Declassified’ porte-parole en Absurdistan

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 3296

Declassified’ porte-parole en Absurdistan

5 février 2022 (15H15) – Il y a une séquence qui a fait florès lors de la conférence de presse d’avant-hier des journalistes (US) accrédités, du porte-parole du département d’État. On l’avait noté dans le Bloc-Notes’ d’hier, – pour des raisons à la fois évidentes et moins évidentes qui m’étaient apparues à la vision/l’audition rapide de la séquence :

« A noter par ailleurs que cette conférence de presse est émaillée d’une interminable bataille entre [le porte-parole du département d’État] Ned Price et le journaliste Matt Lee, de AP, demandant à voir les nième “preuves récemment déclassifiées” de la nième préparation du nième ‘false flag’ préparé par les Russes en Ukraine pour y entreprendre la nième “invasion”... »

L’on doit voir que cette séquence, qui est de peu d’importance événementielle, est spectaculaire et frappante comme un stéréotype symbolique de nos relations de communication et de l’état de la psychologie américaniste et du bloc-BAO. Elle est interminable et témoigne au moins de l’exceptionnelle pugnacité de Lee. (Ci-dessous et en complément, j’ai repris la séquence qui forme une grande parrtie de la conférence de presse, que je me permets de laisser en langue originale, pour m’éviter un travail inutile car elle est parlante d’elle-même, pour goûter la saveur, le rythme, l’entêtement, le décalage enfin qui relève presque d’un Ionesco extrêmement bavard.)

Cette séquence a d’ailleurs été largement notée et commentée dans diverses publications, mais surtout comme une occurrence où un officiel est mis sur le grill par un journaliste (‘to grill’, ‘grilled’ en argot US :  « AP’s Matt Lee Grills State Dept. Spox on Russia/Ukraine: An Accusation Is Not Evidence, “I Remember WMDs In Iraq” »  [‘Real Clair Politics’]).

Pour ma part, je voudrais aller un peu plus loin.

D’abord quelques mots sur Matt Lee. Je ne le connais pas et je n’ai même rien lu de lui, sinon sans le savoir (signature absente), mais je l’ai vu plusieurs fois à l’œuvre dans ses exercices de ‘grilling’ des porte-paroles, au département d’État notamment et bien entendu. On devine que Lee est un journaliste adepte des vieilles méthodes du journalisme aux USA, de mise en doute de la parole publique du gouvernement, d’enquête et de soupçon systématique, comme il est devenu quasiment indécent, inacceptable, antipatriotique de faire aujourd’hui. Non pas que Matt Lee soit un antiSystème ou un antiaméricaniste, selon ce que j’en ressens, mais il fait partie dans l’esprit de la chose, d’une “vieille garde” qui possédait une grande technique du journalisme ; eh bien il en a retenu les principes de fonctionnement, qui, justement, s’appuient sur des principes plutôt que de voleter de “valeur” en “valeur” selon la consigne de la bienpensance.

Ainsi relève-t-il que Price, le porte-parole, dit à peu près (je donne ici et plus loin des interprétations très approximatives et très raccourcies ; si on a du temps, on voit après ce texte le long échange à ce propos...), ∏rice dit à peu près : “Nous avons des informations déclassifiées qui prouvent que les Russes préparent une opération du type ‘false flag’ pour s’en saisir comme d’un argument pour une éventuelle invasion de l’Ukraine”.

Lee le reprend alors : “Quelles sont ces preuves ?” :

Price lui répond : “Ce sont ces informations déclassifiées” ;

Lee rétorque : “Mais donnez-nous des preuves !” ;

Price insiste : “Je vous les ai données : ce sont ces informations déclassifiées”

Lee : “Quelles informations ?”

Price : “On ne peut pas les divulguer, il faut protéger les sources et les méthodologies” ;

Lee : “Donc, nous journalistes ne disposons pas de preuves ?”

Price : “Si, les informations déclassifiées !”.

Et ainsi de suite, tout cela tournant en boucle. A la fin, Price fait remarquer à Lee qu’il doute des affirmations du gouvernement américain, qui selon lui (Price) constituent des “preuves” ; et que cela signifie qu’il accepte par voie de conséquence assez sollicitée les informations du gouvernement russe, donc que l’on n’est pas loin de la trahison...

Question : « Mais Ned, vous n'avez donné aucune information. »

Price : « Si vous doutez... Si vous doutez de la crédibilité du gouvernement américain, du gouvernement britannique, d’autres gouvernements, et que vous voulez trouver un réconfort dans les informations que les Russes diffusent... »

Question : « Un réconfort ? »

Price : « C’est à vous de le dire. »

Question : « Je ne veux pas... Je ne demande pas ce que le gouvernement russe publie. Et qu’est-ce que vous... qu’est-ce que c’est censé insinuer ? »

Là-dessus, Price rompt l’affrontement, passe à un autre journaliste (“Shaun”) mais l’on reste tout de même sur le même sujet.

