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206225 avril 2016 (1986) – Je voudrais donner ici quelques indications, dans mon souvenir et aussi avec l’aide d’une consultation rapide des numéros de dedefensa & eurostratégie (dd&e, Lettre d’Analyse/papier) de l’époque, des conditions que nous connûmes, dans le monde de ce que nous ne nommions pas encore “la communication”, selon la connaissance progressive que nous eûmes de la catastrophe de Tchernobyl. Bien que nous ayons été informés quelques jours plus tard que la première explosion datait du 25 avril (aujourd’hui, on donne la date du 26), rien ne fut porté à notre connaissance commune et diverse avant le 28, d’abord par une annonce en Suède d’une certaine augmentation du taux de radioactivité dans l’atmosphère avec hypothèse que “quelque chose s’était passé en URSS”, ensuite quelques heures plus tard le même jour, par une nouvelle de l’agence Tass annonçant l’accident avec très peu de détails.
Ainsi la catastrophe de Tchernobyl prit peu à peu de la consistance dans l’espace d’une semaine sinon d’une décade, au contraire des catastrophes qui sont aujourd’hui connues dans l’heure sinon dans la minute. Elle eut d’abord une connotation essentiellement politique, bien plus qu’environnementale. Les premières questions soulevées concernaient l’état du régime en URSS vis-à-vis de l’information, alors que Gorbatchev se trouvait engagé dans une terrible bataille, d’abord pour la glasnost (“transparence”, ou “publicité des nouvelles”) qui supposait la libre circulation de l’information. Ces deux-trois jours de délais entre l’accident et la première annonce furent d’abord perçus comme le signe de l’échec de sa tentative jusqu’alors, sinon, pour les esprits les plus bienveillants, comme le signe que son projet de glasnost n’était que de la propagande qui ne changeait rien au régime. Pourtant, il apparut rapidement que ce délai ne faisait que refléter en réalité l’état complet de désorganisation et de désordre qui régnait alors en URSS, et il semble bien que les nouvelles de Tchernobyl mirent un certain temps à arriver au Kremlin, et que la dépêche de Tass du 28 ne faisait que témoigner de cette lenteur. Ensuite mais aussitôt, les Russes, alors-Soviétiques, ne furent pas avares de déclarations en URSS mais aussi dans les pays occidentaux de la part des ambassades et jusqu’à des interviews à des organes de presse étrangers. (Vitali Chourkine, ambassadeur à Washington, répondant à une commission de l’administration Reagan le 30 avril ; le diplomate A.I. Chegaeev faisant des “confidences” à un ingénieur ouest-allemand reproduites dans la presse le 2 mai ; Eltsine, alors secrétaire du PC de Moscou, parlant à la TV ouest-allemande ARD le 2 mai ; Youry Kvitsinki, ambassadeur en RFA, répondant à une interview de Bild Zeitung le 3 mai, etc...) Les réponses étaient très souvent différentes, même contradictoires, témoignant là aussi de l’état de désordre du pays et les intervenants soviétiques ne cherchant pas à le dissimuler.
Ce désordre n’était pas du à Gorbatchev, il ne faisait que témoigner de l’état de décrépitude du régime tel qu’il s’était développé pendant des décennies, tel que l’avait trouvé Gorbatchev, et il en témoignait justement parce que la doctrine de Gorbatchev, bon an mal an, commençait à se développer, et que l’information commençait à rendre compte des réalités (évidemment catastrophiques) de l’état de l’URSS. Bien que Gorbatchev ait qualifié la catastrophe de Tchernobyl comme l’une des “moments les plus graves et les plus tendus de sa présidence”, la façon dont la chose fut relayée par la communication montra en vérité que la glasnost était en marche, et le désordre qui était ainsi montré constitua finalement un des arguments pour cette dynamique.
