De Saint-Petersbourg à EADS

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De Saint-Petersbourg à EADS


3 septembre 2006 — Nous ne nous attardons pas à un commentaire technique, une supputation économique ou technologique, à propos de la nouvelle selon laquelle les Russes sont entrés dans le capital de EADS à hauteur de 5%. (Le Monde du 31 août, notamment, s’en fait l’écho.) Nous importe exclusivement d’apprécier la signification stratégique et fondamentale de l’acte, considérée d’un point de vue dégagé des perceptions et intentions immédiates des divers acteurs. L’événement a une signification propre, qui dépasse projets et ambitions immédiates.

Quelques mots d’abord, pour situer l’affaire (de l’article du Monde) :

« L'action du groupe européen d'aéronautique et de défense EADS a grimpé de 3,32 %, à 23,41 euros, mardi 29 août à la Bourse de Paris, après l'annonce du rachat de 5 % des parts du groupe par la banque publique russe Vnechtorgbank.

» Deuxième banque de Russie, la Vnechtorgbank, détenue par l'Etat, a racheté depuis juin entre 4,5 % et 4,8 % des actions d'EADS pour 1 milliard de dollars (780 millions d'euros) et s'apprête à poursuivre l'acquisition — pour 200 millions de dollars de plus — selon une information publiée, mardi, par le quotidien économique russe Vedomosti, citant des sources anonymes.

» Vedomosti souligne aussi la “percée” de la banque russe devenue désormais copropriétaire du groupe fondé par la France, l'Allemagne et l'Espagne. Acquises à un prix avantageux au moment où le titre EADS avait perdu 43 % (entre mars et juin), les actions achetées par la Vnechtorgbank ne seront pas revendues, affirme Vedomosti.

» A Moscou, les analystes financiers interprètent unanimement cette acquisition comme le signe de la volonté russe de participer à la gestion d'EADS. “Pour l'instant il s'agit d'un investissement de portefeuille, mais cela pourrait évoluer de façon plus sérieuse”, a expliqué Ruslan Poukhov, directeur du Centre d'analyse des stratégies et des technologies, au quotidien anglophone Moscow Times. La banque, le groupe européen et l'Etat français se sont refusés à tout commentaire. »

L’article privilégie l’interprétation d’une opération voulue par l’Etat russe pour progresser dans le domaine de l’aéronautique. Quelques points complémentaires sont mis en évidence :

• Banque d’Etat qui a déjà travaillé avec le secteur aéronautique, Vnechtorgbank (VTB) devrait rapidement céder ses avoirs dans EADS au consortium aéronautique unifié OAK en cours de formation.

• OAK rassemble les principales entreprises aéronautiques du pays depuis janvier, signifiant un solide contrôle de l’Etat dans ce secteur. L’industrie aéronautique russe a été fortement affaiblie par la chute de l’URSS mais retrouve aujourd’hui une puissance nouvelle, notamment par les biais des exportations militaires.

• EADS serait invité à entrer dans le capital de OAK, ce qui donne une autre dimension à l’acquisition des actions EADS par VTB destinées à OAK. « EADS est cité comme le groupe étranger le plus à même de prendre des parts dans ce consortium. Il y aurait donc des participations croisées. »

Version économico-oligarchique

Une autre version, ou disons plus justement une version plus nuancée de la prise d’actions EADS par VTB est donnée par Nezavissimaia gazeta du 30 août. Il s’agit d’une version mélangeant les données économiques et les réalités plus ou moins vérifiées de l’univers capitalisto-oligarchique de la Russie. Observons d’ailleurs que cette version ne contredit pas nécessairement la version de stratégie industrielle donnée ci-dessus ; elle la complète ; en outre, elle est réduite à peu de choses dès lors que les parts EADS atterrissent chez OAK. VTB n’apparaît en l’occurrence que comme une passerelle temporaire.

Dans tous les cas, un des éléments du raisonnement présente une certaine faiblesse. Il s’agit de l’affirmation qu’on va assister avec la fin de “l’ère Poutine” à une redistribution de richesses comme il y avait eu après “l’ère Eltsine”. Il y a eu, après la privatisation sauvage du début des années 1990, un passage (un retour) du privé au secteur public après l’installation de Poutine. On restera dans le secteur public après le départ de Poutine. Même s’il y a “redistribution” (comme il y a souvent changement de direction des entreprises publiques en France avec chaque nouveau président), cela ne peut en rien être comparé à ce qui s’est passé entre Eltsine et Poutine.

