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769C'est un des problèmes actuels les plus importants pour mesurer la puissance américaine, facteur essentiel des relations internationales. C'est aussi l'un des problèmes actuels les moins évoqués. C'est la raison pour laquelle nous jugeons nécessaire d'alimenter son traitement avec le plus grand nombre de données possibles.
Il s'agit de la question de la puissance militaire américaine. Des événements récents, ou plutôt des révélations récentes dont l'écho a été extraordinairement faible en Europe, ont donné la mesure de ce que vaut aujourd'hui cette puissance. (Nous en avons parlé le 25 mai.) D'autres événements, également significatifs et, également, extraordinairement ignorés en Europe, avaient attiré l'attention. C'est à ce dernier propos que nous publions ici le texte de la rubrique Contexte de notre Lettre d'Analyse de defensa, du 10 avril 2002. La question traitée repose notamment sur divers témoignages de chefs militaires américains, et d'autre part certains constats sur les diverses interventions militaires de ces derniers mois. (Nous avons déjà parlé de certains de ces aspects.)
Voici donc le texte de notre rubrique Contexte, extrait de de defensa, Volume 17 n°14 du 10 avril 2002.
Il y a une certaine lassitude à revenir sempiternellement sur le même sujet, pour tenter d'écarter les pressions constantes d'une psychologie soumise au conformisme. Il le faut parce que les informations y poussent, parce que c'est notre rôle après tout. Le point central de cette démarche est qu'il faut comprendre et envisager d'admettre l'état réel de l'“extraordinaire puissance” militaire américaine, dont la célébration, chez ceux qui l'acclament et chez ceux qui la craignent, est proche de l'ivresse de l'esprit. Il n'y a dans cette proposition aucune satisfaction fondamentale dans la mesure où cette réalité peut générer une crise grave, naissant de la confrontation entre la représentation qu'on se fait de la puissance militaire américaine, et que s'en font également les dirigeants américains, et la réalité. Des signes, des faits, des analyses montrent que cette puissance militaire va se trouver confrontée à des limitations stratégiques sans nombre et d'une importance grandissante. On peut parler d'une situation de crise potentielle au niveau des moyens militaires américains, complètement insuffisants par rapport aux ambitions et à la stratégie américaines.
A côté de cette crise potentielle des moyens, on distingue une autre situation de crise d'ores et déjà active, bien sûr liée à la première, qui est la crise de l'utilisation de ces moyens. Notre explication générale est que la puissance militaire américaine dans son état actuel est le cas le plus stupéfiant de l'histoire d'une capacité militaire très puissante et extrêmement coûteuse, et totalement, systématiquement inadaptée à la guerre qu'elle est conduite à mener à cause de la réalité du monde. L'inadaptation est non seulement technique, stratégique et tactique, mais surtout, cela est bien plus grave, psychologique et structurelle. Nous citons trois faits récents pour étayer cette analyse.
• Les déclarations, dans The Telegraph du 22 mars, du général (à la retraite) Wesley Clark, ancien SACEUR, qui conduisit l'attaque militaire de l'OTAN contre la Serbie en mars-juin 1999. Clark trace un parallèle troublant entre l'engagement soviétique en Afghanistan de 1979-88, et l'actuel engagement allié (américain). « Il y a des signes de plus en plus préoccupants que les alliés se trouvent dans une position [semblable à celle des Soviétiques au début de leur invasion. Les Soviétiques] remportèrent de grandes victoires pour commencer. Il fallut un an ou deux pour que l'opposition se regroupe. » Clark juge très possible une implication similaire, menant à ce qui ne peut être défini autrement que par une défaite, des alliés en Afghanistan : « Je pense réellement que c'est possible. La chose qui nous est indispensable, c'est la supériorité au niveau du renseignement et cela signifie le renseignement humain, et cela signifie des gens engagés au sol. » Clark estime que la seule issue pour gagner la guerre est de convaincre des “chefs de guerre” afghans de rallier la cause américaine.