Ce désordre avait une dimension stratégique sinon apocalyptique qui fut assez vite réalisée. Il montrait l’état d’impréparation incroyable des forces d’intervention soviétiques agissant en cas de catastrophe nucléaire comme en cas d’attaque nucléaire (le militaire et le civil intimement mêlés). Ce qui avait été perçu à l’Ouest et présenté à l’Est comme un des avantages fondamentaux des capacités stratégiques soviétiques, – une puissante défense civile en cas d’attaque nucléaire, – se découvrait comme un mythe sans aucune réalité à l’occasion d’une catastrophe nucléaire. A cet égard, Tchernobyl joua un rôle fondamental, sinon décisif après les diverses alertes à cet égard, dans la perception commune (à l’Est et à l’Ouest, chez Gorbatchev comme chez Reagan) du risque terrible d’absence de contrôle du fait nucléaire, donc de la fragilité extrême de l’“équilibre de la terreur”. Cela fit beaucoup pour conduire les deux hommes à une accélération supplémentaire d’une tendance politique déjà en cours, d’armistice et d’arrangement nucléaires, avec le sommet de Reykjavik d’octobre 1986 et l’accord sur l’élimination totale des armes nucléaires de théâtre à longue portée (accord INF de décembre 1987). Accessoirement, mais non sans importance, cette interprétation donna un avantage important sinon décisif à Gorbatchev dans sa lutte contre le monstrueux complexe militaro-industriel qui écrasait l'URSS et dont il sut finalement se débarrasser (Poutine devrait lui en être gré aujourd'hui, lui qui a pu ainsi reconstruire l'industrie d'armement sur des bases plus saines.)
Tchernobyl est surtout resté dans les mémoires comme un tournant de la lutte environnementale contre le nucléaire, du développement des mouvements écologistes, etc., alors que cet aspect des réactions ne vint que secondairement et prit l’importance considérable qu’on lui a connue depuis à cause de la dimension stratégique et politique, et à cause des remous internes en URSS à propos des réformes Gorbatchev. Bien qu’il y ait eu diverses alertes de contamination nucléaire par les conditions atmosphériques (l’orientation des vents notamment) qui montrèrent d'ailleurs autant de désordre à l'Ouest qu'à l'Est, mon sentiment constant à cette époque était bien que cet aspect était perçu d’une façon secondaire et d’une façon très chaotique. Ce n’est qu’assez lentement que l’ampleur apocalyptique des effets de la catastrophe sur l’environnement fut réalisée pleinement, tandis qu’apparaissaient les difficultés énormes pour contenir les suites de la catastrophes, pour contrôler les incendies, les malfonctionnements des réacteurs, etc., avec des interventions humaines des spécialistes de la défense civile ou de l’armée, dont certaines étaient d’un réel héroïsme dans les conditions terribles de contamination.
Quoi qu’il en soit, cette diversité des aspects de la catastrophe, sa dimension stratégique et politique, sa dimension technologique, sa dimension sociale sinon structurelle, portèrent sans doute le coup le plus terrible à l’URSS agonisante telle qu’elle apparaissait d’une façon ouverte depuis l’arrivée de Gorbatchev. De cette façon, la catastrophe était bien celle de la fin d’un monde et, par ses dimensions multiples, les mélanges de genres jusqu’alors perçus comme séparés, notamment entre le civil et le militaire, également comme le début d’une nouvelle ère. Je me rappelle que nous sentîmes le poids exceptionnel de cet événement sans en saisir toutes les nuances, à l’époque où nous le vécûmes, et qu’il fut finalement et d’une façon tout à fait remarquable, moins perçu dès l’origine comme une péripétie de plus de l’affrontement Est-Ouest que comme une tragédie effectivement complexe qui appelait à des changements fondamentaux, et qui annonçait même des changements fondamentaux qui allaient tous nous affecter, à l’Est comme à l’Ouest. Cela aussi, bien que cela ait une connotation absolument tragique, constituait une victoire psychologique de Gorbatchev, qui avait été le premier dirigeant soviétique (et peut-être le premier dirigeant politique tout court de l'époque) à penser le monde et les risques stratégiques et technologiques hors des grands antagonismes politiques, mais plutôt comme d’énormes risques catastrophiques nous menaçant tous.
