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720On a toujours raison d'évoquer Tocqueville ; car il n'est pas un problème eschatologique que ce génie n'ait abordé dans son royal essai. J'y pense en revoyant le western Un homme nommé cheval qui narre le remplacement du monde sioux par la civilisation la plus laide du monde – l'américaine...
Son pessimisme et son fatalisme aristocratiques portent Tocqueville à distinguer deux voies dans la disparition de l’originalité culturelle et de la volonté de vivre d’une « race » : la voie noire et la voie indienne (1).
La voie noire concerne la grande masse de la civilisation des loisirs, qui détruit tout sur la planète en ce moment ; la voix indienne est la voie tragique d'une humanité d’élite, elfique, et condamnée à ne plus être.
Commençons par le premier de ces derniers hommes, le noir esclave du capital. Ce pauvre homme devient le symbole du «moderne ».
« Le Nègre des États-Unis a perdu jusqu'au souvenir de son pays; il n'entend plus la langue qu'ont parlée ses pères; il a abjuré leur religion et oublié leurs moeurs… Le Nègre n'a point de famille; il ne saurait voir dans la femme autre chose que la compagne passagère de ses plaisirs, et, en naissant, ses fils sont ses égaux. »
C’est l’homme qui n’a plus de foi ni de patrie ni de famille, le consommateur-électeur repu (la jeune fille...) de nos médias. Il adore ses maîtres et ses élites :
« Plongé dans cet abîme de maux, le Nègre sent à peine son infortune; la violence l'avait placé dans l'esclavage, l'usage de la servitude lui a donné des pensées et une ambition d'esclave; il admire ses tyrans plus encore qu'il ne les hait, et trouve sa joie et son orgueil dans la servile imitation de ceux qui l'oppriment. Son intelligence s'est abaissée au niveau de son âme. »
Ce zéro n’a plus à se soucier de son avenir. Quelqu’un y pourvoit gentiment, « le pouvoir bienveillant, tutélaire et doux ». C’est la servitude dont Tocqueville parle dans un autre célèbre passage, servitude liée au développement de l’Etat moderne, que l'on retrouve dénoncée chez Poe, Thoreau, Hawthorne, plus tard chez Murray Rothbard ou Ralph Raico.
« Sans besoin comme sans plaisir, inutile à lui-même, il comprend, par les premières notions qu'il reçoit de l'existence, qu'il est la propriété d'un autre, dont l'intérêt est de veiller sur ses jours; il aperçoit que le soin de son propre sort ne lui est pas dévolu; l'usage même de la pensée lui semble un don inutile de la Providence, et il jouit paisiblement de tous les privilèges de sa bassesse. »
C'est le troupeau des « grosses bêtes bien dociles, bien habituées à s’ennuyer », comme dit Céline cité tel quel dans un film de jeunesse d'Oliver Stone d'ailleurs. Tocqueville ajoute :
« S'il devient libre, l'indépendance lui paraît souvent alors une chaîne plus pesante que l'esclavage même; car dans le cours de son existence, il a appris à se soumettre à tout, excepté à la raison; et quand la raison devient son seul guide, il ne saurait reconnaître sa voix. (...) Mille besoins nouveaux l'assiègent, et il manque des connaissances et de l'énergie nécessaires pour leur résister. Les besoins sont des maîtres qu'il faut combattre, et lui n'a appris qu'à se soumettre et à obéir. Il en est donc arrivé à ce comble de misère, que la servitude l'abrutit et que la liberté le fait périr. »
La liquidation des nations et cultures passe par la création et la manipulation industrielles d’un complexe d’infériorité. On n’est pas dans la matrice américaine : donc, de Rio à Dubaï, et de Shanghai à Pretoria, on s’efface, on gomme sa culture, on la recycle et on s’intègre en s’écrasant. Le malheureux esclave noir annonce donc ce qui va nous arriver à tous.
« Le Nègre fait mille efforts inutiles pour s'introduire dans une société qui le repousse; il se plie aux goûts de ses oppresseurs, adopte leurs opinions, et aspire, en les imitant, à se confondre avec eux. On lui a dit dès sa naissance que sa race est naturellement inférieure à celle des Blancs, et il n'est pas éloigné de le croire, il a donc honte de lui-même. »
On comprend donc à quoi servent les repentances un peu partout, et pas seulement en France. On se fait honte pour se préparer mieux à l’esclavage : le retour du refoulé religieux...
Si le noir symbolise pour Tocqueville la médiocrité de l’homme-masse, l’indien représente au contraire le modèle aristocratique, l’homme noble du Yi King, celui qui va souffrir devant l’anéantissement des valeurs opéré par la modernité.
Ces hommes braves ont pour la plupart disparu au cours des guerres dites mondiales. Ce qu’il en reste est rare, perdu dans des thébaïdes ou bien clochardisant sur les bancs (les clochards blancs, souvent sosies de Clint Eastwood, sont de plus en plus beaux).