L’attitude de Price rejoint à visage incroyablement découvert un sophisme qui fait d’habitude l’objet de sketches ou de farces. La plus fameuse au music-hall, dans ma mémoire enfantine, c’est celle de Francis Blanche et de Pierre Dac concernant « Le Sâr Rabindranath Duval » ; et ce passage :

« “Votre sérénité, pouvez-vous me dire quel est le numéro du compte en banque de Monsieur ?”, dit Francis Blanche en désignant un spectateur dans la salle.

» “Oui” répond Pierre Dac, le Sâr.

» “Vous pouvez le dire ?”

» “Oui !”

» “Vous pouvez le dire ???”

» “Oui !!!”

» “Il peut le dire ! Bravo ! Il est vraiment sensationnel !” ».

De même, Price donne comme “preuves” des “informations déclassifiées”, et l’affirmation elle-même doit suffire pour figurer la preuve : “Avez-vous des preuves ?” ; “Oui, j’ai des preuves” ; “Il a des preuves ! C’est donc que c’est la vérité, c’est vraiment sensationnel !”. Effectivement, si l’on n’accepte pas cette affirmation comme une preuve c’est que l’on accuse le gouvernement américain et que l’on agit traîtreusement pour le compte de la Russie.

Ce qui est extraordinaire dans cette épisode, c’est évidemment le terme “déclassifiée”. Il est très courant, – les Russes le font, comme le côté américaniste en temps habituel, comme les autres et comme tout le monde, – qu’on affirme avoir des “preuves”, des “informations sûres”, des vidéos, des témoignages, des “sources sûres”, etc. ; il est très courant aussi que l’on diffuse des informations, des vidéos, etc., et que l’on affirme que ce sont des “preuves” ; ceci et cela étant accueillis de diverses manières, avec approbation ou avec scepticisme c’est selon. Mais il est extraordinaire de dire “nous avons des informations déclassifiées mais vous n’en verrez rien”, c’est-à-dire des informations mises à la disposition du public, mais de n’en rien dire ni n’en rien montrer au nom de la sécurité, c’est-à-dire du secret qui doit entourer telles ou telles informations pour des raisons diverses. Cela revient à dire : “nous déclassifions ces informations pour vous les montrer et vous montrer qu’elles sont une preuve, mais nous ne vous les montrons pas parce qu’elles sont classifiées pour diverses raisons de sécurité ; il reste que vous avez la preuve”... La règle est donc :

« On peut déclassifier des informations classifiées pour que vous les voyiez comme une preuve ; parallèlement leur sensibilité extrême et les indices qu’elles donnent sur les sources et les méthodologies font qu’il faut les garder classifiées et vous ne pourrez donc pas les voir... Mais elles existent et donc vous avez la preuve. »

L’affirmation est tellement forte, tellement appuyée sur la conviction du porte-parole Price, qu’il va jusqu’à insinuer entre les lignes et entre les mots qu’un vieux briscard du journalisme washingtonien comme Matt Lee pourrait être soupçonné de “préférer” les Russes, donc d’être un traître. Une telle folle affirmation, – à moins qu’il y ait des “informations classifiées-déclassifiées” sur la “trahison” de Lee ?! – montre à quel point le personnel des élitesSystème est totalement intoxiqué par une pathologie de la psychologie, frappé à la fois de la marque du psychopathe et du schizophrène.

On pourrait penser qu’il s’agit, dans le chef de la conviction de Price, d’un acte de soumission au Système, mais l’hypothèse est plutôt absurde (plus que stupide). L’affirmation de Price aurait aussi bien fait l’affaire et son affaire s’il avait parlé d’informations effectivement “classifiées” pour des raisons de sécurité aisément compréhensibles. Le courant et le tout-venant du journalisteSystème est tout prêt à gober comme autant de “preuves” ces affirmations, et Matt Lee n’aurait pas eu de quoi ronchonner en autant de questions indiscrètes.

Ainsi est-on conduit à penser que si Price a suivi cette voie absurde, avec un Lee sur son chemin, c’est que nous sommes en Absurdistan. Les secrets y sont “déclassifiés” pour qu’on puisse les voir, mais gardés au secret pour ne compromette personne et qu’on ne puisse pas les voir. Entretemps, on aura accepté toute l’affaire comme “preuve” indubitable, visible, palpable, etc., – notamment, que les Russes préparent leur “invasion”.  Il y a là, dans le chef de ceux qui font ces manipulations, et dans celui de ceux qui les repèrent sans les identifier et les acceptent sans sourciller, des distorsions pathologiques terribles de la psychologie. Même si tout cela est faux, comme c’est l’évidence même, quasiment une “preuve”, il n’y a pourtant pas de mensonges.

