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1272Je lis et relis votre texte «Il y a mystère et Mystère» (F&C du 1er juillet 2010), lui-même “provoqué“ par quelques échanges avec vos lecteurs au sujet d’un précédent F&C («L’“entêtement afghan” et notre structure crisique», 29 juin 2010). Rarement, ce me semble, vous avez été aussi clair ou péremptoire dans votre exigence “méthodologique”.
«Nous plaidons désormais pour que cette sorte d’observation entre dans la réflexion “rationnelle”, – non pas réflexion emprisonnée à la raison mais réflexion utilisant notamment la raison comme outil pour se développer, à côté d’autres “outils”, comme l’intuition, la conviction, etc. C’est-à-dire que nous plaidons pour que la réflexion rationnelle entre, comme un élément parmi d’autres, dans le domaine du “supra-rationnel” sans verser dans la méthodologie impérative et intégriste de l’idéologie, de la croyance, de la foi, etc., même si l’acteur de cette réflexion peut sacrifier à ceci ou à cela, à côté de cette réflexion contrôlée. La réflexion “rationnelle” doit devenir une réflexion “supra-rationnelle”»
Cela fait longtemps que je cherche quelque chose de ce genre, tantôt confusément, tantôt plus clairement, sans n’avoir jamais aussi bien pu le formuler que vous ne le fîtes ici.
(N.B. Plutôt que “supra-rationnelle”, oserais-je suggérer “trans-rationnel”, dans le sens de comprenant le rationnel, mais l’en deçà aussi, l’à-côté, et les autres choses englobantes également).
Au cours de mes pérégrinations, j’ai cependant trouvé deux réflexions, deux types, deux penseurs actuels «qui utilisent la raison comme outil pour se développer, à côté d’autres outils comme l’intuition, la conviction, etc.». Et qui partent résolument de l’héritage culturel européen qu’ils connaissent pour s’ouvrir au plus vaste qu’ils découvrent. Les deux sont des poètes “à la limite du terme”, c’est-à-dire dans le sens original, haut et fort et non restrictif du terme : Kenneth White et Henri Meschonnic.
Je transcris ci-après une partie d’une vidéo où Kenneth White (de langue maternelle anglaise), interrogé par Bernard Pivot (émission Double Je datant de 2006), résume une de ses pensées qui rejoint, me semble-t-il, ce supra-rationnel /transrationnel pour lequel vous plaidez (et moi avec vous) (lien) :
Bernard Pivot : «On vous doit la création d’un mot, qui rassemble toute une philosophie, une manière de penser, c’est le mot géopoétique. Je voudrais que vous expliquiez rapidement.
KW : «On parlait tout à l’heure de culture. Je crois que la culture a été portée par plusieurs choses, beaucoup de choses, à travers les siècles et les millénaires. Elle a été portée par exemple par le mythe, par la religion, par la métaphysique, et à la fin par l’Histoire. Tout ça ne marche plus aujourd’hui. À la limite aujourd’hui on pourrait dire que la culture n’est plus portée par rien. On a une production culturelle, et il n’y a jamais eu autant, mais en poussant les choses un petit peu on pourrait dire que c’est une production culturelle sans culture. Sauf exception. Alors je me suis dit : est-ce qu’il y a quelque chose sur lequel on peut être d’accord, dans le monde entier – parce que je crois qu’il faut quand même penser en terme de monde entier –, au-delà des religions, au-delà des idéologies identitaires qui commencent à sévir justement dans l’absence d’une fondation de culture […], est-ce qu’il y a quelque chose sur lequel on puisse être d’accord. Je me suis dit : pourquoi pas la Terre même, sur laquelle on essaye de vivre. D’où le « géo » de géopoétique.
»Et puis si on fait l’histoire des cultures du monde, on se rend compte qu’il y a toujours une poétique au centre. La culture grecque n’existerait pas, bien sûr sans la politique : ce sont les Grecs qui inventent la politique ; mais elle n’existerait pas sans Homère, sans la poétique océanique d’Homère. La politique se dessécherait s’il n’y avait pas la poétique d’Homère.»
Ailleurs (lien), K.W. précise :
«En Grèce, les Grecs inventent la politique, mais la politique se dessécherait, deviendrait de la politicaillerie, s’il n’y avait pas la poétique d’Homère, qui est océanique, qui irrigue le terrain de la politique.
