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97219 mars 2008 — Les USA sont depuis cinq ans en Irak. Il en est pour nous expliquer que c’était voulu, que le chaos installé là-bas fait “partie des plans”, que c’est là une fine tactique plaquée sur une stratégie sans un pli. Ils nomment cela “chaos créateur”. La chose est si bien faite, avec cette guerre des $3.000 milliards (au moins) qu’elle entraîne l’Amérique elle-même, l’Amérique et son système qui est le nôtre, dans un trou noir sans fond, – même si certains autres nous expliquent que “les trillions de dollars, qu’est-ce que ça veut dire?”, – auxquels nous serions tentés d’ajouter, pour corser l’affaire: “la fin de l’Amérique, qu’est-ce que ça signifie?”. L’argument ressemble à celui des soupçonneux analystes des années quatre-vingts du siècle précédent qui voyaient dans Gorbatchev, sa glasnost, la déconstruction du Pacte de Varsovie, l’écroulement du communisme et finalement la fin précipitée de l’URSS la ruse suprême du KGB pour tromper l’Occident et lui faire croire à la fin de l’URSS. On ne peut mieux s’y prendre pour nous y faire croire, effectivement, qu’en faisant s’écrouler vraiment l’URSS, – argument final pour profiter de notre crédulité. Le KGB a réussi son coup. (D’ailleurs, Poutine n’en est-il pas la preuve?) Washington s’en inspire.
La raison ne supporte d’être prise en défaut. Il faut qu’elle s’en explique. Avec l’Amérique, artefact par définition manipulateur de la raison avec l’aide de la communication dans une Histoire entrée dans l’ère psychopolitique, la raison est servie. Il est intéressant d’observer la puissance étonnante de fascination de l’Amérique sur la raison, notamment et plus précisément la raison de ceux qui se désignent comme les plus violents adversaires de l’Amérique. Cette fascination les pousse à imaginer des prodiges de machination dans le chef de cette même Amérique pour expliquer certaines de ses entreprises les plus folles. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué? La raison opine.
Mais, comme l’on sait, nous avons, nous aussi, nos faiblesses coupables et, par conséquent, un faible pour la fascination. Alors oui, nous aussi, l’Amérique nous fascine. Cette “hyperpuissance” évidemment sans précédent a inventé cette chose évidemment sans précédent, cette envolée extraordinaire vers la chute finale, en empruntant tous les raccourcis possibles, toutes les tangentes imaginables, tous les trucs concevables. Le résultat est une tentative, souvent réussie, de nous faire prendre justement, – la fascinante trouvaille, – écoutez ceci : nous faire prendre une “chute finale” pour une “envolée sans précédent”.
De même, – a parte qui ne l’est qu’à peine, – les experts appointés vous expliquent-ils que la crise financière actuelle n’est pas finalement si grave, et même qu’elle n’est pas grave du tout. Un article imposant du Financial Times du 18 mars, chiffres et avis nombreux d’experts imposants à l’appui, résume vite fait bien fait: « In short, the global economy is in the middle of a phoney war. The future appears bleak but the present still looks relatively rosy.» Ainsi sommes-nous, après tout, rosy de plaisir au milieu des décombre de notre phoney war, plongés que nous sommes dans cette “drôle de crise”... Cette tendance qu’on décrit dans cette revue de détails approximatifs pour l’Irak est une tendance qui affecte tout le système. La catastrophe irakienne est une catastrophe systémique de la civilisation occidentale, nullement une chose concernant un conflit particulier qu’on nommerait “guerre d’Irak”. Elle bénéficie des mêmes faux-semblants, des mêmes habillages, des mêmes incertitudes que nous prêtons à la réalité au nom des certitudes de notre raison enfiévrée.
Cela écrit sans intention de nuire, passons au principal, cinq ans après le début des festivités.
Quels que soient les buts et les ambitions qu’on peut prêter aux stratèges US, toutes les explications rationnelles se sont perdues, comme la guerre elle-même, d’abord dans les sables mésopotamiens, ensuite sous les amoncellements de réalités rationnellement incompréhensibles. Voici le cas du volume de carburant consommé par l’armée occupante en Irak (l’armée US, pour ne pas la nommer), qui ne fait, après avoir accompli des choses catastrophiques, pratiquement plus rien que subventionner ses ex-ennemis en attendant qu’ils le redeviennent; que ce volume équivaille à 3% à 4% de la production de pétrole du pays conquis, pays censé être l’un des trésors des réserves mondiales de pétrole et dont la production devait assurer dès 2003-2004 (selon une des stars de l’expertise du système, Wolfowitz) le coût de la guerre et celui de la reconstruction, et celui des bénéfices d’Halliburton, – voilà l’un de ces mystères auxquels Eugène Sue n’aurait jamais songé.
La guerre d’Irak est un conflit historiquement fondamental, en ceci notamment:
• La guerre d’Irak a accéléré d’une façon géométrique, à la fois le chaos du système et, surtout, la perception psychologique (non pas mesurée rationnellement mais perçue inconsciemment par nos psychologies) que notre système ne peut avancer que dans la voie du chaos, et avancer selon un mode de déplacement en accélération géométrique. L’Irak nous donne une sensation d’inéluctabilité du destin du système parce que le conflit montre que c’est le système lui-même, et non la guerre qu’il conduit ni les adversaires qu’il affronte après les avoir fabriqués, qui crée ce chaos que semble être la guerre.
