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47119 février 2010 — Par rapport à notre F&C du 12 février 2010 (titre, «La déroute de l’idéal de puissance», justement), il semblerait que nous changions complètement de sujet. Nous passons en effet de la crise économique et budgétaire, notamment en Europe, notamment avec la crise grecque, à la question de “la guerre aérienne” en Afghanistan. Nous y restons pourtant complètement, parce que notre sujet du 12 février n’avait rien à voir avec la crise grecque, ni même avec l’économie, comme notre sujet de ce jour n’a rien à voir avec la “guerre aérienne”, ni même avec l’Afghanistan…
Mais il faut avoir le neurone souple et passer, après les avoir identifiés, par les effets indirects et en cascade du phénomène que nous voulons décrire («La déroute de l’idéal de puissance»), comme l’on franchit une porte, – d’ailleurs de plus en plus aisée à ouvrir tant l’évidence est à cet égard l’ordre du jour, – pour arriver aussitôt à entreprendre la remontée vers l’essentiel. Cette fois, la porte est identifiée par un écriteau “la guerre aérienne en Afghanistan”.
On sait que l’arrivée du nouveau grand chef américaniste et otanien, le général McChrystal, en Afghanistan, en juin 2009, a coïncidé avec un tournant de la politique, disons, “militaro-humanitaire” de la “coalition”. (Le terme “militaro-humanitaire” renvoie sans doute, selon notre inconscient très critique, à la belle définition de l’humaniste Vaclav Havel de “bombardements humanitaires”, donnée en avril 1999 aux bombardements du Kosovo.) Le nombre effrayant de bavures lors d’interventions aériennes, – surtout US, on le précise de confiance, – de soutien aux forces US et de l’OTAN en Afghanistan, se soldant par des morts de civils par définition et en l’occurrence “innocents” selon la nomenclature de notre jugement, est devenu un fait politique d’un poids considérable. McChrystal fut donc chargé de consignes impératives de son commandant-en-chef BHO : “No more bavures”. D’où des consignes de restriction d’engagement des forces aériennes alliées absolument draconiennes.
…Et cela pèse terriblement sur les opérations en Afghanistan, notamment sur l’“offensive finale” du jour, l’affaire de Marjah. Sans le soutien des “bombes humanitaires” de l’USAF, nos soldats de la liberté et de l’humanitaire sont fort embarrassés. Les cas sont innombrables de plaintes des forces au sol devant l’extraordinaire pusillanimité du soutien aérien. C’en est au point où l’analyste de renseignement Lara M. Dadkhah en fait, dans le New York Times du 18 février 2010, une “victoire” majeure des talibans. Le jugement est tout à fait justifié.
Ce texte de l’experte de service déblaie parfaitement le terrain. Il nous explique sans coup férir la catastrophe opérationnelle que constitue cette nouvelle situation. On trouve dans ses remarques bien des accents plaintifs, car l’on sent bien qu’ainsi la cause de la liberté et de l’humanitaire s’est privée d’un formidable moyen pour redresser les torts. Tout cela est pétri d’aimables et singulières, et fort nombreuses contradictions, qui peignent parfaitement l’image de notre civilisation et de ses entreprises libératrices et humanitaires.
«The Taliban have found a way to beat American airpower. And they have managed this remarkable feat with American help. The consequences of this development are front and center in the current offensive in Marja, Afghanistan, where air support to American and Afghan forces has been all but grounded by concerns about civilian casualties.
»American and NATO military leaders — worried by Taliban propaganda claiming that air strikes have killed an inordinate number of civilians, and persuaded by “hearts and minds” enthusiasts that the key to winning the war is the Afghan population’s goodwill — have largely relinquished the strategic advantage of American air dominance. Last July, the commander of Western forces, Gen. Stanley McChrystal, issued a directive that air strikes (and long-range artillery fire) be authorized only under “very limited and prescribed conditions.”
»So in a modern refashioning of the obvious — that war is harmful to civilian populations — the United States military has begun basing doctrine on the premise that dead civilians are harmful to the conduct of war. The trouble is, no past war has ever supplied compelling proof of that claim.
»In Marja, American and Afghan troops have shown great skill in routing the Taliban occupiers. But news reports indicate that our troops under heavy attack have had to wait an hour or more for air support, so that insurgents could be positively identified. “We didn’t come to Marja to destroy it, or to hurt civilians,” a Marine officer told reporters after waiting 90 minutes before the Cobra helicopters he had requested showed up with their Hellfire missiles. He’s right that the goal is not to kill bystanders or destroy towns, but an overemphasis on civilian protection is now putting American troops on the defensive in what is intended to be a major offensive.
»And Marja is not exceptional.
