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17 février 2007 — La France a-t-elle besoin d’un deuxième porte-avions? Personne ne songeait à cette troublante question jusqu’à ce que Sarkozy dise que oui, pourquoi pas ? — que Ségolène Royal affirme qu’elle l’échangerait pour un grand programme d’éducation nationale, que Sarkozy en remette une couche («C'est quand même une idée curieuse que celle qui consiste à dire aux Français : “il va falloir choisir, soit vous éduquez vos enfants, soit vous assurez leur sécurité”»), que Bayrou mette son grain de sel en affirmant qu’il faudra faire le deuxième porte-avions en coopération européenne avec les Britanniques (c’est déjà prévu en franco-anglais mais les Britanniques ont des problèmes de trésorerie), que Ségolène revienne là-dessus et fasse dire que, après tout en coopération européenne, pourquoi pas sans aucun doute? (avec Le Pen disant comme Sarkozy : oui au deuxième porte-avions), — et ainsi de suite.
Résumé de campagne, selon Les Echos du 17
février :
«Jeudi soir, après un meeting à Dunkerque (Pas-de-Calais), la candidate socialiste avait jugé que les fonds nécessaires à ce vaste chantier seraient mieux employés ailleurs, par exemple dans l'éducation. “Quand j'entends le candidat de l'UMP demander la construction d'un deuxième porte-avions, je n'y suis pas favorable. Si la nation est capable de dégager le coût d'un deuxième porte-avions, j'en fais ici le serment, cette marge de manoeuvre supplémentaire, cette valeur là, n'ira pas à la Défense nationale mais ira à l'Education nationale”, avait-elle expliqué.
»Réagissant à cette déclaration, Michèle Alliot-Marie a jugé vendredi “irresponsable et fallacieux” le refus de lancer un deuxième porte-avions. En voyage à la Réunion, le candidat de l'UMP Nicolas Sarkozy a de son côté dit vendredi matin vouloir “à la fois la sécurité pour la France et une bonne éducation pour les Français”. “C'est quand même une idée curieuse que celle qui consiste à dire aux Français : ‘il va falloir choisir, soit vous éduquez vos enfants, soit vous assurez leur sécurité’”, a estimé Nicolas Sarkozy.
»Les spécialistes de la défense au PS, le délégué national du PS à la défense, Louis Gautier, et la députée PS du Finistère Patricia Adam ont réajusté vendredi la position de Ségolène Royal, expliquant que la candidate socialiste souhaitait en fait que le projet se fasse, mais en coopération européenne. L'idée de construire un bâtiment avec le Royaume-Uni est évoquée depuis longtemps, mais aucune décision officielle n'a été prise.
»La coopération européenne est aussi en la matière le choix de François Bayrou, qui l'a fait savoir par sa directrice de campagne Marielle de Sarnez.»
Qu’importent les va-et-vient de campagne. L’essentiel est de guetter ce moment où les grandes questions de sécurité vont enfin venir sur la table, où les candidats vont devoir en débattre sérieusement. L’affaire du deuxième porte-avions montre que le fruit est mûr, qu’il n’en faudrait pas beaucoup pour que le vrai débat démarre. (Mais on dira que le fruit est toujours mûr pour un tel débat, par les temps qui courent.)
Dans quel sens irait le débat? Par chance, — à quelque chose, cette infâme pratique est bonne, — en France le “politically correct”, le “conformisme” si l’on veut (on s’expliquera plus loin du mot et des guillemets), fait toujours pencher vers l’argument de l’indépendance et d’une défense forte. C’est le sortilège que le vieil homme, ce Charles de Gaulle qui ne mégotait pas sur le cynisme, a laissé en héritage à son pays. “Mission accomplished”, comme dit l’autre.
Tentons de résumer l’affaire comme nous la percevons.
