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687Constatons d’abord que c’est une singulière idée, de la part d’un journal, de confier la lecture critique d’un rapport d’une Commission d’enquête officielle à son “critique culturel” (on suppose, avec la littérature dans cette spécialité). C’est ce qu’a fait le Washington Post, avec pour résultat l’article de Philip Kennicott du 1er août 2004. (Kennicott est présenté en fin d’article comme « The Post's culture critic ». Le rapport qu’il analyse est celui de la Commission d’enquête bipartisane sur l’attaque du 11 septembre 2001.)
Kennicott trace un contraste qu’il veut saisissant entre les rapports auxquels nous sommes accoutumés et le rapport sur l’attaque du 11 septembre 2001. (Ce qu’il pense des rapports auxquels nous sommes accoutumés, et lui également, — par exemple celui des événements de Watts, les émeutes raciales particulièrement sanglantes de 1966 : « In March 1966, after the California Governor's Commission on the Los Angeles Riots released its report, the critic Elizabeth Hardwick wrote a short, despairing essay called “After Watts.” She called the whole examination an empty exercise, a ritual of little purpose or consequence. “They investigate, they study, they interview, and at last, they recommend,” she wrote. “Society is calmed, and not so much by what is found in the study as by the display of official energy.” » On comprend que ce rappel de Kennicott est particulièrement cinglant et porte en filigrane la question : à quoi a servi ce rapport du point de vue de l’amélioration de la condition des Noirs et des rapports inter-raciaux ? Quant à la forme, il constate de facto, au travers de la critique du rapport qu’il prend à son compte, qu’il s’agit d’une pièce de plus du plus pur style bureaucratique.)
Au contraire, le rapport 9/11 est présenté par Kennicott d’une façon complètement différente. On dirait que c’est, dans sa forme, du point de vue du “critique culturel”, quelque chose qui n’est pas loin d’être idyllique. Le rapport est presque comme une œuvre de littérature populaire, une sorte de “mémoires” qui pourrait être celle de chaque Américain, où l’appel à l’émotion, au réel vécu, est très discret mais partout présent, où le langage se veut direct, compréhensible et parfois émouvant, descriptif, le langage si l’on veut d’une sorte d’idéal de “la vie américaine” (American Way of Life) qui fut brisé dans cette matinée radieuse du 11 septembre 2001, — dans tous les cas un style qui est le contraire de la sécheresse bureaucratique.
« The report's sentences are lean and simple, all the more so as the anonymous authors approach pivotal moments of decision, failure or tragedy. The tone is restrained. A carefully chosen adjective here or there gives color, but there is nothing baroque. The dominant tone is wise and sad, not angry. Rhetorically, the knowing shake of the head trumps the angry clench of the fist. If reviewers blurbed this book, the key word they'd use would be “unflinching.”
» This writing style is essentially that of America's busy industry of personal confessional. It is the tone of the trauma memoirist, the daughter writing about Daddy's alcoholism, the husband about the car accident that killed his children and left him in a wheelchair, the survivor about incest or abuse hidden under a cloak of shame and secrecy. It is the ultra-spare, purposely unemotional — yet quietly seething — language of American pain. The style is a cliché now, at least among memoirists. But adapted for a government document, a 567-page litany of American political and security failure, it works with bracing power. The 9/11 Commission Report is a collective memoir, and the language of memoir has exorcised the cant from its pages. “Tuesday, September 11, 2001, dawned temperate and nearly cloudless in the eastern United States,” begins the report. “Millions of men and women readied themselves for work.”
» With those words, the report's authors invoke collective memory — who can't remember the azure depth of that perfectly clear sky three years ago? — and put all of America (“millions of men and women”) front and center in the drama. Official boards of inquiry love details, lots of dry details; but these details capture a mood, a sense of calm vulnerability. The 1912 Senate committee report on the sinking of the Titanic began by recording who owned the boat; the 1942 presidential commission report on the Pearl Harbor bombing opened with the dry particulars of the attack and then told its readers, “The Territory of Hawaii comprises the group of islands known as the Hawaiian Islands.” The 9/11 Commission Report begins like an idyll, with perhaps the exact words that many of us, were we writing our own memories of the day, would choose. And it continues for hundreds of pages to be “compulsively readable,” as reviewers say of books that surprise them by being more interesting than they had expected. »
Il y a aux États-Unis un culte du rapport, de la commission d’enquête, en général pompeusement baptisée “bipartisane”, désignée conjointement par le Président et le Congrès, pratique qui s’y entend pour présenter le visage d’une sorte d’union et de cohésion nationales qui doit être la constante préoccupation de la nation. Cela vaut surtout pour les événements contestés, les événements incertains, les événements suspects, etc ; tout compte fait, et puisqu’il s’agit évidemment d’événements historiques nécessairement marqués par la contestation, l’incertitude, la suspicion, etc, on comprend assez vite que c’est ainsi toute l’Histoire américaine qui est rédigée, de façon solennelle et officielle, par l’establishment lui-même, souvent avant même que l’enquête, le temps, la mesure, aient permis aux historiens de commencer à faire leur oeuvre.