»While the number of American forces in Afghanistan has more than doubled since 2008, to nearly 70,000 today, the critical air support they get has not kept pace. According to my analysis of data compiled by the United States military, close air support sorties, which in Afghanistan are almost always unplanned and in aid of troops on the ground who are under intense fire, increased by just 27 percent during that same period. (While I am employed by a defense consulting company, my research and opinions on air support are my own.)
»Anecdotal evidence and simple logic dictate that there are two reasons for this relative decrease of air support: Troops in contact with the enemy are calling for air support less often than before the tactical directive was issued, and when they do call for air strikes their requests are more frequently being denied.
»Pentagon data show that the percentage of sorties sent out that resulted in air strikes has also declined, albeit modestly, to 5.6 percent from 6 percent. According to the military’s own air-power summaries, often when the planes or helicopters arrive, they simply perform shows of force, or drop flares rather than munitions. It is only a matter of time before the Taliban see flares and flyovers for what they are: empty threats…»
@PAYANT A partir de cette référence impeccable, développons notre propos, dont nos lecteurs savent combien ils peuvent en retrouver tous les matériaux intellectuels dans l’essai La grâce de l’Histoire. La politique générale de ce que nous nommons l’“idéal de puissance”, que nos lecteurs connaissent bien également (Guglielmo Ferrero, certes), s’appuie aujourd’hui sur deux forces essentielles. Le technologisme est la première force, qui fournit à la politique de l’“idéal de puissance” son instrument de puissance, d’une telle puissance qu’on peut se demander si ce moteur n’est pas aussi inspirateur, qui est à l’œuvre en accélération exponentielle continue depuis que cette politique est en développement, c’est-à-dire depuis le début du XIXème siècle. La communication est la deuxième force, qui s’est ajoutée comme force d’abord supplétive, puis fondamentale depuis peu, au point qu’on doit se trouver justifié d'observer, à notre sens, que nous sommes passés de l’“ère géopolitique” à l’“ère psychopolitique”.
La politique de l’“idéal de la puissance” n’est pas une politique de “brute force”, comme disent “nos amis américains”, – ou disons, pas seulement. Il y a la “brute force”, dont le créateur-vecteur essentiel, sinon exclusif, est le technologisme, mais il faut autre chose. Les architectes de la politique de l’“idéal de la puissance” sont des âmes sensibles et des psychologies inquiètes. (C’est pourquoi nous soupçonnons fortement qu’ils sont plus les jouets de cette force que les inspirateurs, malgré ce que leur vanité peut leur en faire accroire.) Il a donc fallu, dès l’origine, un habillage moral considérable. Cet habillage se nomme “modernité”, “Progrès”, “liberté”, puis, plus récemment, pour préciser le propos devant les dégâts causés, “droits de l’homme”, “démocratie” et le reste du bavardage qu’on connaît. Tout cela doit se savoir, donc cela doit se dire, se clamer, de plus en plus fort à mesure que le technologisme cogne fort et que les psychologies sont minées par leurs sourdes inquiétudes. C’est la communication, passant historiquement par ses stades divers où se mêlent information orientée, propagande, virtualisme, conformisme, etc., qui est en charge de cet habillage, et qui l’est de plus en plus comme on a vu en signalant son importance grandissante.
Certes, la communication ne sert pas qu’à cela, qu’à cet “habillage”, dans l’usage qu’en fait le système. La communication a comme tâche essentielle la conformation des esprits puis, plus récemment, des psychologies elles-mêmes. Elle a pour tâche de nous inculquer non pas le conformisme comme concession de l’esprit pour jouir du système, mais le conformisme comme automatisme de l’esprit pour accepter et justifier le système par le biais d’une psychologie sous influence. Mais c’est justement dans cette tâche fondamentale qu’entre la démarche d’habillage moral de la politique de l’“idéal de la puissance”, et il n’est pas question de ne pas le développer constamment. C’est un point fondamental.
(On sait que les “dissidents” usent également de la communication, mais contre le système, ce qui est une belle ironie. La nécessité de la communication dans l’architecture qu’on décrit, où la contrainte brutale [la censure, dans ce cas] à l’intérieur du système n’est pas acceptable parce que le système est tributaire de son discours moralisant d’une part, qu’il est également à fortes incidences économistes, donc fondamentalement et impérativement anti-régulateur d’autre part, fait que la jouissance de ce moyen de la communication nous est aussi permise, – nous parlons toujours des “dissidents”, – dans la mesure de nos moyens.)
