De quelle OTAN parlent-ils ?

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Quelle bien étrange situation où tout le monde joue à la fois son rôle et un rôle à contre-emploi, avec les USA en position de leader traditionnel, actuellement en mode-turbo de désengagement, à la fois de la crise libyenne et de ce rôle de leader. Quel est l’enjeu central ? L’OTAN certes, mais de quelle OTAN s’agit-il ?

Ou bien, posons la question sous une autre forme : se peut-il que nous soyons au milieu du gué qui détermine un changement d’époque, et qu’ils ne s’aperçoivent de rien ? Oui, “il se pourrait bien”… Depuis trois ou quatre jours qu’ils débattent à propos du commandement de l’opération Dawn Odyssey, les gens du bloc américaniste-occidentaliste (bloc BAO), l’enjeu a furtivement évolué. Certes, on croirait qu’il s’agit encore de la campagne en Libye, en application de la résolution 1973 de l’ONU… (1973, année fameuse, qui est l’année d’une grande déstabilisation, – guerre d’octobre entre Israël d’un côté, l’Egypte et Syrie de l’autre, embargo pétrolier.) En réalité, l’enjeu pourrait bien être devenu celui du contrôle de l’OTAN et de la liberté de manœuvre de cette organisation, jusqu’ici incontestable et désormais implicitement ou de facto contestée jusqu’à dépendre d’autres facteurs que la seule volonté du bloc BAO et de ses intérêts, interprétés par les seuls Anglo-Saxons.

Prenons la question d’un autre point de vue, celui de Pépé Escobar, avec son article du 26 mars 2011, «Welcome to the new NATO quagmire». Escobar développe un thème qu’on retrouve dans des déclarations, le même jour à Moscou, de Dmitri Rogozine (Reuters, le 26 mars 2011 : «The statements we are hearing today from NATO members and the alliance on the whole could draw this bloc into a full-scale operation on Libyan territory, which means essentially the U.S. and its closest allies could be drawn into a third war in addition to those in Iraq and Afghanistan.»)

Escobar rappelle les diverses péripéties qui ont mené à la situations actuelles, avec les acteurs divers du bloc BAO, l’OTAN, les USA, les Européens, Sarko et BHL, – ce dernier, «king of the chest-revealing white shirt», – puis il rompt (“assez avec ces clowns”) et passe à sa conclusion, qui concerne le seul acteur sérieux de la pantalonnade, la Turquie…

«But enough of these clowns. Which leaves Turkey on the spot. Last week, at the al-Jazeera forum in Doha, [Turkish Foreign Minister] Davutoglu said, “The legal status and territorial integrity of states including Libya and Yemen should be protected.” Yet no one knows what NATO's ultimate designs on Libya really are.

»NATO will be in charge of enforcing the no-fly zone and the arms embargo. Sooner rather than later NATO will decide that's not enough – that more air strikes on Colonel Muammar Gaddafi's forces are essential. Turkey has not signed up for that kind of action – and has already said it won't.

»When the NATO secretary general, Danish right-winger Anders Fogh Rasmussen, says something like, “we must think how NATO can assist North African countries in their transition to democracy”, Turkey better have an exit strategy, or at least a good explanation to the Muslim world when a deadly quagmire sets in. Otherwise, from a bridge between East and West, it will be reduced to a bridge to hell.»

Ainsi Escobar se concentre-t-il, fort justement, autour de la position de la Turquie, en fonction de la question centrale de la possible extension du conflit et du rôle de l’OTAN dans cette extension, par conséquent de la position de la Turquie par rapport à cette hypothèse et en fonction de l’affirmation des dirigeants turcs qu’ils refuseraient une intervention terrestre agressive, ou intrusive. (La chose est confirmée par la dernière intervention d’Erdogan, particulièrement “saignante”, dans le Guardian du 28 mars 2011.) Au reste, c’est ce qui motive l’attitude de la Turquie depuis le début de la phase dramatique de la crise, comme on l’a vu le 23 mars 2011, avec des relations ambiguës et très tendues avec la France. On a vu que, d’une certaine façon, les positions française et turque vis-à-vis de l’OTAN pourraient être proches d’un point de vue fondamental, dans la mesure où les deux pays réduisent largement le poids et le rôle de l’OTAN comme relais de l’influence US en cherchant à s’en servir pour leurs politiques nationales (les Turcs, pour freiner l’intervention en y impliquant l’OTAN où ils ont de facto un droit de veto par le seul fait de la règle de l’unanimité, les Français en tentant de repousser cette implication pour la même raison, mais inversée, c’est-à-dire ne pas dépendre de la nécessaire unanimité de l’OTAN) ; mais, bien entendu, ces positions sont conjoncturellement conflictuelles dans la mesure où les politiques nationales des deux pays le sont dans cette occurrence.

