De quelle guerre parle-t-on ?

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De quelle guerre parle-t-on ?

20 juillet 2006 — Comment définir les événements au Liban, avec l’offensive israélienne contre ce pays ? Il est difficile de s’en tenir à l’appréciation d’une attaque d’Israël contre le Hezbollah. Il s’agit d’une attaque contre un pays, qui s’affirme de jour en jour comme attaque contre ses infrastructures, son économie et ses habitants. William S. Lind met la chose à la fois en évidence et en perspective grâce à son concept de “guerre de quatrième génération” (4th Generation Warfare [4thGW]), avec l’avantage décisif de ne pas verser dans la dialectique politico-virtualiste (“terreur”, “terroriste”, etc.) qui interdit en général tout jugement raisonnable et libéré :

« In response, Israel has had to hit not Hezbollah but the state of Lebanon. Israel's Prime Minister Ehud Olmert, referring to the initial Hezbollah raid, said, “I want to make clear that the event this morning is not a terror act but the act of a sovereign state that attacked Israel without reason.” This is an obvious fiction, as the state of Lebanon had nothing to do with the raid and cannot control Hezbollah. But it is a necessary fiction for Israel, because otherwise who can it respond against? Again we see the power 4GW entities obtain by hiding within states but not being a state. »

Les causes générales intérieures (politiques) de l’attaque israélienne, compte tenu de son ampleur systémique, se confirment comme étant d’une réelle importance. Il semble qu’elles doivent plus que jamais devoir être trouvées dans la faiblesse novice du gouvernement, aussi bien que dans les frustrations d’une armée qui apparaît incapable d’établir ordre et sécurité selon les conceptions israéliennes, tant dans la bande de Gaza qu’éventuellement dans le Sud Liban. Jonathan Freedland montre bien cela, dans son commentaire du 19 juillet dans le Guardian :

« … Professor Eyal Zisser of Tel Aviv university says Israelis could not tolerate “military failure” against both the Palestinians and Hizbullah: “There comes a point when you cannot stand it any more.” Some governments might have been able to resist such pressure. But not this one. For Israel is now led, for the first time, by both a prime minister and defence minister whose path into politics did not go through the army. Ehud Olmert and his coalition partner, the Labour leader Amir Peretz, are military novices. Both have something to prove.

» So Ariel Sharon could negotiate a prisoner exchange with Hizbullah in 2004, rather than bombing them from the sky, because he had no fear of being branded weak. Olmert and Peretz, by contrast, need to assert themselves. Hence Olmert's declaration that “We will demolish them and nothing is going to hold us back”. Or the defence minister's vow that the Hizbullah leader “[Sheikh Hassan] Nasrallah will remember the name ‘Amir Peretz’ for the rest of his life”. In that mood, neither man was likely to rein in Israel's ambitious chief of staff, Dan Halutz. Instead, say the Israeli commentariat, there are “three Napoleons” running the show. »

Exercice de définition d’une guerre

Cette crise étonne par son double caractère interrogatif. D’une part, on se demande quels sont les buts des Israéliens et, plus objectivement, sur quelle situation politique va déboucher la crise et quelle dynamique elle va engendrer. C’est une démarche classique qui autorise bien des spéculations dans des sens divers. Il y a aussi bien la thèse des néo-conservateurs que celle d’un Justin Raimundo, qui voit dans l’attaque israélienne une initiative secrètement soutenue par les musulmans sunnites, c’est-à-dire nombre de pays arabes de la région qui veulent être quittes de la menace Iran-Hezbollah. Nous aurions tendance à laisser ces thèses à leurs auteurs, parce qu’elles font la part un peu trop belle à la capacité d’organisation et d’anticipation ; nous observons souvent, par les temps qui courent très vite, que le désordre et l’improvisation sont les clefs d’explication des crises, et celle-ci n’échappe pas à cette hypothèse.

L’autre interrogation concerne la forme de la crise elle-même, l’attaque israélienne sous sa forme opérationnelle. Peut-on proposer une définition précise du conflit qui a commencé au Liban ? Peut-on nommer cela “conflit”, d’ailleurs ? Les remarques de William S. Lind sont particulièrement éclairantes à cet égard, pour ce qui concerne la compréhension indirecte ; malgré leur aspect technique, elles portent des considérations de fond qui nous paraissent plus utiles (que les théories) pour apprécier la situation et son enjeu. On citera également Patrick Buchanan (le 19 juillet, sur Antiwar.com), qui met bien en évidence l’absurdité autant que la cruauté (sans parler de l’aspect “légal” [?], bien entendu) de la situation : « Olmert seized upon Hezbollah's capture of two Israeli soldiers to unleash the IDF in a pre-planned attack to make the Lebanese people suffer until the Lebanese government disarms Hezbollah, a task the Israeli army could not accomplish in 18 years of occupation. »

Il s’agit d’une campagne massive de destruction et d’isolement prédateur (par blocus) dont on observe aussitôt que les conséquences vont être une irritation internationale de plus en plus grande et une mobilisation arabe également grandissante contre les Israéliens. Même si l’on se place du point de vue américain, on reste confondu, cherchant en vain la logique politique de ce déchaînement. Buchanan, encore : « The Lebanon that Israel, with Bush's blessing, is smashing up has a pro-American government, heretofore considered a shining example of his democracy crusade. » (Si l’on s’en tient à la simplicité de la remarque, on trouve une illustration de cette confusion de la situation due au déchaînement de l’attaque dans l’annonce que Bush envisage d’envoyer des troupes US au Liban pour protéger l’évacuation des ressortissants américains : contre quoi ? Contre les attaques israéliennes?)