• La guerre d’Irak a complètement, absolument transformé la nature même de la guerre. Elle montre d’une façon irréfutable que les conditions extérieures de la guerre, – sa préparation, son entretien, sa perception, ses effets indirects, son accompagnement, voire son commentaire, etc., – ces conditions extérieures de la guerre sont, en temps historique réel (et non plus dans ses conséquences éloignées dans le temps) et en valeur historique, infiniment plus importantes que le conflit lui-même, quelle que soit sa cruauté. Ce qui compte dans l’Irak n’est pas l’Irak mais les effets de la guerre en Irak, en-dehors de l’Irak, en-dehors du champ stratégique et militaire direct, mais au cœur de notre système. Il est devenu impossible de compter sur la guerre pour nous libérer de nos contradictions internes et mortelles, – grand événement, cela, la guerre qui ne joue plus le jeu…
Il est inutile et vain de mesurer ce que cette guerre accomplit en termes militaires ou produit en effets stratégiques. Tout cela est largement dépassé, submergé, rapetissé en importance relative, par les effets directs extérieurs, avec leurs propres effets directs immédiats qui enchaînent. En quelque sorte, et si l’on considère que les USA ont toujours su mener des guerres extérieures où leur propre situation intérieure n’était pas affectée par les “violences” de ces guerre, et donc ne semblant pas y être impliqués, littéralement comme des “neutres” qui ne subissent pas la “violence” de la guerre, alors la guerre d’Irak est la première guerre où ceux qui sont directement le plus gravement touchés sont les “neutres” qui ne sont pas impliqués dans le conflit, – et le plus “neutre” en apparence d’entre tous, notre système occidental lui-même, que mènent et transforment à leur image les USA. Ainsi s’agit-il d’un nouveau type de conflit et, nous en sommes persuadés, d’une nouvelle définition universelle de la guerre. Nous n’en prenons pas conscience d’une façon irréfutable, comme avec la Blitzkrieg imposant sur l’instant, en 1939-40, une nouvelle méthode de guerre, parce que la “violence” de la guerre n’a plus aujourd’hui, ni l’apparence, ni la substance de la violence de la guerre d’hier. (Il est évident que la chose est infiniment plus importante que la Blitzkrieg.)
La guerre d’Irak devrait plutôt être nommée “guerre en Irak”, comme si elle n’était pas liée à sa localisation géographique, comme s’il s’agissait de l’ “expérimentation” d’un événement tout à fait nouveau. Elle constituerait alors une formule absolument inédite de l’effondrement d’une civilisation qui se caractérise par une volonté systémique, niveleuse, de conquête du monde par la destruction des structures de ce monde; cette civilisation se heurtant effectivement à la formule de sa propre destruction lorsqu’elle se lance dans son œuvre de déstructuration, se déstructurant elle-même par le fait. La cruauté de cette guerre, les souffrances infligées aux Irakiens, sont des choses affreuses et épouvantables, mais elles n’ont qu’une importance mineure par rapport aux effets directs (insistons sempiternellement sur ce qualificatif) qu’elle a sur le reste, – “le reste” étant sans aucun doute notre système.
En effectuant cette extraordinaire “expérimentation”, la guerre a employé divers moyens dont on s’aperçoit combien leur addition revient à porter un coup terrible, peut-être fatal, au concept de “puissance” selon la représentation traditionnelle qu’on s’en fait. La “guerre en Irak” a réalisé, d’ailleurs avec la complicité très active de ceux qui l’ont déclenchée et qui sont ainsi les premières victimes du processus, une attaque d’une force terrible contre la matérialité de la puissance, en mettant en évidence cette chose terrible: que l’accumulation de puissance accroît d’autant, dans un rapport à peu près constant, l’impuissance à agir d’une façon efficace. C’est l’équation que nous avons déjà proposée (“invincibilité = impuissance”). La “guerre en Irak” constitue un acte fondamental de déconstruction du concept de puissance. La chose va évidemment de pair avec l’ébranlement catastrophique du système qui s’est lancé dans cette aventure.
On peut certes poursuivre l’exploration géostratégique du domaine et conclure de l’enlisement catastrophique US en Irak qu’il profite à ses adversaires ou à ses concurrents. Il s’agirait alors d’évaluer les gains que l’Iran retirerait de la situation. Mais nous sommes conduits également à écarter cette démarche, selon notre logique initiale qui tend à écarter les facteurs conjoncturels apparents du conflit, fussent-ils stratégiques, géopolitiques, etc. Si les USA ne peuvent gagner cette guerre, cela ne signifie pas que d’autres le peuvent. En changeant la nature de la guerre, l’Irak réduit à néant les notions de “victoire” et de “défaite”. L’importance de cela n’est d’ailleurs que très marginal, on le comprend aussitôt. Il est évident qu’on ne peut s’arrêter ni à l’Irak ni à la situation au Moyen-Orient. Il est évident que l’Irak forme un maillon fondamental, mais un maillon seulement, d’une chaîne formant elle-même la crise systémique de la civilisation. Sans génie particulier mais par la seule logique de l’expertise, Stiglitz a établi un rapport direct entre l’Irak et la crise financière qui secoue les USA, et la crise générale de cette puissance. En d’autres termes, ce qui se passe en Irak et ce qui se passe à Wall Street sont deux maillons d’une même chaîne qui est une crise, qui est la crise de notre civilisation.
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