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1248Il nous semble qu’il faut accorder une grande importance à l’évolution de l’Inde avec son nouveau premier ministre Modi, dans le contexte bien sûr de la crise ukrainienne, et de la situation de la Russie avec le cas des relations entre la Russie et le bloc BAO. La situation de l’Inde, membre du BRICS comme la Russie mais aussi soumise à des pressions américanistes pour établir une “alliance stratégique” avec les USA, est d’une singulière importance en raison d’autre part de ses liens avec la Russie. L’enjeu de cette problématique s’est précisé et est devenu pressant dans le contexte de crise, et se résume à cette alternative, avec l’arrivée de Modi : l’Inde va-t-elle accepter les ouvertures de Washington ou va-t-elle au contraire affirmer un soutien plus marqué à la Russie ? Les premiers constats, notamment la réunion du BRICS au Brésil, ont été plutôt favorable au second terme de l’alternative (liens avec la Russie), sans permettre tout de même de trancher. Mais d’autres nouvelles intéressantes sont survenues, qui permettent de renforcer l’orientation constatée.
• Il s’agit d’abord de la position prise par l’Inde à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), sur la question sensible de la sécurité alimentaire, qui se place en complète contradiction avec les positions habituelles des USA. MK Bhadrakumar commente cette prise de position, qu’il considère comme particulièrement importante, le 4 août 2014. Ce commentaire est particulièrement vif et prend une signification remarquable si l’on sait que Bhadrakumar a été extrêmement prudent, voire suspicieux vis-à-vis de Modi depuis son arrivée au pouvoir en raison des liens supposés du nouveau Premier ministre indien avec le corporate power en Inde et aux USA. Le jugement implicite que Bhadrakumar porte ainsi sur l’action du Premier ministre telle qu’il la perçoit est d’autant plus significative que Modi est une forte personnalité ; s’il se révèle nationaliste et suspicieux à l’encontre des USA, la politique étrangère de l’Inde sera beaucoup plus marquée dans ce sens qu’elle ne le fut précédemment, quand elle le fut.
«Prime Minister Narendra Modi has drawn big criticism from the United States on account of the firm stand India took at the World Trade Organization negotiations, insisting that its concerns about food security needed to be accommodated if India were to go along with the so-called trade facilitation agreement. Overnight the smile has vanished from Uncle Sam’s face.
»Washington was taken by surprise. Its estimation was that the Modi government in its anxiety to start a fresh page in US-Indian ’strategic partnership’ would climb down at the last minute and the remarks by secretary of state John Kerry in the run-up to the visit to India implicitly hinted at such anticipation. Kerry’s uncharacteristic outburst while in Delhi alleging that Modi was sending the “wrong message” also suggests a sense of let-down. But how the Barack Obama administration could have got such a notion regarding the Modi government’s DNA is anybody’s guess. [...]
» The stunning part is that the thought that the acrimonious disagreement over the WTO deal surfaced in the run-up to Modi’s forthcoming visit to Washington next month didn’t seem to worry him. In the Manmohan Singh era, there would have been much angst and hand-wringing at such a juncture. In turn, Modi has ‘reset’ the atmospherics of his visit. ‘India-first’ — that becomes the signal tune of his visit to the US, and how it rubs against Obama’s ‘America-first’ priorities will bear watch. Indeed, this reclusive, austere, strong-willed Indian leader is certainly very unlike what the Americans are used to.
»What emerges once again is that Modi is crafting an independent foreign policy...»
• Il s’agit également de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS), qui regroupe six pays dont la Chine et la Russie dans une organisation pour l’instant cantonnée à une coopération de sécurité peu contraignante et portant surtout sur les matières de terrorisme. La radio La Voix de la Russie annonce qu’au cours de la réunion des ministres des affaires étrangères des pays du l’OCS, le 31 juillet 2014 à Douchanbé, capitale du Tadjikistan qui assure la présidence de l’OCS cette année, les projets de documents sur l’admission de quatre nouveaux membres au sein de l’OCS ont été approuvés. Les documents devraient être signés au sommet de l’Organisation, également à Douchanbé, en septembre. Ainsi l’admission de l’Inde, de l’Iran, de la Mongolie et du Pakistan dans l’OCS devrait être entérinée. La Voix de la Russie cite un expert, Alexeï Maslov, ce 3 août 2014 :
«L’OCS commence à jouer maintenant un rôle d’un contrepoids face à l'activité de l'OTAN en Asie. C'est pourquoi, les pays veulent participer à l’OCS pour avoir une garantie et la défense de leurs intérêts. Maintenant, l’OCS est plus appréciée notamment parce que la politique américaine en Asie était trop dure pour ces pays, il y avait trop de pression sur leurs intérêts. Et, au fond, cette politique contredisait les intérêts asiatiques. De ce point de vue, la volonté de l'Inde, de l'Iran, du Pakistan et de la Mongolie de rejoindre l’OCS est bien naturelle. Il y a encore un point qu'il faut prendre en compte. La croissance du rôle de la Chine dans le monde fait que plusieurs pays craignent de coopérer directement avec celle-ci sans avoir des garanties. Et l’OCS garantit que la Chine respectera les intérêts de ces pays dans le cadre des normes existantes de l'OCS.»
