De l’utilité de l’inutilité

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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De l’utilité de l’inutilité

25 août 2019 – Cette curieuse manie qu’ils ont de se réunir à G7, alors que certains ne cessent de répéter qu’à sept ils ne représentent qu’une petite partie du monde qui importe, que certains affirment qu’ils ne veulent pas négocier entre eux et qu’ils sont bien plus forts tout seul qu’avec les autres parmi les sept, que certains annoncent quelque chose comme pour avoir le plaisir assuré d’être contredit par d’autres, que certains signent tel chiffon de papier nommé comme il vous plaira (communiqué, déclaration commune ou déclaration isolée, ou “message commun”, ou brouillon égaré, etc.) pour pouvoir dire aussitôt, ou très vite, “mais non, je n’ai rien signé”.

Bien, à cet égard Biarritz ne déroge pas à la tradition de l’inutilité de cette sorte de réunion ; mais écrivant cela emporté par l’élan des franchises convenues, c’est pour aussitôt découvrir qu’il y a des erreurs dans mon propos ; que j’aurais pu dire au contraire que ce G7 “ne déroge pas à ce qui est désormais la tradition de l’utilité de cette sorte de réunion”. Je parle ici de “tradition” comme un hacker ou un trader parle de la continuité qui s’est établie entre les événements des trois quatre dernières semaines, avant la rupture de la tradition, entre le mois dernier et le mois prochain..

Depuis quelques années, disons deux ou trois décennies, le G7 a changé de nature, et par conséquent de tradition. Désormais, sa fonction conforme à sa nouvelle tradition, car l’on est dans une époque où, en politique également, l’on change de tradition comme de déclaration solennelle, c’est de nous montrer non pas l’état du monde mais le désordre du monde. Cette réunion, c’est comme un microcosme du passé refait complètement au goût du jour, de ces pays qui se disaient les plus puissants et qui sont aujourd’hui les plus en avance dans le cours grondant et furieux de la désintégration du monde de leur civilisation, donc toujours dans leur position de leader, et qui se rassemblent pour nous dire : “la désintégration continue, de plus belle et de plus en plus vite, et avec elle le désordre, nous veillons à cela”.

Bien, il y a de la diversité, – je parle du domaine comportemental et psychologique plus que du domaine sociétal. (Au fait, leurs spin doctors les ont-ils briefés sur l’absence de femme dans les 7, – parce que Merkel n’est pas de ce sexe ni d’aucun autre, – comme sur l’absence de gens de couleur et donc issus de la diversité, – parce que Abe fait un peu trop palot pour prétendre cocher cette case ?) Il y a les bons élèves, les galopins, les ronchons, les rêveurs et les clowns, les dandies et les ahuris, tout le monde s’embrasse-Folleville, mais tout cela n’est là que pour la chronique de la chose et nullement pour prétendre être “la chose”, – la chronique de l’absence, la chronique du vide, là où l’on voudrait faire figurer quelque chose d’ordonné.

Ce qui compte, c’est bien l’illustration du désordre. Macron dit “tout le monde m’a chargé de parler à l’Iran en leur nom”, une demi-heure plus tard Trump dit : “Je n’ai pas discuté de cela”. Un avion iranien se pose, avec le ministre iranien des affaires étrangères à bord, qui doit rencontrer les Français tandis que les Américains regardent ailleurs. Tout est parfait, tout est dans l’ordre puisque le désordre lui-même est bien en ordre. Qu’importe ce qu’il restera de cela, puisqu’effectivement on n’en attend rien.

Je ne dis pas que ces personnages en eux-mêmes sont inutiles. Chez eux, par leurs actions propres ou leur inaction, par leurs erreurs nombreuses et surprenantes, leurs interventions intempestives et originales, leur aveuglement, leur grossièreté considérable, leur unilatéralisme chronique avec cette façon de voir midi de plus en plus à sa seule porte, sans souci du reste, tandis que le monde, qui suit tout seul son propre rythme qu’imposent les événements ordonnés de bien plus plus haut que ne peut se hisser le sapiens, en est déjà à 14H00, – chez eux et par rapport à eux-mêmes, tous ces gens ont une utilité considérable. Qui pourra nier l’ampleur des catastrophes superbement déstabilisantes engendrées par Trump, l’entêtement prodigieux de Macron à exaspérer ses administrés par son arrogance et ses allures de donneur de leçon proclamant son humilité, l’humanitarisme crispé et teuton d’une Merkel ouvrant toutes grandes les portes de ses BMW et de ses Volkswagen au flot des migrants-réfugiés, ou réfugiés-migrants. D’une façon ou l’autre et chacun à sa façon, tous ces gens ont leur utilité en défendant un système par des coups violents involontairement portés au Système, – puisque tout cela revient à cela, effectivement. Mais ensemble, réunis en Congrès, en G7, ils sont complètement inféconds, improductifs, stériles, superflus, – vite dit, ils sont inutiles.

