Défaite et capitulation sans discuter

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Défaite et capitulation sans discuter

14 octobre 2006 — Le Times d’aujourd’hui nous rappelle qu’un Churchill exaspéré disait à Montgomery qu’il le trouvait “imbattable dans la défaite, insupportable dans la victoire” («in defeat unbeatable, in victory unbearable»). Joli mot qui permet de tenter d’expédier la sortie du général Dannatt sans trop de dégâts, par un clin d’œil un peu bourru accompagnant le rappel des gloires churchilliennes qui constitue aujourd’hui l’essentiel et l’accessoire de l’argumentation du Times en faveur de la politique dont il fait la promotion.

(Le Times est un de ceux qui, sous l’inspiration éclairée de Rupert Murdoch, voudraient que l’on sauvât et grandît la nation britannique en en sacrifiant

sa substance dans la vassalité servile de l’américanisme. Bonne chance, le Times.)

«Collateral damage», c’est le titre de cet édito du même Times, d’où est extraite la citation de Churchill ; «Friendly fire», c’est le titre de l’édito du Guardian, du même jour. Les deux journaux, de tendances politiques opposées, se rejoignent dans une gêne commune et dans l’utilisation du langage de la guerre postmoderne (la “guerre de 4ème génération”, ou G4G) pour tenter de minimiser l’intervention extraordinaire du général Dannatt et la défaite politique non moins extraordinaire de Tony Blair, — et “non moins extraordinaire” parce que présentée comme une démonstration d’unité de pensée entre les militaires et le pouvoir politique.

Extraordinaire, la réaction de Blair à l’insubordination absolue de son chef d’état-major l’a été : “nous sommes absolument d’accord, c’en est même étonnant…” — on parlerait presque d’une sorte de prescience du général. (De The Independent d’aujourd’hui : «Last night the Prime Minister tried to minimise the damage, saying he had agreed with General Dannatt's later remarks in a series of “clarifying” interviews. Mr Blair said: “I have to say, I've read his transcript of his interview on the radio this morning, and I agree with every word of it.”»)

Il y a deux “crises” et des appendices dans la “crise Dannatt” :

• Celle de la justesse complète des propos du général Dannatt qui ne fait, selon diverses interprétations, que préparer en la verrouillant l’une des premières décisions que prendra le successeur de Tony Blair : la décision de retrait des troupes britanniques d’Irak. Les précisions et diverses mises au point de Dannatt qui ont suivi font partie de l’arrangement entre les militaires et le pouvoir politique. Les militaires ont reçu sans doute l’assurance du retrait avec le départ de Blair, ils doivent contribuer en échange à passer un peu de pommade sur la plaie à vif qu’a laissée l’intervention du CEM sur telle ou telle partie de l’individu (de l’ego si l’on veut, et l’on choisira quelle partie) du Premier ministre de pacotille qu’est devenu Blair. Sur l’essentiel, ceci est dit : l’armée britannique veut quitter l’Irak et elle ne souffrira pas de délai passé le départ de Blair.

• Celle des rapports entre militaires et civils. Dannatt a tranché dans le vif, confirmant qu’une époque était finie au Royaume-Uni, — celle où les militaires se taisaient, où les généraux étaient membres d’un corps qui était encore plus “la Grande Muette” qu'il n’est en France. Martin Kettle, du Guardian, écrit ce matin, titre et sous-titre de son article résumant le cas : «In modern warfare, politics is part of a general's armoury — Sir Richard Dannatt's comments horrified the old guard. What matters, however, is not his rank but whether he is right.»

• Le défi est donc de tenir la tête hors de l’eau d’un Premier ministre britannique totalement désavoué par son chef d’état-major (entre autres désaveux), qui doit être présenté pourtant comme ayant été politiquement soutenu et confirmé par les déclarations de ce même CEM. Travail de communication (ils appellent ça “damage control”) où les Britanniques excellent. Nous n’en sommes plus à un montage près.

De Martin Kettle encore, avec des mots qui tendent à dédramatiser une crise qui est pourtant d’une profondeur vertigineuse, — mais qui disent pourtant la réalité de cette crise, si l’on s’en tient aux “facts of the matter” : «Tony Blair insouciantly gave Gen Dannatt his full backing at the end of the Northern Ireland talks yesterday. But it is a sleight of hand to pretend that there is no dispute between them. The prime minister may continue to deny that the Iraq factor influences a spectrum of problems ranging from Afghanistan abroad to community cohesion at home. But he is increasingly a lone voice, and he is singing his farewell aria as those who think like the general prepare for the next act.»

A noter encore, dans le domaine des choses qui importent, qu’à Washington on a fait savoir officieusement la préoccupation éprouvée devant les déclarations de Dannatt. On comprend l’inquiétude. Les Américains comprennent, eux, que leur allié le plus fidèle est engagé dans une course politique conduisant au retrait d’Irak, que cette course est liée au sort de Tony Blair. Cela laisse présager que le retrait de Tony Blair sera de plus en plus perçu et vécu à Washington, quoi qu’il en soit des faits, comme une crise majeure entre les USA et le Royaume-Uni. La perception va dans ce sens et l’on sait que, dans l’univers virtualiste, c’est elle qui règle tout.

