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25 mai 2006 — Vendredi dernier, le quotidien canadien National Post publie sur sa première page l’annonce extrêmement alarmante que l’Iran, en plus des innombrables vices dont ce pays est chargé, avait également le pire d’entre tous. « Is Iran turning into the new Nazi Germany? Share your opinion online », annonçait et proposait le journal. L’information fut reprise par divers organes de presse et largement diffusée sur Internet. Il s’agissait d’un nouveau règlement obligeant les députés juifs du parlement iranien à porter un insigne jaune (les députés chrétiens devaient porter un insigne rouge, les zoroastriens un insigne bleu, — aucune protestation pour ces deux discriminations-là).
Dimanche 21 mai, Reuters, qui avait obtenu une copie du projet de règlement, démentait. Diverses déclarations de députés iraniens appuyaient ce démenti, y compris celle d’un député juif : « Iran's Jewish MP Moris Motamed also agreed the bill made no attempt to force special garments on the minorities. “There is no single word in the bill about a special design or colour for the religious minority groups,” he said. “Our enemies seek to create tension among the religious minorities with such news and to exploit the situation to their benefit,” he added. » Cela permit, en passant, d’avoir confirmation qu’il y avait donc au moins un juif pour occuper la fonction de député au Parlement iranien. Dans un régime dépeint comme radicalement nazi, cela fait désordre ou bien c’est qu’il y a un os.
Depuis, le “canard” a été largement démonté et démontré dans sa complète nudité. Un montage de A à Z, venant d’un Iranien en exil, ancien haut-fonctionnaire du Shah, Amir Taheri, actuellement inscrit au cabinet de relations publiques Benador Associates, qui regroupe à Washington les néo-conservateurs et s’attache à gérer fructueusement leurs carrières médiatiques et désinformatrices.
Le démontage du montage a été minutieusement réalisé, notamment dans deux textes, avec toutes les références et liens qui importent : sur le Réseau Voltaire, par Thierry Meyssan, et sur Antiwar.com, par Justin Raimundo.
Hier, enfin, le National Post publiait un éditorial pour demander à ses lecteurs de lui pardonner son “erreur”. La boucle était bouclée. Inutile d’aller à l’original, qui charrie par pelletées les habituelles hypocrisies et mensonges, — mensonges pour s’excuser comme mensonges pour tromper. Reuters, qui a joué le redresseur de torts dans cette affaire, s’en fait l’écho à suffisance, et sans doute avec un secret plaisir.
« A Canadian newspaper apologized on Wednesday for a story that said Iran planned to force Jews and other religious minorities to wear distinctive clothing to distinguish themselves from Muslims. The conservative National Post ran the story on its front page last Friday along with a large photo from 1944 which showed a Hungarian couple wearing the yellow stars that the Nazis forced Jews to sew to their clothing.
» The story, which included tough anti-Iran comments from prominent Jewish groups, was picked up widely by Web sites and by other media. “Is Iran turning into the new Nazi Germany? Share your opinion online,” the paper asked readers last Friday.
» But the National Post, a long-time supporter of Israel and critic of Tehran, admitted on Wednesday it had not checked the piece thoroughly enough before running it. “It is now clear the story is not true,” National Post editor-in-chief Douglas Kelly wrote in a long editorial on page 2. “We apologize for the mistake and for the consternation it has caused not just National Post readers, but the broader public who read the story.” »
Les sources citées (Meyssan et Raimundo) vous expliquent parfaitement, en toute transparence, les tenants et aboutissants du montage : le National Post, journal conservateur plus ou moins neocon canadien, relayé par le New York Post de Rupert Murdoch, soutien des neocons, les communiqués outragés de quelques associations qui vont bien et ainsi de suite. Meyssan met en évidence le fait extraordinaire que deux chefs de gouvernement (Howard d’Australie et Stephen Harper du Canada), ainsi que le porte-parole du département d’État ont couvert l’info, assortissant leurs commentaires de quelques prudents « If it is true » qui ne les ont pas empêché de faire de longues digressions sur le caractère intrinsèquement pervers, et donc quasiment nazi, du régime iranien, — ce qui revenait à pulvériser la réserve initiale (« If it is true ») et à la ramener à une phrase de convenance qui ne devait tromper personne… C’était donc vrai. Non, c’est faux.
En cinq jours, tout était dit : l’information-bidon, sa publicité, son dégonflage, l’aveu du faussaire et le canard pulvérisé. Grande efficacité.
Cinq jours, et même trois jours pour flinguer le canard sans bavure. Pour rétablir la vérité à propos de Chavez accusé d’anti-sémitisme (le 4 janvier), il avait fallu plus de 10 jours pour commencer à ajuster le canard d’une façon efficace (Réseau Voltaire le 18 janvier). On progresse, cela devient même aussi rapide que l’éclair. Bientôt, on aura du temps réel : le canard démoli au moment où il prend son envol. On verra.