... Ces déclarations sont assez incolores et d’autant dépourvues de saveur, de même que la remarquable discrétion médiatique qui a accompagné la réunion du 31 juillet et l’annonce de la prochaine entrée comme membre de l’OCS de pays aussi importants dans le contexte actuel que l’Inde, l’Iran et le Pakistan. D’autre part, la discrétion autour de l’OCS est également remarquable, dans des circonstances où la Russie et d’autres pays qui lui sont proches devraient s’occuper à activer tous les feux de la communication pour tenter d’équilibrer les pressions du bloc BAO. (Bien entendu, dans ce domaine des organisations à vocation antiSystème, la vedette est depuis longtemps accaparée par les BRICS, ce qui expliquerait tout de même en partie l’effacement de facto de l’OCS.)
Quoi qu’il en soit, l’annonce de l’entrée de ces pays dans l’OCS devrait, on l’espère, donner l’idée à l’ensemble de développer une meilleure communication sur l’OCS, qui pourrait tenir une grande place dans la “guerre de communication”, sinon dans la stratégie tout court, autour de la crise ouverte avec l’Ukraine et l'affrontement entre la Russie et le bloc BAO. De ce point de vue, cantonner la perception de l’OCS au seul espace asiatique n’a aucun sens alors que la crise qui se développe est manifestement globale et affecte toutes les relations internationales, Europe et Asie mêlées. D’autre part, l’intégration dans une même organisation de divers pays, notamment avec la Chine, joue un rôle stabilisateur qui peut favoriser une position politique et stratégique commune (voir la juste remarque de Maslov : «La croissance du rôle de la Chine dans le monde fait que plusieurs pays craignent de coopérer directement avec celle-ci sans avoir des garanties. Et l’OCS garantit que la Chine respectera les intérêts de ces pays dans le cadre des normes existantes de l'OCS.»)
Ce dernier point est notamment très important pour l’Inde, qui tient à “sécuriser” ses relations avec la Chine. Si effectivement l’Inde prend sa place dans l’OCS et dispose ainsi d’une certaine garantie de coopération avec son voisin, si effectivement Modi a l’intention de s’orienter dans le sens que dit Bhadrakumar, l’Inde devrait devenir un acteur puissant des relations internationales, dans un sens antiSystème par le simple jeu des antagonismes, dans la mesure où ce serrait nécessairement en opposition avec les USA. (Un raisonnement similaire, quoique pour d’autres raisons, doit s’appliquer au cas de l’entrée de l’Iran dans l’OCS. Là aussi, on trouverait un cadre structurel commun où se développerait la coopération entre la Russie et l’Iran, à la satisfaction, toujours, du même Bhadrakumar.)
Une fois de plus, une des causes conjoncturelles non négligeables de l’orientation éventuelle de l’Inde est largement contenue dans le comportement des USA, comme d’habitude marqué par l’arrogance, la suffisance et toutes les vertus de cette sorte si caractéristiques des gens de Washington. On le note avec cette remarque de notre commentateur indien («[US] estimation was that the Modi government in its anxiety to start a fresh page in US-Indian ’strategic partnership’ would climb down at the last minute...) ; on le note dans ces remarques où l’exaspération de Bhadrakumar à l’encontre du comportement des USA, après des remarques désobligeantes du brillant et honnête John Kerry (voir la façon dont il “gère” l’affaire du MH17), éclate une fois de plus : «What is so “wrong” about the PM’s decision to convey the “message” the he puts primacy on India’s vital interests? Isn’t that what an elected leader of democratic India supposed to do? Is it any different from what US president Barack Obama himself would do if American interests are at stake? Kerry’s reported remarks, were undiplomatic. He should not have ordered his minions to publicize that he “challenged” Modi, because the Indian prime minister is not his counterpart.»
On ne cesse de noter, – une fois de plus avec le cas de l’Inde et, on l’espère, avec celui de l’OCS s’il y a effectivement évolution de cette organisation, – combien tous les pays dits “émergents” ou associés et assimilés, avec notamment les puissances ex-communistes, évoluent vers une position antiSystème ; et qu’ils le font d’abord sous la pression de la politique-Système du bloc BAO, et principalement des USA. Il aurait fallu fort peu d’habileté, un brin de diplomatie, une attitude montrant une amorce de respect, pour gagner à la cause du Système ou cantonner dans une neutralité passive tous ces pays qui sont en train d’évoluer vers des rassemblements où ils se retrouveront autour de la Russie. (D’ailleurs, la même chose peut être dite de la Russie qui, au départ, ne demandait qu’à coopérer avec les USA.)
Mais ces remarques qui paraissent évidentes sont finalement contradictoires d’elles-mêmes... Ce qui pousse les USA (le bloc BAO) sur une course de volonté hégémonique, par ailleurs déjà presque assurée depuis des années par la force des choses mises en place par la globalisation, c’est une “volonté de puissance” (entre guillemets, puisque caricaturale, sinon invertie, par rapport à la formule nietzschéenne) répondant à l’idéal de puissance, activant la dynamique de surpuissance qu’exige le Système de ceux qui lui sont soumis. Cette dynamique, si elle affirme la volonté hégémonique, fonctionne avec une brutalité inouïe et un aveuglement à mesure, forçant à la contradiction, suscitant l’opposition chez ceux à propos desquels elle s’exerce, fussent-ils au départ les plus ouverts à cette influence. Par conséquent, le résultat est rapidement inverse à celui qui est recherché, suscitant la révolte et non la soumission, et là aussi l’épisode rejoignant finalement l’équation générale surpuissance-autodestruction.
Mis en ligne le 5 août 2014 à 10H41
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