A Sir Richard, la G4G reconnaissante

Le propos doit être clair. Dannatt devait être sur l’instant déchargé de ses fonctions pour ses propos absolument politiques. Il ne l’a pas été. Au contraire, une méchante interprétation, qui est d’une impudence à couper le souffle et qui a la complicité d’à peu près tout le monde, tend à rétablir une unité qui démontre d’abord l’inexistence du pouvoir politique au Royaume-Uni. Pour un peu, on décorerait Dannatt pour avoir si bien parlé au nom du Premier ministre — porte-parole du PM, sort of….

Tout l’establishment de Londres s’est rangé du côté de l’arrangement. Blair, formidablement humilié, continuera son parcours de fin de carrière triomphale, couturé de plaies et de bosses, encore humilié demain et après-demain, sous les applaudissements de la galerie qui continuera à le présenter comme “l’un des plus grands PM…”. Ses rapports avec ses généraux seront de plus en plus marqués par le mépris et la colère de ces derniers, qu’il devra boire à grandes goulées, comme la honte qui va avec. C’est la rançon de la gloire virtualiste, Tony, — puisqu’on insiste pour rester, pour peaufiner son legs historique.

La vanité est sans aucun doute, comme elle n’a jamais été, le moteur central du comportement politique dans une époque qui a perdu toute substance politique. Les incidents “collatéraux”, comme l’intervention de Dannatt, se multiplient et se multiplieront. Le même Kettle du Guardian, déjà cité, observe combien l’intervention de Dannatt, impensable il y a 30 ans, paraît légitime aujourd’hui : «But we also have to recognise that these are changed times. Military action, especially by democratic states, requires new and more modern forms of legitimacy if it is to be politically sustainable. The reason why all our political parties now agree that parliament should have the final say on going to war is because most of our foreseeable wars are elective, just as Iraq was. They are fought on behalf of consumerist societies almost wholly unaffected by any form of direct engagement. They can no longer be fought or carried to completion without ongoing public education, debate and scrutiny. Excluding the military from this process is not impossible, but it would be bizarre, not least because the military's own credibility is so much at stake too.»

Cette argumentation nous semble pourtant trop “molle”, même si elle paraît présenter un certain fondement. La légitimité nouvelle d’une intervention comme celle de Dannatt est moins le produit de la démocratisation à laquelle rêvent nos épigones depuis le siècle de Voltaire et de Rousseau, que le produit de son contraire, de cette perversion horriblement difforme de la démocratie que nos actuels dirigeants politiques nous proposent comme le meilleur des mondes. La légitimité de l’intervention de Dannatt se mesure exactement à la “dé-légitimation”de Blair ; elle lui est précisément liée, avec transfert automatique comme entre deux vases communicants.

Dans cette perspective, on pourrait percevoir l’acte de Dannatt, quels que soient ses motifs par ailleurs, comme une facette de plus de la fascinante “guerre de la quatrième génération” (G4G), qui se poursuit principalement autour des questions d’identité, de souveraineté, et de légitimité des pouvoirs. La G4G se livre aussi au cœur de nos démocraties contentes d’elles-mêmes. L’enjeu est toujours le même.

Contrairement à ce que suggère un de nos lecteurs, notre interprétation est que ce qui se passe en Angleterre n’est pas la crise de l’Etat-Nation mais le contraire ; c’est la crise du pouvoir politique qui a prétendu qu’on pouvait se passer de l’Etat-Nation. C’est Blair qui est en crise, pas Dannatt, et c’est Blair qui capitule ; et Blair, malgré ses postures et autres paillettes, est un homme de la déstructuration de notre monde, un homme qui vous dit qu’il est partisan du monde unipolaire (monde américaniste déstructuré et prédateur des souverainetés des Etats-Nations), non parce que c’est la vertu, la justice ou le bon sens, mais parce que c’est la puissance. (Ce en quoi il se trompe complètement, mais c’est une autre histoire. Ces mirobolants politiciens n’en connaissent pas plus sur ce qu’est “la puissance” qu’ils confondent un peu trop vite avec le poids de la quincaillerie.)

La crise politique est si vive aujourd’hui, l’Etat-Nation est si nécessaire que cette règle d’or de l’apolitisme des militaires britanniques a été sauvagement transgressée. En un sens, l’intervention de Dannatt signifie : “la sauvegarde de l’Etat-Nation vaut bien un principe, celui de la prédominance du politique, quand il s’avère que ce politique est en train d’étrangler l’Etat-Nation”. Il y a des leçons à tirer, toujours les mêmes d’ailleurs, de cet accident de parcours. Le parcours, lui, continue, avec les accidents dans le sens qu’il faut.