Tout le monde, – sauf un Matt Lee quand l’occasion s’en présente, – croit et perçoit la même chose au sein d’un simulacre qui transforme la perception en une croyance. Même un Price, presque en toute logique dirait-on, – doit croire dans un tel univers, il est même dans une sorte d’obligation ontologique, pour son équilibre mental, de croire qu’il existe des informations “déclassifiées” que lui-même ne peut voir puisqu’elles doivent rester secrètes/“classifiées”. Finalement, Matt Lee n’a qu’à faire comme lui, et y croire, et percevoir les choses comme il faut.

Il suffit d’y croire... C’est vraiment une question de foi, et cela certainement depuis l’attaque du 11 septembre, selon une connexion psychologique complexe. Il y a ceci, ce témoignage confidentiel, tel que rapporté dans ‘Les chroniques de l’ébranlement’, de votre serviteur, PhG :

« “Vous autres, Européens, vous n'imaginez pas l'ampleur de l'effet qu’a produit sur nous l'attaque du 11 septembre” : ce mot du vice-président Cheney à un ambassadeur d'un pays européen venu lui faire ses adieux, en novembre 2002, résume bien l'effet le plus profond de l'événement... »

Aussitôt après, il y eut la guerre contre l’Irak, fondée comme une “guerre juste” sur un acte de foi, une transgression radicale des réalités médiocres pour transcender la situation du monde, avec l’aide sans condition de Dieu. Ainsi Seymour Hersh décrivait-il la démarche du groupe, surnommé ‘The Cabal’ et mis en place par Rumsfeld sous l’acronyme d’OSP (‘Office of Special Plans’), “enquêtant” sur l’existence d’Armes de Destruction Massive en Irak, et les trouvant avec l’aide empressée de Dieu :

« L'idée du groupe du Pentagone était, essentiellement : supposons qu'il existe un lien entre Al-Qaïda et l'Irak, et supposons qu’ils ont fabriqué des armes de destruction massive, et qu’ils cherchent toujours activement à se doter d’armes nucléaires et ont produit des milliers de tonnes d'armes chimiques et biologiques sans les détruire. Après avoir fait ce saut dans l’embrasement de la foi, examinons les renseignements que la C.I.A. a rassemblés avec un regard neuf et voyons ce que nous pouvons et devons voir. Comme me l’a dit une personne à qui j’ai parlé, ils voulaient croire que c’était là et, par la grâce de Dieu, ils l’ont trouvé. »

De même est-il évident, la connexion psychologique n’ayant cessé de s’aggraver depuis 9/11, qu’il suffit de vouloir pour croire que les Russes préparent une invasion de l’Ukraine en trafiquant je ne sais quel ‘false flag’. Il n’est même pas nécessaire d’examiner les preuves et informations “déclassifiées” puisqu’il est préférable, pour la sécurité mentale de tous, de les garder bien gardées au secret.
 

 

 

Échanges confus-courtois

Pour ceux qui ont un peu de temps... Voici, reprise mot pour mot et signe pour signe de la séquence incriminée (chez les yankees, le signe ‘—’ indique les trois points ‘...’ de la transcription d’un parler haché). Il s’agit du très long échange entre Ned Price (‘Mr. Price’) et Matt Lee (‘Question’), extrait du verbatim de la conférence de presse du 3 février 2022 au département d’État. On notera que Lee estime que Ned Price évolue sur « le territoire d’Alex Jones », l’homme d’‘Infowar.com’ et maître incontesté du ‘complotisme’.

QUESTION: Thanks. Okay, well, that’s quite a mouthful there. So you said “actions such as these suggest otherwise” – suggest meaning that they suggest they’re not interested in talks and they’re going to go ahead with some kind of a – what action are you talking about?

MR PRICE: One, the actions I have just pointed to, the fact –

QUESTION: What action? What —

MR PRICE: The fact that Russia continues to engage in disinformation campaigns.

QUESTION: Well no, you’ve made an allegation that they might do that. Have they actually done it?

MR PRICE: What we know, Matt, is what we – what I have just said, that they have engaged in this activity, in this planning activity —

QUESTION: Well, engage in what – hold on a second. What activity?

MR PRICE: But let me – let me – because obviously this is not – this is not the first time we’ve made these reports public. You’ll remember that just a few weeks ago –

QUESTION: I’m sorry, made what report public?