Ils papotent, ils pontifient, ils échangent des avis, des analyses, des jugements péremptoires, peut-être même des recettes qui sait, ou bien encore les derniers potins de la situation cataclysmique du monde. “Le monde brûle !”, s’exclame Macron, songeant à l’immense Amazonie qui est le poumon du monde. Trump s’en fiche parce qu’il ne croit pas à l’existence de ces incendies qui sont encore un de ces fucking-falseflag de comploteurs du climat, et il s’exclame à son tour : “Vous devez m’acheter mon pétrole et mon gaz, et ne pas vous en laisser conter par Poutine, et pas plus par Xi avec sa fucking Huawei et sa fucking 5G, et ses droits-de-l’homme à Hong-Kong”. On le rassure, on fait comme si on l’avait entendu sans l’avoir écouté, on lui assure qu’on fera comme il l’entend. Conte raconte comment Salvini ne l’emportera pas au paradis, Merkel et Tusk parlent ensemble du danger populiste à un Trump inattentif qui prend l’insulte pour lui. Le désordre général règne en maître au G7.

Tout cela est entrecoupé de poses et de photos immortalisatrices où l’on se tape dans le dos, où l’on s’étreint, où l’on se fait des blagues, où l’on s’aime bien finalement. De temps en temps émerge une phrase sentencieuse : “Nous courons le risque d’une énorme crise financière, la récession, la dépression, et bla-bla-bla”, puis l’on parle d’autre chose, de la situation économique aux USA qui est formidable, de Poutine qui devrait être là, de Tusk qui préférerait qu’on fasse venir l’Ukrainien dont on ne connaît pas encore très bien le nom, plutôt que le Russe car Tusk est Polonais et la Pologne n’aime pas la Russie c’est bien connu.

On se quitte bons amis finalement, en se promettant de rester en contact, de ne pas manquer de se passer des coups de fil de temps en temps, avec la 5G ça marche bien. Le G7 ressembler à ce tableau de Dali, vous savez, le si fameux “La persistance de la mémoire”, celui des montres molles ou fondantes c’est selon, dont on fait même commerce, dont le Wikipédia nous dit qu’elle (la toile) « tourne autant en dérision la rigidité du temps — opposée ici à la persistance de la mémoire, titre de l’œuvre — qu’elle reflète les angoisses du peintre devant l’inexorable avancée du temps et de la mort. » Si la mollesse de ces montres sont bien la dérision dont le peintre charge le temps, eh bien l’on pourrait faire du G7 et de ses acteurs le même tableau : une réunion molle réunissant les plus grands dirigeants de la civilisation occidentale, également devenus mous à se trouver ensemble, et cette civilisation occidentale qu’ils ont la lourde charge d’encore prétendre la représenter se décomposant elle-même comme la mollesse fondante qui affecte les montres de Dali, comme de vieux camemberts pourris par temps de canicule certifiée-crise climatique.

A part cela, Biarritz éclatait de son charme discret et désuet, mais inimitable et sans égal à jamais, niché pour l’éternité dans la nostalgie du temps qui passe...

...En effet, à Biarritz, recevant la consécration de la grandeur de la vieille-Grande Nation qu’est la France, le désordre du monde si bien ordonné a atteint son point d’orgue, sa vitesse d’accélération de croisière sous l’action des forces immenses qui nous dépassent et nous emportent, et l’inutilité de ces réunions nous a fait la démonstration la plus convaincante de son existence et de sa performance constamment renouvelée. Nous sommes désormais convaincus de la chose et ainsi a-t-il été prouvé que l’on pouvait encore se rendre bien utile en montrant presque volontairement que l’on est inutile

Tchouang Tseu a enfin trouvé à qui parler, lui qui disait : « Les hommes connaissent tous l’utilité d'être utile, mais aucun ne connaît l’utilité d’être inutile... » Parole inutile ! Désormais, ils en connaissent l’utilité.