsolescence de la machine”, et une hypothèse appuyée sur la dynamique de “la foule atone devenue peuple en colère”, et ainsi écartant l’“obsolescence” dont elle s’était elle-même chargée.
Ce qui m’avait alerté également, dans le livre de Anders, c’était qu’il date de 1956 et que Anders cite même son journal de 1942 pour parler de « l’humiliante qualité des choses [que l’homme] a lui-même fabriquées » (« le 11 mars 1942 : “La honte qui s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même fabriquées”. »). Si l’on remonte encore un peu et si l’on prend de la distance, il apparaît finalement que cette perception de “la qualité des choses qu’il a créées”, en parlant de la technique, existe dès le XIXème siècle ; certainement, le chemin de fer, les premiers bateaux à vapeur, ont été de ces phénomènes-là où la machine a paru d’une qualité extrême, effectivement pouvant susciter cette perception que les qualités, voire la perfection de la machine, c’est-à-dire de la technique, dépassaient l’homme.
Ainsi, pendant près de deux siècles, les deux sentiments ont cheminé ensemble, le premier le cédant peu à peu au second : d’une part le constat des merveilles de la techniques (et au-delà, de la technologie), exaltant le progrès et confirmant la ligne idéologique catastrophique de la modernité ; d’autre part le malaise sans cesse croissant de l’homme devant la supposée qualité, sinon la perfection de ces machines accouchée par la technique/la technologie, avec au-delà leurs effets sur la nature humaine et sur l’état du monde. Un des points de rupture, certainement le premier à atteindre un vertige métaphysique, fut la bombe atomique (puis nucléaire), avec les catastrophes d’Hiroshima et de Nagasaki. (L’événement fut déterminant pour précipiter Anders dans un pessimisme radical.)
Se plaçant dans la longue lignée des séquences successives des adversaires du progrès qui remontent haut et loin dans l’Histoire , Anders fut un pionnier de cette contestation du progrès arrivé à son point de fusion, de cette séquence-là qui est à mon sens la phase ultime du courant “antimoderne” dans tous les sens de l’expression, qui prit son essor dans les années 1960-1970 avec parallèlement l’activation politique, parfois même politicienne, de la composante écologique qui met en cause les fondements du Système.
Dans cette même séquence, c’est dans la décennie des années 1990 que la notion de “progrès” prétendant nous imposer un “avenir” totalitaire fut plus radicalement et décisivement mise en cause, cette fois du point de vue intellectuel et philosophique. Je me rappelle une série d’articles du Monde de diverses plumes brillantes, dont celle de cet historien américain pour qui j’ai beaucoup d’estime et que j’eus l’honneur et le bonheur de connaître, William Pfaff. (Son article du Monde devait être une extrapolation de son article dans Commentaire n°74 [1996/2] : « Du progrès : réflexions sur une idée morte ».)
Depuis lors, le conflit est totalement déchaîné, exacerbé par un tourbillon crisique métahistorique issu de 9/11 et une application jusqu’à la démence de la doctrine même du progrès, le néolibéralisme totalitaire qui nous entraîne vers l’entropisation. Ainsi nous trouvons-nous au cœur grondant du point de fusion de cet affrontement, interprétant en mode fortissimo cette terrible équation porteuse d’un choc quasi-nucléaire, – “surpuissance du progrès-autodestruction du monde”comme un double opérationnel du surpuissance-autodestruction du Système.
...La surprise étant bien entendu que les foules rendues atones par les magies noires et diverses du progrès, notamment dans le côté le plus pervers de sa forme informatique et numérique, se révèlent en même temps accoucheuses de “la colère des peuples” : une partie jusqu’alors cachée de l’être prend le pas sur la partie jusqu’alors la plus voyante de lui-même, qui se vautrait dans les délices de la servilité. 1984 et Le Meilleur des Mondes, qui sont les références les plus sûres pour cette situation de “foules” complètement asservies par les machines et ceux qui les manient, ont longtemps figuré comme les seules références de notre futur. Les deux livres sont écrits dans la première moitié du XXème siècle et nulle part on n’y trouve la place ni l’occasion pour une révolte comme celle des Gilets-Jaunes.
Le futur que notre-Système nous réservait a ainsi complètement manqué, par aveuglement et arrogance rassemblées, comme un vrai Macron, son investissement de l’avenir qu’il aurait voulu déformer à son image, atone et autodestructeur. De cette façon de voir, je déduirais évidemment que les GJ se sont révoltés contre le futur, au nom de l’avenir, selon cette remarque de Fabrice Hadjadj (de son livre de 2014 « Puisque tout est en voie de destruction – Réflexions sur la fin de la culture et de la modernité ») :
« En un mot, le futur est relatif à ce qui va, l’avenir à ce qui vient, et il faut que ce qui va soit ouvert à ce qui vient, sous peine d’une vie qui meurt en se fixant dans un programme. Cette subordination du futur à l’avenir marque aussi la supériorité et plus encore la surprise de l’avenir par rapport au futur. Quand le monde ne va pas, quand, sous nos yeux, il court à sa perte, cela n’empêche pas le royaume de venir : sa grâce ne dépend pas de nos mérites, elle présuppose même plutôt notre condamnation. »
Le symbole des GJ nous oblige à la révolte, il y oblige même la partie d’eux-mêmes qui s’était complaisamment asservie aux clins d’yeux aguicheurs et diaboliques du Système. En conséquence, le Système est dépouillé de son masque et se montre pour ce qu’il est, dans toute sa laideur hideuse de Gorgone. Nul ne pourra plus dire “Je ne savais pas”.
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