Un extrait de l’article est donné par l’agence Novosti ce même 30 août.

« L'information selon laquelle la Vneshtorgbank (VTB), deuxième banque russe par son importance, aurait acheté au cours de ces derniers mois près de 5 % du grand consortium aéronautique européen EADS est la sensation principale de ces derniers jours dans le domaine de l'économie. L'importance de cette acquisition ne doit pas éclipser les appréhensions concernant ses objectifs finaux.

» D'une part, on ne peut que se réjouir des succès de l'Etat russe qui possède la VTB. En continuant à acheter des actions, il pourrait détenir une part dans EADS qui lui permettrait de participer à sa direction, ce qui ouvrirait de nouvelles possibilités d'extension de la coopération entre le consortium et la Russie. D'autre part, si les plans de privatisation de la VTB débattus ces dernières années de façon plus ou moins animée deviennent réalité, il pourrait s'avérer que l'achat d'actions d'EADS n'est qu'une étape du transfert du capital public à l'étranger.

» Un repartage grandiose de la propriété a eu lieu ces dernières années en Russie. L'Etat a éloigné d'une manière ou d'une autre les managers et les entrepreneurs de l'époque d'Eltsine des projets les plus avantageux. L'affaire Ioukos est l'exemple le plus éclatant de ce repartage. ''L'ère Poutine'' s'achèvera dans deux ans. L'expérience historique enseigne que l'arrivée d'un nouveau leader, même s'il appartient à la même équipe que le président actuel, entraînera un nouveau repartage de la propriété. Par conséquent, le meilleur moyen de conserver la fortune pour ceux qui ont des doutes sur leurs perspectives sous le nouveau pouvoir est de la transférer à l'étranger.

» Sans une couverture idéologique appropriée, elle suscitera de nombreuses élucubrations. Ainsi, la tentative avortée du chef de Severstal Alexeï Mordachov de fusionner avec la compagnie luxembourgeoise Arcelor, deuxième producteur mondial d'acier, a été présentée non pas comme un transfert par l'homme d'affaires russe de ses capitaux à l'étranger, mais comme l'absorption du numéro un mondial de la sidérurgie par un entrepreneur russe, et comme l'accès du capital russe aux actifs européens prometteurs. La déclaration selon laquelle en achetant des actions la banque publique russe essaie d'accéder à la direction du consortium aéronautique européen apparaît donc comme un bon argument en faveur de l'exportation des capitaux. »

Réalités stratégiques

Venons-en à la logique stratégique dont cette opération pourrait être l’illustration.

Une observation préliminaire : cette entrée de VTB (avant OKA) dans le capital de EADS n’a guère soulevé de commentaire ni d’objection significative. Qu’on imagine les commentaires et l’alarme générale qui auraient accompagné la prise de 5% de EADS par une quelconque First National City Bank agissant de façon notoire comme faux-nez de Lockheed Martin.

(Le cas s’était présenté pour un constructeur naval allemand, HDW, en 2002, menacé de rachat par un consortium bancaire US agissant en sous-main pour Northrop-Grumman. L’affaire avait soulevé une très violente polémique, une longue bataille boursière, des contre-mesures gouvernementales, etc. Les deux affaires ne sont pas industriellement comparables parce qu’il s’agissait d’une tentative de rachat total, parce que HDW ne peut être comparé à EADS en importance stratégique, parce que l’Allemagne n’est pas la France. C’est le réflexe de l’interprétation qui nous importe : l’acte russe apprécié sereinement, tout acte américain vu comme hostile.)

La démarche russe est perçue comme quelque chose de naturel sur le fond, quelles qu’en soient les modalités. Elle devrait être perçue de la même façon, comme de par sa nature même, comme un acte de consolidation européen.