MR PRICE: If you let me finish, I will tell you what report we made public.

QUESTION: Okay.

MR PRICE: We told you a few weeks ago that we have information indicating Russia also has already pre-positioned a group of operatives to conduct a false flag operation in eastern Ukraine. So that, Matt, to your question, is an action that Russia has already taken.

QUESTION: No, it’s an action that you say that they have taken, but you have shown no evidence to confirm that. And I’m going to get to the next question here, which is: What is the evidence that they – I mean, this is – like, crisis actors? Really? This is like Alex Jones territory you’re getting into now. What evidence do you have to support the idea that there is some propaganda film in the making?

MR PRICE: Matt, this is derived from information known to the U.S. Government, intelligence information that we have declassified. I think you know —

QUESTION: Okay, well, where is it? Where is this information?

MR PRICE: It is intelligence information that we have declassified.

QUESTION: Well, where is it? Where is the declassified information?

MR PRICE: I just delivered it.

QUESTION: No, you made a series of allegations and statements —

MR PRICE: Would you like us to print out the topper? Because you will see a transcript of this briefing that you can print out for yourself.

QUESTION: But that’s not evidence, Ned. That’s you saying it. That’s not evidence. I’m sorry.

MR PRICE: What would you like, Matt?

QUESTION: I would like to see some proof that you – that you can show that —

MR PRICE: Matt, you have been —

QUESTION: — that shows that the Russians are doing this.

MR PRICE: You —

QUESTION: Ned, I’ve been doing this for a long time, as you know.

MR PRICE: I know. That was my point. You have been doing this for quite a while.

QUESTION: I have.

MR PRICE: You know that when we declassify intelligence, we do so in a means —

QUESTION: That’s right. And I remember WMDs in Iraq, and I —

MR PRICE: — we do so with an eye to protecting sources and methods.

QUESTION: And I remember that Kabul was not going to fall. I remember a lot of things. So where is the declassified information other than you coming out here and saying it?

MR PRICE: Matt, I’m sorry you don’t like the format, but we have —

QUESTION: It’s not the format. It’s the content.

MR PRICE: I’m sorry you don’t like the content. I’m sorry you —

QUESTION: It’s not that I don’t like it or —

MR PRICE: I’m sorry you are doubting the information that is in the possession of the U.S. Government.

QUESTION: No, I —

MR PRICE: What I’m telling you is that this is information that’s available to us. We are making it available to you in order – for a couple reasons. One is to attempt to deter the Russians from going ahead with this activity. Two, in the event we’re not able to do that, in the event the Russians do go ahead with this, to make it clear as day, to lay bare the fact that this has always been an attempt on the part of the Russian Federation to fabricate a pretext.

QUESTION: Yes, but you don’t have any evidence to back it up other than what you’re saying. It’s like you’re saying, “We think – we have information the Russians may do this,” but you won’t tell us what the information is. And then when you’re asked —

MR PRICE: Well, that is the idea behind deterrence, Matt. That is the idea behind deterrence.

QUESTION: When you’re asked – and when you’re asked —

MR PRICE: It is our hope that the Russians don’t go forward with this.

QUESTION: And when you’re asked what the information is, you say, “I just gave it to you.” But that’s not what —

MR PRICE: You seem not to understand —

QUESTION: That’s not the way it works.

MR PRICE: You seem not to understand the idea of deterrence.

QUESTION: No, no, no, Ned. You don’t – you seem not to understand the idea of —

MR PRICE: We are trying to deter the Russians from moving forward with this type of activity. That is why we are making it public today. If the Russians don’t go forward with this, that is not ipso facto an indication that they never had plans to do so.

QUESTION: But then it’s unprovable. I mean, my God, what is the evidence that you have that suggests that the Russians are even planning this?

MR PRICE: Matt, you —

QUESTION: I mean, I’m not saying that they’re not. But you just come out and say this and expect us just to believe it without you showing a shred of evidence that it’s actually true – other than when I ask or when anyone else asks what’s the information, you said, well, I just gave it to you, which was just you making a statement.

MR PRICE: Matt, you said yourself you’ve been in this business for quite a long time. You know that when we make information – intelligence information public we do so in a way that protects sensitive sources and methods. You also know that we do so – we declassify information – only when we’re confident in that information.

QUESTION: But Ned, you haven’t given any information.

MR PRICE: If you doubt – if you doubt the credibility of the U.S. Government, of the British Government, of other governments, and want to find solace in information that the Russians are putting out —

QUESTION: Solace?

MR PRICE: — that is for you to do.

QUESTION: I don’t want – I’m not asking what the Russian Government is putting out. And what do you – what is that supposed to mean?

MR PRICE: Shaun.

[...]