Cela mérite quelques réflexions. D’un côté, c’est connu, il y a des bandits sans foi ni loi, qui mentent absolument comme ils écrivent. Mais c’est une chose de le savoir, une autre de le montrer, et de le montrer aussitôt. Il y a donc une évolution remarquable, peut-être décisive dans le destin du mensonge et du montage employés comme armes de guerre. L’info-bidon devient du toc, aussi peu durable que le cuir bouilli qui veut se faire passer pour pur porc ou la contrefaçon de marque bricolée dans un atelier clandestin de Shanghaï.
Il y a l’une ou l’autre belle leçon à tirer. D’abord, la décadence universelle vers la médiocrité frappe tous les domaines de l’establishment, y compris les usines à bobards. Que des chefs de gouvernement fassent aussitôt leurs les produits en contrefaçon qui en sortent, sans vérifier, avec un « If it is true » du bout des lèvres, montre que, eux aussi, sombrent dans la médiocrité en y ajoutant l’irresponsabilité, — voilà qui les révèle. (Harper a été le plus imprudent, faisant suivre son « If it is true » de ce commentaire : « Unfortunately we’ve seen enough already from the Iranian regime to suggest that it is very capable of this kind of action. ») N’est pas menteur (efficace) qui veut : cela s’apprend et cela se soigne. Même la pratique du banditisme intellectuel, pour être efficace, doit se faire avec une certaine conscience professionnelle. Mais l’on vous dit que médiocrité et pauvreté intellectuelle sont partout.
Ensuite, nous aurions tendance à y voir, une fois de plus, la grande influence du virtualisme. Ces gens (les faussaires médiocres) naviguent en circuits fermés, dans leur univers virtualiste. Ils s’encouragent les uns les autres, poussés par la fièvre de leur idéologie, et ils en perdent l’élémentaire prudence et le professionnalisme du travail bien fait. Ils ont d’ailleurs de qui tenir. Les performances des SR anglo-saxons, — CIA, DIA, MI6 et compagnie, — dans les affaires d’armes de destruction massive de Saddam, d’uranium soi-disant pêché par Saddam au Niger, d’une vulgaire maquette grandeur nature d’UAV transformé en vecteur intercontinental pour armes nucléaires également saddamesques, sans compter des documents piqués au hasard en source ouverte sur le Web et présentés comme preuves “déclassifiées” de la duplicité irakienne, — tout cela fait incroyablement amateur. La réputation du renseignement anglo-saxon, notamment celle du légendaire “Intelligence Service” britannique (MI6) en a pris un coup.
Enfin, il y a la concurrence redoutable, qui est la règle d’or du système libéral où l’on n’a pas d’amis même si l’on est prétendument du “même bord” mais des concurrents. Reuters n’a pas été mécontent de tailler quelques croupières aux groupes de journaux neocons connus pour leur arrogance et leurs pratiques professionnelles un peu légères. Internet veille avec efficacité. Il est difficile de faire passer un canard quand le monde de l’information est devenu, depuis quatre ans, une chasse aux canards permanente. Si le canard s’avère être en plus un leurre si grossièrement peint qu’il en est visible à l’œil nu, le tour est vite joué.
Les neocons feraient bien de se méfier. Comme munitions pour leurs canards, ils emploient presque exclusivement l’antisémitisme. Cela impressionne les plus crédules et les plus dénués d’esprit critique, — en général, les divers Premiers ministres qui encombrent la scène occidentale et les grands éditorialistes de la presse officielle. Pour le reste, pour les francs-tireurs de la presse et d’Internet, pour le public, on est un peu plus averti. A force de tirer sur la corde, on ôte tout son crédit aux accusations dont on abuse. A ce rythme, l’accusation si efficace d’antisémitisme va perdre de sa force de discrédit.
D’une façon plus générale, c’est une étape de plus dans le discrédit extraordinaire qui frappe l’information officielle et assimilée. L’information est aujourd’hui totalement contingente. Un site monté par un amateur mais qui a montré des signes de conscience professionnelle doit être et est aujourd’hui consulté avec beaucoup plus de confiance que tous les Premiers ministres et porte-parole anglo-saxons dans l’exercice de leurs fonctions. Avant, c’était “le pouvoir corrompt et le pouvoir absolu corrompt absolument” ; aujourd’hui, on dirait que les hommes corrompent le pouvoir, et les idéologues à la pensée absolutiste le corrompent absolument. Ainsi crée-t-on et entretient-on des situations totalement incontrôlables.
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