• La question du deuxième porte-avions est d’abord un problème militaire. Il s’agit alors d’un problème très nettement identifié, parcellaire et contenu dans les bornes d’un raisonnement de type “professionnel” ; c’est un problème relatif, dont le développement dépend de circonstances diverses, extérieures à lui. Il se débat normalement en termes techniques (nécessité d’avoir toujours un porte-avions à la mer, donc au moins deux pour les périodes de radoub de l’autre unité) ; en termes stratégiques (choix pour la France de disposer d’une capacité de projection, et si ce choix est dans ce sens alors le deuxième porte-avions s’impose) ; en termes budgétaires (part du coût du porte-avions dans le budget de la défense). Manifestement, il ne semble pas qu’aucun des candidats ait abordé ce problème, stricto sensu, de ce point de vue.
• C’est en effet que la question du porte-avions est aussi un problème politique, qui devient alors fondamental et est très vite interprété en termes absolus renvoyant aux principes. Il s’agit alors d’un problème qui, s’il concerne la question du porte-avions, projette cette question dans un contexte également beaucoup plus vaste, qui est défini en termes politiques, qui tient compte des événements stratégiques, des circonstances politiques et des effets de perception. Ce contexte se définit, pour la France, par des mots représentatifs de concepts puissants, des concepts qui sont des principes et qui ont un caractère intangible d’absolu ; ces concepts sont principalement : l’indépendance et l’autonomie, la souveraineté, la légitimité ; et accessoirement, on doit aussi inclure dans la définition de ce contexte la notion de puissance.
• Dans ce contexte, la question du deuxième porte-avions n’est qu’un exemple, une application, une démonstration, etc. Les candidats l’ayant soulevée comme ils l’ont fait, il est évident que la question a échappé à la sphère militaire comme on l’a définie au premier point. La prise de position de Royal, soulignée par la riposte de Sarkozy et ainsi de suite, a largement confirmé cette évolution implicite de la question. Faire dépendre le deuxième porte-avions d’un arbitrage budgétaire entre deux prérogatives fondamentales de l’Etat, éducation et défense, transforme le choix technique, stratégique ou budgétaire, en une affirmation politique fondamentale. La proposition de Royal étant effectivement absurde (on ne sacrifie pas la défense à l’éducation), la riposte de Sarkozy étant parfaitement évidente (il faut l’éducation et la défense), la transmutation implicite du problème du porte-avions de problème militaire en problème politique fondamental s’est faite sans véritable difficulté. Du coup, elle fait surgir, toujours implicitement, la question générale de la défense, de la sécurité, qui ne peut se définir qu’en se référant aux concepts fondamentaux qu’on a signalés. Là-dessus, le regroupement est général, signe que l’implicite renvoie au réel : quel candidat aurait l’audace de repousser l’idée d’indépendance, le concept de souveraineté? Aucun, aussi décadent et aveugle fût-il, n’aurait cette audace. (L’avantage avec les décadents, c’est qu’ils n’ont aucune force pour repousser les concepts adversaires de la décadence, quand ceux-ci se présentent.) Par conséquent, comme vous le remarquerez, tout le monde se retrouve autour du deuxième porte-avions, que chacun peint à sa façon (ici plutôt bleu-blanc-rouge, là avec du bleu européen qui s’avérerait un mélange du drapeau tricolore et de l’Union Jack) — mais que tout le monde plébiscite. Grand Dieu, comment avons-nous pu vivre sans un deuxième porte-avions en préparation? Qui n’a pas son deuxième porte-avions ?
De toutes ces questions et tous ces problèmes, sortons ceci qui est certainement important et fait l’un des attraits de cette campagne présidentielle par ailleurs sans saveur excessive : arrivera-t-on, par un biais ou un autre, par le deuxième porte-avions ou la crise iranienne, au domaine essentiel de la sécurité, enchaînant, au-delà, sur celui de la souveraineté et de l’identité françaises? Prendre cette voie, c’est courir une chance que les Français sortent de leur torpeur décliniste qui les pousse à admirer les autres pour des propos bien oiseux, en gémissant sur leur passé perdu, et qu’ils réalisent l’enjeu de cette élection, — et forcent les candidats à faire de même. Dans ce cas, les Français réaliseraient pourquoi ils votent, et ils prendraient conscience (ils “rafraîchiraient leur conscience”, si l’on veut) du rôle réel de la France, de son poids, de son importance et ainsi de suite.