Voici comment l’Amérique matérielle liquide ses indiens :
« En affaiblissant parmi les Indiens de l'Amérique du Nord le sentiment de la patrie, en dispersant leurs familles, en obscurcissant leurs traditions, en interrompant la chaîne des souvenirs, en changeant toutes leurs habitudes, et en accroissant outre mesure leurs besoins, la tyrannie européenne les a rendus plus désordonnés et moins civilisés qu'ils n'étaient déjà. »
Les Indiens sont détruits par l’habileté manufacturière, déjà dénoncée par notre Lao Tse il y a vingt-six siècles, habileté qui crée un cycle nouveau de consommations et d’aliénations :
« Les Européens ont introduit parmi les indigènes de l'Amérique du Nord les armes à feu, le fer et l'eau-de-vie; ils leur ont appris à remplacer par nos tissus les vêtements barbares dont la simplicité indienne s'était jusque-là contentée, En contractant des goûts nouveaux, les Indiens n'ont pas appris l'art de les satisfaire, et il leur a fallu recourir à l'industrie des Blancs. »
En fait personne ne possède l'art de satisfaire ces goûts, d'où la dette américaine puis mondiale. De cette manière la société de consommation (littéralement une société de mort) détruit toute société. Les indiens eux vont se mettre à chasser plus le gibier qui n’a pas encore fui les blancs, et voici pourquoi :
« De ce moment, la chasse ne dut pas seulement pourvoir à ses besoins, mais encore aux passions frivoles de l'Europe. Il ne poursuivit plus les bêtes des forêts seulement pour se nourrir, mais afin de se procurer les seuls objets d'échange qu'il pût nous donner. Pendant que les besoins des indigènes s'accroissaient ainsi, leurs ressources ne cessaient de décroître. »
Voici comment d’une manière très étonnante et très émouvante Tocqueville décrit la disparition du gibier et donc des indiens. On est en 1830...
« Du jour où un établissement européen se forme dans le voisinage du territoire occupé par les Indiens, le gibier prend l'alarme. Des milliers de sauvages, errant dans les forêts, sansdemeures fixes, ne l'effrayaient point; mais à l'instant où les bruits continus de l'industrie européenne se font entendre en quelque endroit, il commence à fuir et à se retirer vers l'ouest, où son instinct lui apprend qu'il rencontrera des déserts, encore sans bornes. »
Le bruit, la Noise de Rameau (le mot vient de nausée...) chasse l’Esprit. C’est aussi dans Tolkien : les Hobbits fuient le bruit. Tocqueville enfin montre une sympathie bien élitiste pour les tribus indiennes. Elles sont aristocratiques, guerrières, féodales !
« La chasse et la guerre lui semblent les seuls soins dignes d'un homme. L'Indien, au fond de la misère de ses bois, nourrit donc les mêmes idées, les mêmes opinions que le noble du Moyen Âge dans son château fort, et il ne lui manque, pour achever de lui ressembler, que de devenir conquérant. »
Puis Tocqueville montre la médiocrité de la vie qui attend nos tribus aristocratiques :
« Après avoir mené une vie agitée, pleine de maux et de dangers, mais en même temps remplie d'émotions et de grandeur, il lui faut se soumettre à une existence monotone, obscure et dégradée. Gagner par de pénibles travaux et au milieu de l'ignominie le pain qui doit le nourrir, tel est à ses yeux l'unique résultat de cette civilisation qu'on lui vante. Et ce résultat même, il n'est pas toujours sûr de l'obtenir. »
On retrouvera l'idée dans le film Dersou Ouzala.
Enfin Tocqueville explique comment l’on extermine les peuples au nom des principes humanitaires, de la démocratie et puis bien sûr de la philanthropie. Car rien ne vaut le droit pour en finir avec les hommes.
« La conduite des Américains des États-Unis envers les indigènes respire le plus pur amour des formes et de la légalité. Pourvu que les Indiens demeurent dans l'état sauvage, les Américains ne se mêlent nullement de leurs affaires et les traitent en peuples indépendants; ils ne se permettent point d'occuper leurs terres sans les avoir dûment acquises au moyen d'un contrat; et si par hasard une nation indienne ne peut plus vivre sur son territoire, ils la prennent fraternellement par la main et la conduisent eux-mêmes mourir hors du pays de ses pères. »
Tocqueville compare ce cynisme pragmatique à la barbarie chrétienne des espagnols, créatrice de la civilisation hispano-américaine et qui a recouvert l’Amérique du sud de chefs d’oeuvre architecturaux et de belles cités coloniales. Voilà comment tout se termine. La néo-civilisation humanitaire, ploutocratique et moralisatrice est la plus dangereuse du monde.
« Les Espagnols, à l'aide de monstruosités sans exemples, en se couvrant d'une honte ineffaçable, n'ont pu parvenir à exterminer la race indienne, ni même à l'empêcher de partager leurs droits; les Américains des États-Unis ont atteint ce double résultat avec une merveilleuse facilité, tranquillement, légalement, philanthropiquement, sans répandre de sang, sans violer un seul des grands principes de la morale aux yeux du monde. On ne saurait détruire les hommes en respectant mieux les lois de l'humanité. »
Vive Tocqueville et vive les Indiens décidément !
On comprend pourquoi on ne lit pas les classiques. Ils empêchent cette destruction des hommes qui accompagne la destruction du monde.
(1) De la Démocratie en Amérique I, Deuxième partie, Chapitre X.
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