... Voilà pour le passé mais le présent à ses exigences, dont certaines ne sont pas banales. Certes, ce ne sont pas ces seules considérations qui m’ont conduit à ce texte du Journal dde.crisis, puisque s’y ajoute une autre nouvelle, vieille de quelques heures, qui m’est apparue, à la lumière de ce que nous avons appris à croire et à savoir de Tchernobyl et de ses conséquences, comme un étrange contrepied des évènements ; et c’est plus à elle qu’au tamis de mes souvenirs que l’on doit ce texte, car c’est finalement bien à elle que je veux en venir. Je me rapporte à telle nouvelle, retransmise notamment par les Russes, sur l’état de la flore et de la faune dans le territoire décrété zone interdite de Tchernobyl depuis trente ans, sans présence humaine ; car ce qui devrait être une sorte de “zone maudite“ est en fait devenue rien de moins qu’une “réserve naturelle” qui s’est créée d’elle-même...
Je donne rapidement le texte RT-français du 24 avril 2016, trente ans plus tard, qui est surtout là comme légende de vidéos montrant une nature sauvage et assez belle, sinon très belle, avec une profusion remarquable d’animaux... « A la grande surprise de tous, après la catastrophe nucléaire qui a eu lieu il y a 30 ans, les animaux n’ont pas quitté la zone radioactive. Les grands mammifères y sont désormais beaucoup plus nombreux qu'avant la catastrophe nucléaire.
» Le 26 avril 1986, l’incendie et l’explosion de la centrale de Tchernobyl ont conduit à l’accident nucléaire le plus grave de l’histoire du nucléaire civil. De grandes concentrations de particules radioactives se sont retrouvées dans l’air forçant les autorités à demander aux habitants de la région de quitter définitivement les lieux. Des milliers de personnes ont été déplacées à plus de 4 300 kilomètres. En revanche, les animaux, eux, sont restés. Trente ans après la catastrophe, une équipe de chercheurs géorgiens a conclu que la faune sauvage prospérait dans le périmètre d’exclusion entourant la centrale. Contre toute attente, le site ressemble plus à une réserve naturelle qu’à une zone sinistrée.
» Les chercheurs ont laissé 94 appâts olfactifs et 30 caméras contrôlées à distance dans les villages abandonnés. Pendant cinq mois, au moins 14 espèces ont été filmés et plus de 173 découvertes. Il s’est avéré que les animaux que l’on rencontre le plus souvent sont des bisons eurasiatiques, des écureuils roux, des élans, des sangliers et des loups gris. Si de l’extérieur, tous ces animaux ont l’air parfaitement sains, ils n’ont pas encore été véritablement examinés par des scientifiques. »
J’imagine que ces constats, vidéos, etc., peuvent donner lieu, et donneront lieu si ce n’est déjà fait, à diverses réflexions, controverses, sur la santé des bêtes, sur la réelle nocivité du nucléaire, sur la moralité des choses et la relativité des appréciations, avec le travail des “scientifiques” pour savoir si ces animaux sont “sains” (et peut-être sauront-ils nous expliquer, en passant, ce que c’est qu’être “sain”, aujourd’hui). Je préfère me tenir à distance de toute cette connaissance raisonneuse et impérative, de ces moralités diverses en forme de diktat, pour ne considérer que le symbole. Je suis un ami des bêtes, au sens de la force du sentiment et du penchant du caractère plus que d’une appartenance à une association, parce que je distingue dans leur manufacture un rangement qui met en avant une séparation de ce qui est du domaine du Bien de ce qui est vulnérable aux atteintes du Mal, bien propre à dégager ce que, dans un être, on peut sortir de meilleur en fonction des spécificités dont la nature divine du monde l'a doté.