• Un avertissement sévère a été donné le 20 mars par les deux commandants américains de théâtre, en Europe et dans le Pacifique, le général Ralston (CINCEUR) et l'amiral Blair (CINCPAC), lors d'un témoignage devant la Commission des Forces Armées de la Chambre. Ce témoignage peut être résumé par cette phrase de Blair, la situation en Europe valant celle du Pacifique : « Nous n'avons pas les forces adéquates pour conduire nos missions dans le Pacifique si les opérations en Afghanistan continuent à leur rythme actuel. » Blair indique que l'U.S. Navy s'est trouvée sans un seul porte-avions dans le Pacifique occidental dans la première phase de la guerre. Ralston n'a plus de porte-avions sous son commandement (dans l'Atlantique oriental et dans la Méditerranée) depuis près d'un an, ni de groupe amphibie du Corps des Marines depuis octobre 2001, « à part les quelques jours où [de telles unités] ont transité en Méditerranée ».
• Le journaliste et analyste Jason Vest a publié un article, dans American Prospect, Vol13, n<198>7 du 8 avril, qui représente une somme très instructive, à partir d'un grand nombre d'interviews de militaires américains, de l'inadaptation complète de l'U.S. Army à sa mission en Afghanistan. Vest résume cette position critique par cette phrase, d'une ironie amère, du capitaine Bob Krumm, du Training and Doctrine Command (TRADOC) de l'U.S. Army : « we have the world's fastest strategically immobile Army. » Les différents critiques portent un regard extrêmement préoccupé sur la façon dont la bataille est menée en Afghanistan, notamment avec la crainte constante du mouvement, de l'engagement, de l'initiative. Rétrospectivement, l'une des sources, le major Donald Vandergift de l'U.S. Army, décrit la phase de l'effondrement des Talibans en novembre dernier comme un échec. Les Talibans installés sur leurs lignes étaient très faibles, sans défense aérienne, donc promis à céder dès lors qu'une offensive aérienne massive les frapperait et que l'Alliance du Nord serait prête à exploiter cette situation. Mais pour devenir une victoire majeure, voire décisive, « il aurait fallu au moins deux brigades aéroportées prêtes, pour les larguer sur les arrières des Talibans, bloquer leur retraite et anéantir leurs forces ». Mais l'U.S. Army n'était pas prête à faire cela et sans doute ne tenait-elle pas à déclencher une telle opération qui représentait un risque, au demeurant normal en temps de guerre, de pertes humaines. Des conditions psychologiques et matérielles semblables, — refus de risquer des forces, manque de préparation, — ont marqué l'opération Anaconda.
Transcrivons ces faits divers, dont la variété est telle qu'on doit se convaincre qu'ils donnent une bonne image des faiblesses dissimulées de la puissance militaire américaine.
• Cette puissance est stratégiquement insuffisante, et de façon dramatique, par rapport à ses missions. (Imagine-t-on l'état de CINCEUR et CINCPAC si, en plus de l'Afghanistan, une attaque contre l'Irak était lancée, si les moyens existent pour cette attaque ?) Cette insuffisance est inscrite dans les faits (il faut un budget représentant 4 à 4,5% du PNB pour maintenir les forces actuelles avec leurs mission ; il approche à peine les 3,5%). Elle ne pourra être redressée que sur le long terme (il faut 5-7 ans pour construire un porte-avions).
• Cette puissance est complètement inadaptée à la guerre qui lui est imposée. L'accent mis totalement sur la technologie implique d'énormes faiblesses au niveau humain, avec d'énormes conséquences. Les structures très lourdes sont héritées de la Guerre froide.
• Cette puissance est marquée par des faiblesses psychologiques extrêmement contraignantes : la crainte de l'initiative, par peur de l'échec, par peur des pertes humaines, etc ; une lourdeur structurelle de la conception, correspondant à la lourdeur des structures et aux pesanteurs bureaucratiques.
