De l’ontologie de l’antiSystème

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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De l’ontologie de l’antiSystème

23 avril 2020 – C’est un mot, une expression, un néologisme, etc. et que sais-je, qui a une réelle fortune depuis quelques années. Il faut dire qu’il désigne une catégorie de personnes et d’actes d’une très grande importance correspondant à la nouvelle situation que nous connaissons notamment depuis 9/11, et jusqu’ici sans rangement suggérant leur rassemblement. On l’a beaucoup utilisé sur ce site, jusqu’à en faire le sujet d’un concept du Glossaire.dde, mais selon une orthographe bien spécifique (l’antiSystème), qui avait été justifiée auparavant dans un autre texte, le 10 décembre 2010(« Des “antisystèmes” aux “antiSystème” »), introduisant le concept selon notre entendement bien spécifique.

Avec le Glossaire.dde du 27 juillet 2016, nous avions franchi un pas important en identifiant une chronologie nous faisant passer d’un modèle d’“antisystème” (modèle-Ron Paul) à un autre (modèle-Donald Trump). Quelques citations de ce Glossaire.dde rappellent de quoi il est précisément question :

« [...] [...A]insi verrons-nous qu’au bout du compte, franchissant un pas de géant, [la fonction antiSystème]s’est institutionnalisée elle-même à la mesure du Système lui-même, dans le champ de l’affrontement avec lui et pour l’affronter au plus haut qu’il est possible ; elle s’est “ontologisée”, pourrait-on dire en se référant au mot grec initial (ontos : être). Il n’a donc jamais été aussi urgent et nécessaire de tenter d’en donner une définition la plus complète possible. [...]
» La première phase, avec la mise en évidence de l’“antisystème”/“antiSystème”, définit la fonction comme complètement détachée du sapiens qui l’opérationnalise dans la plupart des cas. En un sens, elle est un phénomène extérieur qui fait élection dans l’un ou l’autre, selon les circonstances,– et cette situation initiale doit rester comme le fondement du phénomène, même dans ses manifestations de plus en sophistiquées, où le sapiens joue un rôle de messager de plus en plus affirmé. Durant cette phase originelle que nous pourrions dire “phase de l’inconscience complète”, il n’est nul besoin, ni d’être antiSystème, ni d’avoir conscience d’être antiSystème à l’instant précis où la fonction vous habite momentanément, pour être efficacement antiSystème. Si l’on veut traduire cela trivialement, c’est la “phase Ron Paul”. (Tout en étant formidablement antiSystème, le candidat républicain qui rencontra un tel succès en 2010-2011, puis qui fut littéralement dissous dans les machinations et procédures du parti républicain, présentait un caractère d’éminente honnêteté qui le fit se conformer à toutes les procédures auxquelles le soumettait sa culture de constitutionnaliste, bien que cette constitutionnalité fût [ou fût devenue, si l’on veut être extrêmement compassionnel] de facto celle du Système.) La deuxième phase baptisée tout aussi trivialement, c’est la “phase The-Donald” (Trump), celle où le candidat antiSystème affirme l’être consciemment, se vante de l’être, et fait de l’antiSystème son véritable fond de commerce (cyniquement ou pas, stupidement ou non, que nous importe). Il n’est pas assuré que ce soit la phase ultime (celle qui aura la peau du Système), comme il n’est pas assuré du tout que cela ne le soit pas ; il n’est pas assuré que cette phase antiSystème soit totalement consciente dans le sens de la lucidité, donc elle peut ménager des erreurs et des rechutes (dans le Système)... Nous en sommes là pour l’instant, par exemple en fonction du fait que nous ne savons pas jusqu’où ira, ou pourra aller Trump en tant qu’antiSystème. »

A cette remarque en forme d’interrogation : « Il n’est pas assuré que ce soit la phase ultime (celle qui aura la peau du Système), comme il n’est pas assuré du tout que cela ne le soit pas... », une réponse sans hésitation peut être apportée désormais. La deuxième phase (“phase The-Donald”) n’est pas la phase ultime ; d’abord, pour mon compte, pour l’impérative raison que je voudrais en proposer ici une troisième, en m’en expliquant bien sûr. Il apparaît assez vite évident que cette troisième phase s’est formée avec les événements qui ont éclaté depuis le début précisément de cette année, et naturellement avec la crise Covid19. Sans cesse, a été identifiée et décrite la  formidable rupture que constituent  ce début d’année 2020,  ce passage entre la deuxième et  troisième décennie du siècle.