J’aime à citer Schellings, le métaphysicien allemand, parce que, après un temps, de relecture en relecture, j’ai finalement réussi à embrasser la profondeur du propos : « Et, de même qu’il y a un enthousiasme (Enthusiasmus) pour le bien, il y a aussi une exaltation de l’esprit (Begeisterung) pour le mal. Chez l’animal, comme chez tout être naturel, ce principe obscur, assurément, est aussi à l’œuvre, mais il n’est pas parvenu comme chez l’homme à la lumière, il n’est pas esprit et entendement, mais passion (Sucht) et appétition aveugle, bref aucune chute, aucune séparation des principes ne sont possibles là où il n’y a encore aucune unité absolue ou personnelle [...] L’animal ne peut jamais sortir de l’unité, tandis que l’homme peut rompre quand il lui plaît (willkürch) le lien des forces. C’est pourquoi Fr. Baader dit avec raison qu’il serait à souhaiter que la perversité ne puisse aller chez l’homme que jusqu’à l’animalité (à devenir animal), mais que malheureusement l’homme ne saurait être qu’en-deça ou au-delà de l’animal. » ... Et puis là-dessus, je me rappelle ce que j’écrivis à propos de ma chienne Margot, lorsqu’elle mourut après plusieurs mois d’héroïque agonie, en mai 2011, parce que ces mots font partie de ceux à propos desquels j’éprouve l’un des plus grands bonheurs à les avoir écrits, parce qu’ils sont pour moi un honneur que je rendis à un être qui le méritait pleinement et entièrement :
« “Elle était venue poser sa tête, c'est-à-dire sa puissante mâchoire qui aurait broyé un bras, sur mes genoux, dans un mouvement d'une douceur infinie. Elle était restée, peut-être deux ou trois minutes, dans cette attitude étrange, avec son regard, qui semblait si apaisé, qui cherchait et trouvait le mien. Je la caressai. Elle me disait adieu.” [...] Pensant aux sentiments que j’éprouvais pour elle, où, bien entendu, amour et tendresse ont leur place sans fin, j’ajouterai que j’avais aussi de l’estime, voire du respect, notamment pour ce que je nommerais son héroïsme, où l’on trouvait également du stoïcisme. Cet être portait, dans son allure, dans son geste, dans l’équilibre de son mouvement et dans la résolution de son attitude, dans la patience désinvolte qu’elle montrait, la noblesse de son caractère. Curieusement mais résolument, je sens que je n’ai pas à m’expliquer de ces sentiments pour un animal, de la considération que je lui porte, de la certitude intuitive de me trouver devant l’innocence originelle. S’il faut une explication, ce sont les hommes qui devront me la donner ; notamment pourquoi, considérant ce qu’ils sont devenus et ce qu’ils ont fait d’eux-mêmes, pourquoi il faudrait que je les considérasse nécessairement comme d’essence supérieure à Margot. »
Ainsi ne s’étonnera-t-on pas si je considère que ce ne peut être que belle justice symbolique et divine que les lieux maudits pour les hommes de Tchernobyl, et maudits par leurs actes, soient devenus une terre d’élection pour les animaux, que leur présence en accordance avec la résilience de la nature ait vaincu ce que l’intelligence humaine a produit de plus prodigieux et de plus prodigieusement mauvais, passant de “l’enthousiasme pour le bien” à l’“exaltation pour le mal”. Laissez-moi méditer un instant à propos de ce symbole de ces animaux en leur royaume de Tchernobyl, en avançant cette observation évidemment symbolique que leur innocence originelle est parvenue à réduire l’œuvre d’entropisation de la Matière lorsqu’elle est manipulée par les hommes, pour ce que les hommes en ont fait. Je ne juge ni ne condamne en cet instant, bien loin de me trouver dans un prétoire, mais j’observe le symbole, c’est-à-dire ce que je veux considérer comme symbole, pour mieux méditer à ce propos.
Ne me parlez pas de cruauté et de loi de la jungle, vous autres avec vos lois internationales, morales et vertueuses, qui ne servent aujourd’hui qu’à justifier à vos propres yeux le chaos, le malheur des êtres, la souffrance des âmes et la destruction du monde. Les animaux savent comment survivre et ils n’ont pas peur de la mort, ni des actes qui y conduisent parce qu’ils en savent d’instinct l’inéluctabilité et qu’il leur a été donné la grâce de ne pas laisser « ce principe obscur [parvenir] comme chez l’homme à la lumière [parce que, chez eux,] il n’est pas esprit et entendement... »
Laissez-moi contempler ce symbole des animaux en leur royaume, à Tchernobyl-2016, trente ans après Tchernobyl-1986.
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