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La “torture” aux USA, — mais de quoi s’agit-il, au reste? S’agit-il de “torture”? Qu’est-ce que c’est que la “torture”? Au début de l’époque post-9/11, quand Rumsfeld-Wolfpowitz étaient encore aux commandes et qu’on ne craignait pas d’appeler un chat un chat, quand il ne s’agissait encore que de spéculation, personne ne craignait d’utiliser le mot (le “T-word”, dit-on). Puis, avec Guantanamo et Abou Ghraib, il s’est avéré que la “torture” était bien autre chose qu’un “concept”, que c’était une réalité. Du coup, la dialectique changea...

Dans Harper’s Magazine, numéro de mars 2008, Scott Horton publie un long article sur la torture, qui constitue en réalité une conférence que le même Horton a donné le 1er mars à la Schoolf of Law de l’université de Chicago. Horton est un avocat célèbre, professeur de droit, spécialiste des questions des droits de l’homme, qui fut conseiller de Andrei Sakharov et de Helena Bonner du temps de l’URSS des années 1980.

Mais nous nous arrêtons à un aspect très particulier de cette conférence. Horton nous confie son expérience d’auteur et d’éditeur, lorsqu’il veut publier des textes sur la “torture”.

«I discovered that when I gave interviews to major media on this subject, any time I used the word “torture” with reference to these techniques, the interview passage would not be used. At one point I was informed by a cable news network that “we put this on international, because we can’t use that word on the domestic feed.” “That word” was torture. I was coached or told that the words “coercive interrogation technique” were fine, but “torture” was a red light. Why? The Administration objected vehemently to the use of this word. After all, President Bush has gone before the cameras and stated more than three dozen times “We do not torture.” By using the T-word, I was told, I was challenging the honesty of the president. You just couldn’t do that.

»In early 2005, I took a bit of time to go through one newspaper—The New York Times—to examine its use of the word “torture”. I found that the word “torture” was regularly used to described a neighbor who played his stereo too loud, or some similar minor nuisance. Also the word “torture” could be used routinely to describe techniques used by foreign powers which were hostile to the United States. But the style rule seemed very clear: it could not be used in reporting associated with anything the Bush Administration was doing.»

Il s’agit d’un aspect particulièrement remarquable du système, qui fonctionne selon les règles du conformisme bureaucratique et de l’argutie juridique sans fin de l’anglo-saxonisme, au service de la formation permanente de la psychologie. Cela est particulièrement évident dans l’ère psychopolitique où nous nous trouvons, où la communication est le principal véhicule de la puissance.

Le langage fonctionne comme un acte politique, il remplace effectivement l’acte politique. Selon que l’on parle de “torture” ou de “coercive interrogation technique”, on se trouve dans le domaine du non-droit ou dans le domaine du droit, – et, dans le premier cas on est coupable sans rémission tandis que, dans le second, – eh bien, cela se plaide. La “torture” n’est pas un concept soutenable du point de vue du droit puisqu’il est soumis à une condamnation morale qui ne peut être que sans appel; la “coercive interrogation technique” est un concept bureaucratique qui a sa définition juridique, qui ouvre ainsi le champ à une plaidoirie sans fin où le plus habile l’emporte. GW Bush a évidemment raison: «We do not torture.»

Dans ce cadre, l’inculpabilité américaniste triomphe. On notera que nous nous étions arrêtés à cet essai de définition d’un trait de la psychologie américaniste à partir d’une circonstance où la “torture” jouait un rôle central. Washington hésitait à livrer des prisonniers à des pays étrangers de crainte qu’ils fussent traités de façon inhumaine. Ces prisonniers avaient été soumis dans les prisons US spécialisés à la “coercive interrogation technique”, ce qui est une pratique évidemment légale, et l’on craignait qu’il fussent soumis, dans les géôles non-américanistes, à la pratique honteuse et évidemment illégale de la “torture”. Les mots forgent la perception et conditionnent la psychologie. Ils constituent, bien plus que les faits, l’outil fondamental et de plus en plus souvent exclusif du jugement. Par contre, l'énormité de la chose ne cessant de s'affirmer par rapport à la réalité que le système ne parvient pas à détruire, cet usage fondamental et exclusif devient de plus en plus un moyen d'identifier la tromperie et l'indignité de la dialectique du système.


Mis en ligne le 3 mars 2008 à 15H24