On est donc conduit à penser comme à une évidence du sens commun et de la perception sans entrave idéologique qu’en présence d’un tel événement, d’un tel bouquet d’événement transmutant le tourbillon crisique en GCES, d’une telle dynamique de rupture, il apparaît en même temps une nouvelle forme d’antiSystème. Voilà donc l’hypothèse fondamentale qui guide notre plume et nourrit notre pensée (dans cet ordre, comme tout bon  logocrate)...

Il s’agit de situer le phénomène de l’antiSystème par rapport à son ontologie potentielle. A la relecture du Glossaire.dde, éclairé bien entendu par la nouvelle phase de la Grande Crise, je crois qu’il était prématuré de laisser entendre, – car cela n’est pas dit tout à fait explicitement, – que la “phase The-Donald” constituait une “ontologisation” de l’antiSystème (« [la fonction antiSystème]s’est “ontologisée”, pourrait-on dire en se référant au mot grec initial [ontos : être] »). Trump n’est pas une ontologisation de l’antiSystème ; il a été très utile dans ce sens puisqu’il a ouvert une nouvelle phase en “personnalisant” et en officialisant l’antiSystème, il l’est encore (moins souvent et de moins en moins souvent) mais il n’est plus désormais à la hauteur de la fonction antiSystème dans cette phase crisique où il se noie avec l’industrie pétrolière américaniste. L’antiSystème l’a dépassé et, en le dépassant pour être à la hauteur de cette phase crisique, il s’est lui-même constitué en une nature différente d’une fonction. Alors que le Système se décompose littéralement, l’antiSystème s’affirme partout dans une forme spécifique et, par conséquent, trouve son ontologie.

Pour dire autrement, désormais tout le monde est ou sera antiSystème, et c’est justement là qu’est le problème car cette avancée décisive de l’antiSystème ne résout pas la crise, dans le sens de la dénouer, même si elle la fait grandement progresser. Cette circonstance conduit à poser le problème de la définition de l’antiSystème à l’heure de son ontologisation. Ce n’est pas mettre en cause l’antiSystème qu’écrire cela, parce qu’il y a désormais une ontologie qui est une chose absolue et irréversible ; c’est mettre en cause la fonction d’antiSystème, par rapport à tous ceux qui désormais s’en réclament, dont parmi eux la cohorte de vieux guerriers des “antiSystème de l’extrême” (ou “antiSystème nihilistes”) qui sont à l’ouvrage depuis si longtemps.

Comment décrire ce sentiment que le Système se décompose et que l’antiSystème acquiert une ontologie irrésistible ? L’évidence de la chose devrait y suffire, et disons, pour prendre un commentateur extérieur, que les cinq premiers paragraphes de l’analyse  du 21 avril de Charles Hugh Smith font l’affaire ; cela est dit, qui plus est, sur le ton du lieu-commun “Plus rien ne sera jamais comme avant” qui irrite tant, dans la catégorie des “antiSystème de l’extrême”, les originaux non-conformistes du nihilisme et les esprits forts qui grillent les feux rouges pour éviter les lieux communs...

« Pour changer un peu de style, que diriez-vous de parler franchement et honnêtement de l’économie américaine ? C'est difficile à faire car nous avons choisi d’ignorer toutes les réalités, un peu comme une famille qui cache les dépendances, l’ivresse et les mensonges dans un ménage dysfonctionnel pour maintenir l’illusion extérieure d'une famille heureuse qui fonctionne.
» Il est extraordinairement coûteux de maintenir une mascarade aussi exigeante. Le bilan psychologique est terrible et la ruine financière qui menace de faire s’effondrer la façade fragile alimente l’adaptation des stratégies les plus destructrices.
» Ne prétendez pas que papa et maman ne sont pas vraiment des drogués, accros au mensonge, trichant et volant pour financer leur corruption et maintenir l'absurde façade de la normalité d'une histoire heureuse.
» Être honnête est douloureux mais libérateur. Une fois que toute la laideur est exposée à la lumière du soleil, la guérison devient possible. Tant que la réalité est masquée, cachée, expliquée, etc., la destruction ne fait que s’aggraver jusqu’à ce que l'effondrement complet de la mascarade soit la seule issue possible.
» Nous sommes arrivés à ce point : nous ne pouvons plus nier que l'économie américaine n’est guère plus qu’un ramassis d'escroqueries, d’arnaques, de filouteries, de fraudes et de corruptions diverses. Même si Covid-19 disparaissait de la Terre demain, ou si toute l’économie se redressait demain, l’effondrement de la bulle de la fraude ne pourrait pas être inversé, pas plus qu'on ne peut “guérir” le toxicomane avec un peu de maquillage pour masquer sa dévastation et des vêtements propres pour cacher toutes les plaies infectées des piqures dans son avant-bras. »

Cela n’implique évidemment pas que la bataille est finie mais qu’elle passe dans une phase nouvelle, dont l’essentiel se déroulera au sein de l’antiSystème puisqu’effectivement cette forme désormais très puissante semble dominer le jeu et le sentiment général. Ainsi, parmi les plus redoutables combattants d’arrière-garde du Système, on trouve ceux que j’ai désignés comme « les “antiSystème de l’extrême” (ou “antiSystème nihilistes”) qui sont à l’ouvrage depuis si longtemps ». (Peut-être dirait-on qu’il s’agit d’“antiSystème révolutionnaire”, accomplissant une révolution spatiale, avec départ du Système pour en revenir à ce qu’il reste du Système ?)