Sur les buts opérationnels recherchés et les moyens employés par les Israéliens, on rencontre dans les milieux militaires européens une réelle incompréhension. Une source militaire européenne observait pour nous que « si l’armée israélienne ne s’est pas toujours signalée par le sens des nuances, comme au Liban en 1982, elle nous avait tout de même habitués à un certain savoir-faire contre les guérillas. Mais là, on reste perplexe quant aux modus operandi opérationnel, s’il s’agit de détruire le Hezbollah ». Ce point est évidemment important puisque, quel que soit le but politique des Israéliens, quel que soit leur “plan géopolitique”, leur “Grand Jeu”, il faut tout de même qu’ils commencent par détruire le Hezbollah, ou, dans tous les cas, par le rendre inopérant.

Quelle explication avancer ? Nous nous reporterons à notre attitude générale sur cette question, — le pouvoir (l’armée) israélien(ne) devenu(e) une annexe du Pentagone. Nous proposons de transposer cette situation à l’évolution quasiment mécaniste des armées ces vingt ou trente dernières années, — pour la technologie, les concepts, etc. Durant ce temps, l’armée israélienne a été de plus en plus influencée par le monstre pentagonesque, en même temps qu’elle évoluait structurellement dans ce sens. Aujourd’hui, son équipement et ses doctrines sont directement inspirés par l’école américaniste, notamment par l’emploi massif de l’aviation et des armes de précision. Ces équipements ont transformé les conceptions dans le sens habituel, d’autant plus aisément que diverses missions spectaculaires (“élimination” de personnes identifiées par tir d’hélicoptère d’attaque, par exemple) donnent le change en faisant croire à la justesse de la formule. Mais aujourd’hui on peut apprécier le résultat de la formule dans les “campagnes palestiniennes” accomplies par Tsahal, qui sont comptées sans discussion comme des échecs politico-militaires fondamentaux. C’est l’habituelle formule des armées américanistes modernes en campagne : supériorité absolue, technologies très avancées, très nombreuses victoires tactiques (militaires) exploitées médiatiquement pour aboutir, au bout du compte, à la défaite stratégique (militaire, avec une dimension politique très importante).

La campagne au Liban est l’application du concept US dit du “schock & awe” : intervention aérienne massive, très impressionnante, avec des succès démonstratifs de tirs de précision, et puis les habituelles erreurs d’identification, les “dégâts collatéraux” avec des pertes civiles qui deviennent vite très importantes ; et, surtout, l’impression très forte de l’absence complète de perspectives politiques, avec un but militaire presque impossible à atteindre (ce que dit Lind à propos de la “victoire” est très juste : « If Hezbollah and Hamas win – and winning just means surviving, given that Israel's objective is to destroy both entities… »). La perspective “politique”, c’est assommer l’autre (ennemi et pas ennemi, sans distinction) pour le “transformer” en un sens, de façon à éliminer le problème. C’est l’application de ce mot fameux d’un général américain dit au général belge Briquemont, quand ce dernier commandait la force ONU à Sarajevo en 1993 : « Nous, en Amérique, on ne résout pas les problèmes, on les écrase »

L’armée israélienne est prisonnière de ses moyens, comme l’armée US l’est elle-même. Ces moyens sont si puissants que l’objectif militaire doit être à mesure, presque impossible à atteindre, ce qui signifie un maximalisme militaire constant. Aucune place n’est laissée à la manœuvre puis à l’arrangement politiques, ce par quoi on obtient des “victoires”, semi-militaires, semi-négociées, caractéristiques de ce type de conflit.

L’impression est étrange mais conforme à ce qu’on sait. En s’américanisant, Tsahal semble avoir déserté son théâtre d’opération national et régional pour entrer dans une sphère différente. (C’est une sorte de “virtualisme militaire” : on veut imposer à la réalité d’une crise sa propre guerre et non accepter la guerre qu’implique cette crise.) L’armée israélienne a développé l’arrogance et une excessive sûreté de soi aux dépens de la souplesse et de l’adaptabilité. Elle sait plus que jamais casser beaucoup de choses mais il devient très douteux qu’elle sache encore gagner une guerre. C’est la formule irakienne. Le désordre en Irak, contrairement à la propagande anglo-saxonne et assimilée, est dû aux erreurs colossales de la force US, nullement à l’action des “insurgés”, “résistants” ou tout ce qu’on veut. Les erreurs de ces armées surpuissantes créent les conditions de leurs défaites ultimes, c’est-à-dire les insurrections et les résistances. Si elle continue comme elle fait, peut-être Tsahal parviendra-t-elle à faire l’union des chrétiens et des musulmans libanais (on a entendu les premiers échos de chrétiens libanais accueillant et aidant des réfugiés musulmans venant du sud du pays). Contre elle, bien entendu.