La tableau général, pour que la situation soit bien comprise, doit être dégagé de la magie des chiffres et des images, qui sert en général de guide à nos évaluations (et provoque nos exclamations). Les chiffres des forces et les images des forces, si impressionnants dans l'absolu, nous conduisent à en juger également d'une façon absolue : ces masses nous paraissent à la fois irrésistibles et, naturellement, bien suffisantes pour toutes les missions possibles. C'est ignorer la valeur relative de ces appréciations qui, lorsqu'elles sont considérées dans l'absolu, sont nécessairement théoriques. Les conceptions américaines sont fondées, d'une façon structurelle et selon un processus intellectuel irrépressible, dans la psychologie des planificateurs autant que dans le processus de décision, autant que dans la structure même de la réflexion, sur la nécessité d'une énorme supériorité, tant matérielle qu'humaine, et sur la nécessité de la supériorité technologique, cela va de soi. Il est impossible à un planificateur américain d'envisager un autre rapport d'organisation que de trois à quatre hommes de soutien pour un combattant, ni un autre rapport de confrontation qu'une supériorité de 5 à6 Américains contre un ennemi sur le point de contact. L'évaluation de l'adversaire connu (par conséquent des forces de combat et de soutien nécessaires du côté américain) est en général fortement exagérée. Les considérables missions confiées aux forces armées américaines nécessitent par conséquent des moyens gigantesques, deux à trois fois supérieurs à ceux qui seraient nécessaires selon les conceptions européennes. Pour les Américains, aucune autre organisation n'est possible.
A ces facteurs qu'on décrirait comme “mécaniques”, y compris du point de vue psychologique, s'ajoutent des facteurs plus sociologiques et politiques. Le poids du conformisme du monde bureaucratique washingtonien est considérable sur les forces armées. L'unilatéralisme, c'est-à-dire l'isolement américain du reste du monde, la psychologie inward-looking, est, dans ce cas aussi considérable qu'au niveau politique où l'on a l'habitude d'en juger. La bureaucratie du Pentagone prépare ses opérations extérieures en fonction des impératifs politiciens et médiatiques à Washington. Elle ne veut aucune perte (doctrine dite du zéro-mort), autant que faire se peut, pour éviter tout problème médiatique, c'est-à-dire tout problème politique. Comme pour d'autres domaines du gouvernement américain, la bureaucratie du Pentagone a construit des forces armées qui correspondent aux nécessités washingtoniennes, c'est-à-dire des forces armées prêtes à se battre sur des théâtres d'opération correspondant à une conception virtualiste du monde. Tout cela n'a rien à voir avec la réalité, quelle que soit la présentation virtualiste qu'on a fait par le moyen médiatique. Un exemple à cet égard est le “succès” retentissant de la stratégie US en octobre-décembre 2001 en Afghanistan, et ce qu'en disent aujourd'hui les spécialistes militaires américains interrogés par Jason Vest.
Avec la puissance militaire américaine, nous raisonnons comme à l'habitude en termes de victoire et de défaite. C'est mal raisonner. L'Amérique est d'une telle puissance et elle manifeste cette puissance dans un champ où elle a si peu d'adversaires à sa mesure, et elle se trouve dans un monde où il y a si peu de pays organisés qui aient le goût et surtout le besoin de faire la guerre, qu'une défaite complète au sens militaire n'est pas concevable. (Même le Viet-nâm, perçu aujourd'hui comme une “défaite”, n'en est absolument pas une du point de vue militaire.) Une crise des forces armées américaines ne s'exprimerait donc pas par une défaite stricto sensu. D'un point de vue général, ce terme de défaite n'a plus guère de réalité à l'heure où l'on ne sait plus ce qu'est précisément une guerre, où la guerre conventionnelle, en ligne, celle dont rêvent les généraux du Pentagone, est une option qui appartient au passé à moins d'être provoquée de façon artificielle.
Les risques que fait courir la crise des forces armées américaines qui s'amplifie sont dans d'autres domaines. Ils tiennent à l'orientation et aux décisions d'une politique washingtonienne presque exclusivement militarisée aujourd'hui à Washington et soumise dans ses prévisions à l'évaluation des capacités des forces armées américaines. Cette évaluation est fondamentalement biaisée par l'ivresse dont nous parlons ci-dessus, qui n'épargne pas les dirigeants politiques américains, bien au contraire. Elle explique pour une bonne part, a contrario, les hésitations constatées à propos des projets d'attaque de l'Irak. Elle fait envisager dans le futur, d'abord des erreurs d'évaluation de la direction politique, forçant la direction militaire à des interventions aventureuses ou déséquilibrées par rapport aux capacités de leurs forces ; et, surtout, de façon plus préoccupante, elle conduit à envisager des tensions grandissantes entre militaires et dirigeants civils dans un régime qui dispose de moins en moins des freins démocratiques pour cette sorte de conflit.