Il s’agit de ceux-là qui, en s’affirmant antiSystème de l’au-delà de l’antiSystème qui ne peut être confondu avec l’antiSystème courant et naïf, vous disent que, de toutes les façons, le Système sera vainqueur parce qu’il est tellement fort. Ils vous le disent sur un ton lugubre et catastrophé, mais aussi avec une pointe de joie sarcastique et persifleuse qui n’est pas pour susciter dans mon chef une très grande estime pour eux. Argumentez-vous que le Système s’effondre ? Si c’est l’évidence, ils vous répondront, avec un ton condescendant et un bref rire sarcastique quoique nerveux, que c’est pour mieux vous tromper et vous attirer dans quelque traquenard odieux. 

(On disait la même chose dans les années1985-1990, je m’en rappelle bien. Lorsque Gorbatchev alignait ses mesures unilatérales, – retrait de forces soviétiques des pays satellites, toute liberté laissée à ces pays satellites de se transformer, généralisation de la liberté de parole [glasnost] en URSS, etc., – l’interprétation de cette sorte de gens était qu’il s’agissait d’une ruse, de la ruse suprême du KGB : abandonner l’Empire, le désintégrer pour faire croire que l’URSS n’est plus un Empire, – alors, hein, ne pas tomber dans le piège !)

Tout cela décrit implicitement les difficultés de la situation actuelle, qui se trouvent plus que jamais dans le chaos courant et par conséquent la difficulté d’identifier ses amis et ses adversaires, – cela, malgré la “reconnaissance faciale”, la “dictature numérique”, la “tyrannie policière-sanitaire” et toute cette sorte de promesses qu’ion nous fait d’un terrible avenir fort bien rangé dans les oubliettes du Diable.

Au contraire, il n’y a aucun rangement. L’effondrement du Système nous fait passer du désordre au chaos général. Un signe de ce chaos est l’attitude des zombieSystème et des antiSystème vis-à-vis des mesures à prendre dans le cas crisique de Covid19, mesures qui ont été immédiatement “politisées” selon les normes de notre étrange époque. Les partisans du “confinement” (sanitaire d’abord) et les partisans du “déconfinement” (économie d’abord) se recrutent dans les deux camps et dans une absence chaotique de sens, sinon au sein de complots sans fin, – Système et antiSystème car l’on n’est pas chien, – dont on trouve la trace aussi bien dans la décision du “confinement” (et de son maintien) que dans la décision du “déconfinement”, sinon dans l’existence ou pas de Covid19, sinon dans l’existence ou pas de la mort elle-même, sinon... etc...

(Voyez un affrontement entre deux antiSystème pur-jus sur la question du “confinement”, entre The MoonofAlabama [MoA] et OffGuardian, repris par MoA, publié en adaptation française par Le Sakerfrancophone... Devinez de quel côté je me trouve ?)

Effectivement, tout le monde devient antiSystème et chacun se dit être antiSystème dans ce chaos puisque le Système dans son propre désordre devient ruines & poussières. Il reste à libérer les psychologies, ce qui n’est pas la moindre des tâches, tant il y a chez Sapiens-Sapiens le goût de la servilité, non pour s’y complaire mais pour pouvoir la dénoncer. Ce n’est pas la “servilité volontaire”, qui est une idée-juste du temps où elle fut dite (La Boétie), c’est-à-dire une idée de moderniste de la Renaissance qui s’est lassé de la Tradition Primordiale dans laquelle il voit des chaînes contraignantes bien plus que des principes vitaux ; c’est plutôt la “servilité comme objet de haine”, qui est une idée de nos temps étranges pour ceux qui respirent d’abord avec la haine au ventre : si la servilité n’existe plus, même remplacée par le chaos, que leur reste-t-il à haïr pour s’en libérer et se déclarer libres, ces pauvres esprits qui ne peuvent se juger libres que si la servilité existe ?

Pour le reste, c’est-à-dire le redressement nécessairement promis par la Fin du Cycle et l’Apocalypse, nous saurons de quoi il s’agit lorsque les forces du Ciel associées aux dieux auront décidé qu’ils nous soit permis qu’il se fasse.