»Je remonte jusqu’à Aristote, qui utilise l’expression “noûs poiêtikos”, l’intelligence poétique : c’est l’intelligence fondamentale, c’est l’intelligence vraiment première. C’est dans ce sens-là que j’utilise ce mot de poétique, et cette intelligence poétique peut s’appliquer à tous les domaines, à la pensée, à la prose évidemment, [aux] essais aussi, […] à tous les domaines : à la littérature, à la philosophie et, qui sait, peut-être demain ou après-demain, à la politique. »
Autrement dit : pas de culture, pas de politique, pas de domaine de la pensée, sans une poétique préalable, qui est pensée qui saisit les choses à la base, par leurs débuts, qui a une dynamique, une force de parole, d’écoute, de marche, de présence, d’attention.
Cette intelligence poétique, en tant qu’il me semble parfois l’effleurer (pas par goût ou don quelconque, loin de là ! mais par accident, par nécessité “post-traumatique”, pour faire vite), c’est un mélange de méditation, de pierre d’achoppement, de corporalité active et éveillée, de pensée libre et vivante, de culture, de contact avec la vie, d’écoute des choses du monde – à commencer par celle qui sont sous notre nez, là, maintenant –, de travail et de densification.
Henri Meschonnic, dans sa proposition d’une nouvelle théorie critique du langage prenant en compte ce que fait la poésie (La rime et la vie, 2006, Gallimard), permet de préciser le sujet poétique et donc cette dimension, oubliée elle aussi, de la vie humaine. J’interprète très librement ce qu’il dit (pp. 430-431) : le sujet poétique, l’homme, la femme, la personne en ce qu’elle est parlante, «n’est pas le sujet psychologique ou le sujet philosophique qui sait ce qu’il fait et donc fait ce qu’il sait» ; vivre, en tant que sujet poétique, ce n’est pas faire ce qu’on sait faire ; vivre, c’est faire ce qu’on ne sait pas faire, et donc ainsi sentir et vivre la rugosité du vivant, engendrer des rencontres, des actes inattendus, du mouvement, créer et faire vivre des relations qui nous augmentent, nous rendent auteurs, vivre et créer des histoires, etc.
L’intelligence poétique de K.W. devient ainsi l’intelligence fondamentale qu’on utilise quand on vit, quand on se fait sujet poétique, parlant, présent, vivant ; c’est l’intelligence attentive, ouverte à l’inconnu, à l’inattendu, au non donné d’avance, à l’intempestif ; c’est l’intelligence première de la vie en tant qu’elle (la vie) est inattendue, ouverte, non donnée, océanique, qui (l’intelligence) se densifie et se fait auteur (agrandit), et qui irrigue ensuite le reste des terrains la pensée (politique, philosophique, scientifique, économique, etc., etc.) et de la culture.
Le caractère ouvert de cette pensée, caractéristique fondamentale d’une pensée vivante, lui permet, outre de naviguer sur le “caractère eschatologique” de notre temps de crises (eschatologique comme ouvert sur un avenir imprédictible, comme l’entend l’auteur de ce site), d’éviter de «verser dans la méthodologie impérative et intégriste de l’idéologie, de la croyance, de la foi, etc.», et d’être à l’écoute des éléments de cette poétique forte pour la culture d’après le Moderne.
C’est une manière, pour la raison, de se reconnaître limitée, ne serait-ce que pour exprimer, par exemple, le savoir-faire, les pratiques, la culture et la façon d’habiter des “saigneurs” de la forêt de la Lande (Michel Serres a une jolie chronique là-dessus [lien]), des mariniers de la Garonne, des pêcheurs de Louisiane ou des paysans du Pays d’En haut – toutes choses qui précisément se vivent, s’expérimentent, s’apprennent, se transmettent, mais ne se rationalisent pas et ne se rationaliseront jamais, parce qu’il s’agit de vie, de vivants, de manière qu’ont ces vivants d’habiter et de vivre leur lieux et de faire sens. C’est une raison qui se reconnaît elle-même en tant que phénomène vivant (une raison postnietzschéenne qui sait que c’est le corps qui parle), une raison qui sait qu’elle peut produire “un système d’une puissance matérielle” étonnante, convoquer, grâce à ses ingénieuses démarches réductionnistes ou statistiques, des forces d’une puissance redoutable (de quoi aller sur la Lune ou créer de petits soleils sur la Terre), mais qui sait que le réel est fondamentalement et intrinsèquement irréductible (à sa démarche). Une raison qui comprend qu’elle se dessèche et meurt si elle ne s’appuie pas sur une culture, une poétique. Une raison qui n’a pas peur de se reconnaître irriguée par une poétique de la Terre, l’écoute du monde et des choses – vivantes et dites “inertes ” –, où chacun a sa parole, du Gulf Stream aux subtiles couches d’argiles et de silts du Golfe du Mexique ; des bayous aux mélanges de gaz, d’huile et d’eau sous pression qui se faufilent dans le délicat labyrinthe des structures géologiques. Ce que le pêcheur local comme le géologue “de base” entend, respectivement, malgré son inscription dans une globalisation furieuse ou sa formation scientifique, simplement parce qu’ils ne se réduisent pas à cela (ce qui permet par exemple au géologue cité par Naomi Klein, Jill Schneiderman, de parler de “Puits de Pandore”, “Pandora's well”). Ce que Tony Hayward n’entends plus – ce que ne peuvent plus entendre les gens “haut placés”, isolés : le système l’interdit (voyez cette photo étonnement parlante du pauvre chef exécutif de BP [lien], photo numéro 103, semaine du 2 au 8 mai accessible depuis l’index).