Le technologisme ne va pas sans la communication, y compris et surtout son aspect moralo-humanitariste. Nous sommes devant un système qui peut être figuré comme une énorme brute, avec une psychologie de mauviette. Il n’a pas la force de caractère d’imposer des régimes autoritaires, des régimes forts, ni d’accepter le poids moral de la responsabilité de ses actes brutaux. C’est une brute tueuse et écraseuse qui a besoin d’avoir bonne conscience, qui doit être du côté des “gentils”, qui doit se sentir sanctifiée avant, pendant et après avoir cogné. Il lui faut la démocratie, un million de fois manipulée jusqu’au moment où elle lui éclatera à la figure, la liberté politique d’apparence et la liberté formelle de communication parce que les marchés ont besoin d’une liberté absolue pour pouvoir jouer leur rôle de banditisme globalisé en toute légalité. Ceux qui crient à la dictature qui vient, au “fascisme” ou autre sornette, ne font qu’entrer dans la logique de la politique de l’“idéal de puissance” en acceptant la fable morale du système, même si c’est pour affirmer que le système ne respecte pas les principes énoncés par cette fable. Ils acceptent la vision dialectique du monde de l’“idéal de la puissance” et ils s'en font les complices, même si involontairement.
Jusqu’ici, il n’y avait pas eu trop de heurts entre ces deux forces, technologisme et communication humanitariste. Nous avions des bons et beaux ennemis que nous pouvions, soit écraser en toute impunité, soit menacer des pires traitements, ce qui justifiait le développement du technologisme dans toute sa puissance. Depuis que la Guerre froide est finie, les choses sont devenues plus imprécises, plus troublantes. Même si l’on invente la Guerre contre la Terreur et Al Qaïda, l’application sur le terrain, avec les guerres type G4G (c’est-à-dire les antiques guerres de guérilla menées avec les énormes moyens de puissance du technologisme, et l’aveuglement qui va avec), provoque d’énormes bouillies, des tueries stupides et cruelles, des tirs au but dans une cérémonie de mariage pris pour une sessions spéciale du haut état-major taliban (ce que nous appelons les “ratages de haute précision”), et ainsi de suite. La dimension morale et humanitaire, dont nous avons dit toute l’importance, est mise à rude épreuve
Nous assistons aujourd’hui à un retournement sensationnel. Les conditions générales de la dégradation de la politique de l’“idéal de puissance” avec les crises successives, les entreprises ineptes qui sont menées en son nom, les résultats catastrophiques qu’elles donnent, ont abouti à une très grande fragilité du pouvoir qui conduit cette politique, et à une plus grande sensibilité de ce pouvoir aux courants de communication qui le critiquent. Cela concerne effectivement cet aspect humanitaire, qui est le principal oripeau dont se charge ce pouvoir pour maintenir en bonne forme la fable de son fondement moral dont nous parlons plus haut. Ainsi, les buts “opérationnels” de la politique de l’“idéal de puissance”, ou ce qu’il en reste, se heurtent frontalement aux exigences de l’habillage moralo-humanitaire; et cette politique est devenue si faible, bien qu'elle soit celle de la puissance, qu'elle cède de plus en plus. Mme Dadkhah a parfaitement raison: c’est une formidable victoire des talibans, sans beaucoup d’efforts de leur part.
Mais, en l’occurrence, peu nous importent les talibans. (D’ailleurs, ce terme de “talibans” regroupant dans la complexité et l’espace afghans d’autres forces allant dans le même sens, le tout pouvant être qualifié de “résistance” à un occupant.) Il importe d’abord de constater deux points, qui concluent, en caractérisant cette déroute, la deuxième “déroute de l’‘idéal de la puissance’” dans une séquence particulièrement rapprochée.
• D’une part, le constat que le fondement absolument déstructurant de l’“idéal de puissance” se manifeste à cette occasion d’une façon particulièrement convaincante. Il se manifeste d’une façon paradoxale, en agissant contre lui-même, contre l’“idéal de puissance” lui-même, réalisant par conséquent un effet structurant indirect puisque l'“idéal de puissance” est déstructuration pure. Dans ce cas, effectivement, tout ce qui contrarie les efforts des soi-disant “coalisés” dans cette stupide et grossière campagne en Afghanistan est un facteur qui doit être considéré comme structurant.
• D’autre part, le constat que les conflits type-G4G, dont fait partie cette affaire d’Afghanistan, se confirment de plus en plus comme des conflits entre forces structurantes et forces déstructurantes. Il faut s’enlever de l’esprit qu’applaudir à une nouvelle affirmation des forces structurantes conduit à prendre le parti des talibans. C’est là aussi entrer dans le jeu et les règles de l’“idéal de la puissance”, que nous rejetons absolument comme une imposture dès son origine, qui est absolument nihiliste et prédatrice de la civilisation. Les talibans jouent leur rôle et cela ne les rend ni plus ni moins vertueux; ils ne changent pas pour autant les grandes appréciations que l’Histoire doivent inspirer à notre commentaire. Il se trouve qu’ils sont, en l’occurrence, les outils temporaires d’une force structurante, qui a notamment comme point d’appui indirect la résistance des caractères légitime et souverain d’une entité nommée Afghanistan. Là aussi, ni plus ni moins.
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