L’essentiel à retenir pourtant, c’est le fait de l’instrumentalisation de l’OTAN, au travers de ces diverses manœuvres et de ces affrontements. Certes, et comme toujours, il y a instrumentalisation par les USA et les Anglo-Saxons par le biais des bureaucraties et des structures de commandement et de contrôle, mais il s’agit d’une instrumentalisation effectivement technique, disons pour le simple fait du contrôle hégémonique et sans bien savoir dans quel but. L’instrumentalisation, du côté français et du côté turc, est beaucoup plus politique, donc beaucoup plus fondamentale. Il s’agit incontestablement d’un facteur très nouveau dans la vie de l’Alliance, qui implique la perte de ce qu’on pourrait nommer le monopole de l’instrumentalisation de l’OTAN par les Anglo-Saxons. C’est un facteur très nouveau et sans aucun doute assez révolutionnaire, qui marque l’évolution décadente de la puissance US, d’ailleurs marquée par les hésitations US et sa volonté de céder le commandement, puis la nécessité d’en conserver une partie, etc. Loin d’être un avantage dynamique qu'on redécouvre à chaque occasion en en faisant une victoire US pour renforcer un raisonnement fasciné par une supposée dynamique de la puissance US, – toutes les opérations de l’OTAN ont toujours été selon ce schéma de la prépondérance manipulatrice des USA, qui est plutôt une constante constitutive de fondation de l'OTAN qu’un avantage (pour les USA), – cette situation marque plutôt combien les USA peuvent, dans une certaine sorte de circonstances qu’on devrait rencontrer de plus en plus souvent, se retrouver prisonniers de leur “monopole de l’instrumentalisation” de l’OTAN ; d’une certaine façon, même quand ils ne veulent pas être présents, par manque de moyens, par nécessité de politique intérieure, etc., ils sont obligés d’être présents, et cette présence pourrait passer d’un statut d’avantage hégémonique à celui d’une contrainte coûteuse et handicapante. On comprend que les positions française et turque sont beaucoup plus inédites et novatrices, car l’on n’a jamais vu un membre autre que les USA (les Anglo-Saxons) s’engager dans une manœuvre d’instrumentalisation (de manipulation) de l’OTAN.

Cela constaté, il y a, sur le fond de cette affaire, une grande différence entre les buts politiques français et turcs, comme on l’a vu ci-dessus, et un incontestable avantage pour les Turcs. La politique française souffre évidemment de la bassesse de ses concepteurs, Sarkozy au premier rang. Il est manifeste que la politique française s’appuie à l’origine sur des causes aussi basses, et dérisoires en plus, que la position électorale d’un Sarko ou l’ego halluciné d’un BHL, comme une belle âme de pacotille lancée dans la grande politique, qu’il parvient à abaisser à son niveau… Au contraire, la politique turque s’appuie sur un projet cohérent et puissant, qui est celui de la représentation du monde musulman au sein de la politique du bloc américaniste-occidentaliste, dont l’OTAN est une citadelle. Le paradoxe habile de la position turque est que la Turquie peut beaucoup mieux défendre et affirmer les intérêts arabo-musulmans dans sa position actuelle au sein de l’OTAN, volontairement très ambiguë, que le Qatar ou les Emirats Arabes Unis, qui participent à la coalition réunie en Libye. En effet, pour répondre à l’inquiétude railleuse d’Escobar évoquant la possibilité d’un engagement majeur et massif de l’OTAN en Libye, jusqu’à l’hypothèse d’un engagement terrestre comme l’évoque Rogozine, et Escobar observant alors : «Turkey better have an exit strategy, or at least a good explanation to the Muslim world when a deadly quagmire sets in» ; il y a ceci que le cas ne nous paraît nullement aller dans ce sens, puisque la Turquie a son droit de vote dans un Conseil Atlantique où l’unanimité est requise, et en-deça ou au-delà, de multiples possibilités allant de l’opposition à la rupture vis-à-vis de l’OTAN en cas de nécessité, qui la feraient passer pour une représentante héroïque du monde arabo-musulman au cœur même du Système et du bloc BAO…


Mis en ligne le 28 mars 2011 05H02

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