Pour autant, la chose, si elle est importante, ne nous paraît pas cruciale. Elle n’empêche pas que l’essentiel a été dit et que l’essentiel continue de persister après avoir été signé. Elle n’empêche pas que le rôle réel de la France, qu’il soit ou non réalisé comme tel par les Français et par les candidats, se réalise pleinement. Aucun, — ni les Français ni aucun des candidats, ni aucun éditorialiste des journaux parisiens qui comprennent si bien les problèmes du monde, — n’a aujourd’hui la force de renverser une telle réalité française.
L’épisode du deuxième porte-avions a ceci d’excellent qu’il nous a fait mesurer la puissance du “conformisme” gaullien. (Nous poussons effectivement la provocation jusqu’à employer ce mot que nous honnissons par ailleurs, en l’habillant simplement de guillemets élégants et ambigus. C’est un exercice de cynisme et de réalisme. Pour s’en expliquer, il suffit de prendre cette remarque de De Gaulle, extraite de ses Mémoires de guerre : «Tout peut, un jour arriver, même ceci qu’un acte conforme à l’honneur et à l’honnêteté apparaisse, en fin de compte, comme un bon placement politique» ; pour la faire correspondre à l’affaire du deuxième porte-avions, que tout le monde finalement soutient à sa façon pour se conformer au dogme de l’indépendance et de la souveraineté, renversez la remarque et vous aurez : “Tout peut, un jour, arriver, même ceci qu’un bon placement politique apparaisse, en fin de compte, comme un acte conforme à l’honneur et à l’honnêteté.”)
Personne ne se sent assez costaud, en France, pour se révolter contre les exigences de la nation et de la puissance de la souveraineté, telles que de Gaulle les a fait rentrer (revenir) dans les mœurs et dans les comportements français. Que les Français en aient conscience ou l’ignorent n’est pas essentiel (et d’ailleurs, la chose, ou la conscience de la chose, varie selon les degrés de la complexité humaine) ; que les candidats français, encore plus enfoncés dans la médiocrité de l’époque que leurs électeurs, l’ignorent n’a qu’une importance assez moyenne. L’important est qu’existe toujours cette “machinerie” française qui conduit les psychologies à des perceptions, à des engagements, par conséquent à des politiques (et, pour ce qui est de la chose militaire, si l’on veut aller au bout de la chaîne et rassurer nos industriels et leurs carnets de commande, à des programmes). Cette “machinerie” impose des contraintes dont on ne peut se faire quitte ; c’est cela, le “conformisme” gaullien. Dans des temps aussi tragiques que ceux que nous vivons, où les conformismes les plus en vogue sont ceux qui poussent à la déstructuration du monde, en reconnaître un bien vivace qui pousse à son contraire n’est pas une mauvaise chose, — et il mérite qu’on l’orne de guillemets, comme si l’on disait : chapeau bas.
Quant à la puissance de la “machinerie” française pour assurer la vigueur et la validité des concepts d’indépendance et de souveraineté, qui passent notamment par la quincaillerie militaire, posez-vous cette question en toute ingénuité : imaginez-vous qu’il existe un autre pays au monde où le choix de la construction d’un deuxième porte-avions à mettre en service en 2015 occupe la première place des moyens d’information nationaux comme on a entendu en France depuis cinq jours? Imaginez-vous un tel débat en Hollande, en Lettonie, au Danemark, voire au Royaume-Uni ou en Russie (laissons les USA de côté, on n’en parle jamais, et la Belgique aussi qui est hors-concours)? Aucun, naturellement. Et dites-vous qu’il n’est nul besoin, pour cela, que les Français réalisent la puissance de l’enjeu. Cela vient, comme naturellement. C’est ce qu’ils nomment, sourire en coin, l'“exception française”. Pour le Rest Of the World, section planète hyper-libérale type-Davos, il faut continuer à vivre avec.
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