La démarche russe s’adresse évidemment et avant tout à la France. L’Allemagne joue, dans cette affaire, un rôle secondaire parce que la perception allemande est essentiellement économique et que ce pays n’est pas fondamentalement un partenaire technologique et stratégique de haut statut. La partie allemande de la direction de EADS a toujours été intéressée par un rapprochement avec les USA ; c’est une orientation sans perspective parce que la politique règle également, dans ce cas, la comptabilité et que, dans ce cas justement, la perspective politique est bouchée. (Voir l’exemple de BAE, qui représente l’orientation stratégique inverse de EADS dans le cas des liens avec la Russie. BAE a été obligé de s’“américaniser” stratégiquement et formellement pour réussir sur le marché US.) La direction politique de l’Allemagne, elle, est fortement engagée dans une coopération économique (énergie) avec la Russie. Les deux tendances tendent à s’équilibrer. L’absence de réelle appréciation politique allemande avec la tendance à rester dans le secteur économique pour éviter des choix politiques fait le reste en conduisant l’Allemagne à une position naturelle d’abstention.

Seule la France a un réflexe régalien naturel qui la conduit à considérer les questions aéronautiques et technologiques comme un domaine politique de souveraineté. Cette attitude a un sens pour EADS, dont l’existence a jusqu’ici été, du point de vue politique, le reflet du désordre européen avec appauvrissement de la souveraineté (EADS comme “usine à gaz”). Russes et Français parlent le même langage. Ce langage peut s’exercer en fonction d’une certaine proximité politique dans diverses crises et conceptions internationales, alors que la politique américaniste est de plus en plus mise en question parce qu’elle est agressive et qu’elle sème le désordre. Ce schéma peut se retrouver, dans des termes assez similaires, au niveau aéronautique et technologique.

Les Français feraient bien d’abandonner l’attitude courante qu’on trouve dans certains milieux aéronautiques, d’une certaine condescendance à l’encontre des Russes. L’industrie aéronautique russe est en plein redressement. Au niveau des exportations d’armements, elle acquiert un poids politique considérable, bien plus significatif qu’au temps de l’URSS où les ventes de matériels militaires étaient un moyen direct d’affirmation idéologique. Dans le domaine politique et stratégique, la Russie s’affirme comme une très importante puissance, de cette sorte nouvelle qu’on découvre depuis un ou deux ans : une puissance stratégique et énergétique. Pour elle, la coopération avec l’Europe devrait être une politique naturelle, entravée jusqu’ici par l’absence de vision politique et le réflexe libéral et américaniste des institutions européennes. La France est le partenaire européen naturel de la Russie dans la situation stratégique fondamentale actuelle. Dans ce contexte, le rapprochement des Russes avec EADS a une dimension européenne évidente, qui passe par la France à cause du puissant réflexe régalien de ce pays.

Du point de vue français, ce rapprochement devra être impérativement apprécié dans sa dimension politique, dans une logique de dégagement des liens politiques que la France continue à entretenir avec les Américains. La question centrale pour la France (pour l’Europe, avec la France en premier) est sans aucun doute de réaliser le danger grandissant d’être lié aux USA. Un rapprochement avec la Russie est une orientation qui aide à contenir ce danger, voire à le réduire décisivement. D’autre part, dans la mesure où la partie russe est une entreprise publique, son entrée dans le capital réinsuffle dans EADS une dose de puissance publique dont le processus de coopération strictement européen l’a malheureusement en partie vidé (à cause des Allemands, de moins en moins gouvernementaux dans ce domaine). C’est une chance pour la France, dont le seul destin est la poursuite d’une vision régalienne, notamment dans ce domaine de l’aéronautique et de la technologie, pour lui donner une plus grande puissance politique et conforter sa caractéristique de souveraineté. Dans cette logique, la France pèse un poids considérable, et la venue des Russes renforce ce poids.

Dans le contexte stratégique actuel, tant pour l’aspect politique que pour l’aspect aéronautique, le rapprochement est définitivement cohérent. Il établit, dans ces deux domaines, l’amorce sérieuse d’un contrepoids à la poussée agressive des USA (dans les domaines politique et aéronautique), tout en renforçant le caractère souverain de l’ensemble. Ce rapprochement est, dans le principe et la perspective politique qu’il sous-tend, à la fois bon et utile. L’entrée des Russes dans le capital de EADS constitue la mise en place (avec la réciproque éventuelle de EADS dans OKA) de la possibilité de disposer d’un outil qui demandera impérativement à être exploité du point de vue politique, et du point de vue aéronautique si l’on apprécie ce domaine en termes politiques. La logique et la cohérence sont présentes.