Une écoute (géo)poétique qui peut par contre permettre, soutenir, rendre compte, étayer ce que vous appelez cette «idée finalement supra-rationnelle de la “participation” de la nature du monde dans l’affrontement G4G».
Cette relation dynamique entre intelligence poétique et analyse rationnelle dont parle White, c’est, me semble-t-il et comme vous nous en avez si bien fait part, ce qu’a mis en place Naomi Klein (bien qu’elle parle modestement de “feeling”) : entendre une poétique (en l’occurrence celle des U'wa des forêts de Colombie), qui vient soudain irriguer, porter, placer son analyse rationnelle, économique, dans un cadre plus vaste, plus élevé, plus vivant.
Cette relation dynamique entre intelligence poétique et analyse rationnelle c’est, mais ce n’est qu’une proposition de ma part, dans laquelle il ne se reconnaîtra peut être pas mais qui ressemble tellement à ce qui est décrit chez Naomi Klein, c’est ce que Philippe Grasset fait : une analyse, un travail journalistique et une chronique conduite par une raison fine, mais irriguée, nourrie par une intelligence poétique certaine (dont le fonctionnement est quasi totalement et si talentueusement décrit, dans tous ses multiples dimensions et cheminements, dans Les Âmes de Verdun – bien qu’il y emploie (trop ?) modestement le mot d’“intuition”). Cette intelligence poétique du monstre anthropocentrique dans son entier, dans ses origines, dans les mille tourbillons chaotiques qui lui tiennent lieu de dynamique, et pour lequel il a développé une oreille affûtée à nulle autre pareille. Cette intelligence poétique qui lui permet de traverser quotidiennement les terres dévastées et carbonisées de notre “civilisation” en train de s’effondrer et de revenir nous le chanter (entend-il quelque chose d’autre, par delà, qui lui donne chaque jour la force ?) – du moins me plais-je à l’imaginer ainsi.
Bien sûr, là où Naomi Klein cite déjà quelques possibles éléments de cette poétique forte que White accumule pour nourrir une culture nouvelle, M. Grasset est lui dans la critique active du temps immédiat. Ce qui lui permet par contre de donner toute leur ampleur et leur vie à ces concepts (“deuxième civilisation occidentale”, “parenthèse monstrueuse”, monstre basé sur ses deux mamelles : systèmes de la communication et du technologisme, etc. etc.) qui, outre de clarifier, fortifier et mettre des paroles sur notre résistance, feront assurément partie des éléments retenus pour raconter cela à nos enfants et petits-enfants.
Christian Steiner
P.S. J’ai écrit ce texte parce que je suis tombé “par hasard” sur des vidéos d’interview de Kenneth White, et que je les ai mises en relations avec des expériences récentes (trop récente ? d’où peut être un texte encore quelque peu fiévreux et pris dans sa gangue).
Je ne peux que renvoyer le lecteur éventuellement intéressé aux textes de K.W. lui-même, par exemple à cette brève introduction écrite en 1994, intitulée «Considérations premières», et notamment aux deux premiers paragraphes, «A propos de la culture» et «Que faut-il entendre par poétique».
Le tout est accessible en ligne à ce lien.
Propos plus d’actualité que jamais. J’en citerai cet extrait, qui est loin d’être le fond du propos de l’auteur, juste pour l’anecdote et le sourire (à moins que ce ne soit pour le trouble de la fulgurance du résumé de ces 16 dernières années) :
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