Le rapport Warren sur l’assassinat de Kennedy a, par avance, dans des conditions d’enquête souvent rocambolesques par la grossièreté de leur dissimulation et de leur manipulation, discrédité et entaché du soupçon de “dissidence” toute approche tendant à écarter la thèse de l’assassin solitaire au profit de la thèse du “complot” (c’est-à-dire une association de plus de deux personnes). Dès l’origine, à peine faite, l’histoire de l’assassinat de JFK, l’Histoire tout court si l’on veut, était présentée dans une interprétation que plus personne ne serait autorisé à mettre en cause, sinon comme opposant, contestataire, “dissident” en un mot. En ce sens, on comprend que les rapports des commissions d’enquête, sous couvert d’une sorte de “soif” de vérité, constituent en fait une démarche pour imposer, le plus vite possible, une vérité officielle qui constituera la “ligne” pour les historiens à venir (les historiens qui veulent rester dans “la ligne du parti”).
Cela dit, le problème posé par Kennicott reste entier. Le rapport 9/11 n’est pas différent en essence, ni en objectif, de ceux qui ont précédé. Il entend proposer une interprétation historique qui soit, déjà, l’Histoire américaine elle-même, verrouillée par l’establishment. De façon assez normale finalement, il n’est pas important sur le fond ; qu’il nous dise que 9/11 est une monumentale erreur et un formidable échec de la communauté du renseignement américain (CIA), voilà qui ne nous instruit guère : ça ou enfoncer une porte ouverte… (Et, bien entendu, l’aspect fictif du fond de ce rapport se trouve dans cette démarche consistant à faire de la CIA un bouc-émissaire ; affirmer sa responsabilité est fondé, mais ne pas relever les autres responsables, et certains au-dessus de la CIA, fait partie de la fiction suivie pour le fond de l’Histoire.)
Mais le rapport est différent dans la forme, et c’est là une chose prodigieusement intéressante. Philip Kennicott titre son article, — et l’on sent presque la jubilation du critique intéressé par les activités artistiques et littéraires, : « A Novel Approach » (on pourrait traduire en interprétant : une démarche de romancier).
Suivons Kennicott et constatons, ou plutôt avançons l’hypothèse que les membres de la Commission semblent avoir été tout naturellement conduits à privilégier comme naturellement cette « Novel Approach ». Ce sont tous de vieux briscards du système washingtonien, qu’on n’attendrit pas gratuitement, qui savent ce qu’un million de dollars signifie et ce que valent les équilibres du pouvoir. Ils n’ont pas pour coutume de fleurir leur style par goût du beau langage, ou de le rendre populaire pour se mieux faire comprendre. Ils n’ont pas publié ce rapport pour informer le bon peuple ni lui faire plaisir, mais parce que les us et coutumes du système l’exigent. Effectivement, le style que relève Kennicott est donc quelque chose de naturel, qui est venu naturellement aux rédacteurs du rapport.
C’est qu’effectivement 9/11 est un événement de cette sorte, complètement sentimental, complètement populaire, et même les vieux briscards au cuir durci par les intrigues washingtoniennes en ont été imprégnés. L’événement-9/11 est tellement extraordinaire par rapport aux normes d’invincibilité et d’exceptionnalisme de l’américanisme, qu’il impose, une fois venu le temps de le raconter, une forme fictionnelle qui doit compléter de façon décisive le fond lui-même fictionnel des constats des rapports officiels, — et achever ainsi la tentative du système de reprendre en mains la maîtrise de l’histoire de l’Amérique. (En effet, 9/11 est le premier événement majeur directement imposé de l’extérieur vers le cœur de l’Amérique. Il est une intrusion de l’Histoire réelle dans l’Histoire fictionnelle rédigée par le système.)
Les commissaires ont parlé, dans le rapport de leur commission, le langage US de type post-9/11. C’est-à-dire qu’ils ont fait passer l’histoire officielle américaniste, qui se construit à coup de “rapports bipartisans”, au niveau du roman, de la fiction populaire. Ce n’est pas un travail de propagande ni un travail de dissimulation, comme on le comprend bien à la lumière de ce qui précède, c’est le travail d’une évolution décisive dans la forme choisie de l’Histoire fictive que le système américaniste met régulièrement en place à mesure de son évolution.
On comprend bien toute la puissance et l’importance de l’attaque du 11 septembre 2001 dans l’évolution culturelle américaine, strictement contrôlée par la maîtrise de l’histoire officielle par le système. Jusqu’alors, l’histoire américaine écrite par le système était une “histoire sérieuse”, sinon dans le fond, dans tous les cas dans la forme. Cette situation tend à disparaître après 9/11. La forme romancée envahit le discours officiel avec les concepts tranchés, les références exclusives (sans identification précise) au bien et au mal, les leçons de morale de GW Bush, les références à “l’axe du mal”, la désignation du démon ou du Mal (evil) comme principal adversaire des Etats-Unis. Ce n’est plus de l’idéologie, c’est de la fiction idéologique, et la rencontre avec la réalité produit des résultats catastrophiques (situation irakienne). C’est dans ce cadre qu’il faut placer l’évolution sémantique dans la “science” de rédiger des rapports officiels sur les événements historiques, telle que la relève Philip Kennicott. Bien sûr, il s’agit d’un pas de plus dans la dérive virtualiste, avec les risques de chocs et de heurts avec la réalité qu’on mesure.