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315217 février 2011 — Un exemple, mais bon exemple, en quelques mots dont certains traduisent la fureur méprisante. Il s’agit du rapport que fait Yitzhak Benhorin, pour le site israélien YNetNews, ce 17 février 2011, de l’audition au Sénat des Etats-Unis, hier 16 février, de tous les grands chefs des services de renseignement US, sur le thème de la “performance” de ces mêmes SR à prévoir, c’est-à-dire à ne rien avoir prévu des événements tunisiens et égyptiens, sans parler du reste qui continue (Bahrain, Yemen, Iran, Libye). Le titre de l’article est «US clueless about Egypt?», la présentation du texte commence par ces mots : «Senate hearing turns into farce as American ignorance on Egypt situation revealed …», et le texte lui-même… «A senate hearing Wednesday revealed that top US intelligence agencies are largely ignorant …»
“Fureur méprisante”, certes, car les Israéliens sont effectivement furieux, puisqu’ils se voient complètement perdants dans cette suite d’événements, avec la possibilité de pays arabes amis devenant pour le moins distants sinon hostiles (l’Egypte), avec le grand danger de se trouver politiquement en opposition avec la politique pro-“démocratisation” des USA… Mais les Israéliens, malgré leur fureur, n’ont pas vu venir, pas plus que les USA, toutes ces choses terribles. Alors, à côté des cris de fureur contenue et des lamentations, il y a sans aucun doute l’intérêt des choses que nous apprend cette audition des chefs du renseignement US, devant le Sénat le 16 février. Peut-être une “farce”, mais une farce révélatrice…
Parmi les très nombreux articles consacrés à cette audition, devant la commission sénatoriale sur le renseignement, présidée par la sénatrice Dianne Feinstein, nous nous référons à celui du Los Angeles Times du 16 février 2011, et celui de Politico.com, du même 16 février 2011.
• D’une façon générale, ils n’ont donc rien vu venir, parce que, comme l’indique le directeur du renseignement national (DNI), James Clapper, “nous ne sommes pas des voyants”… Le constat qu’il était bien difficile d’envisager que l’immolation par le feu d’un jeune diplômé devenu vendeur de fruits à la criée en Tunisie pouvait déclencher ce qui est arrivé nous fait nous arrêter à une habitude dialectique dont les services de renseignement US sont coutumiers pour expliquer leurs échecs innombrables, – cette tendance de s’arrêter au détonateur d’une explosion politique, comme si tout s’expliquait par ce détonateur, sans prendre garde que le détonateur a marché parce qu’il y avait une charge explosive. (“Plus ça change, plus c’est la même chose”, disent les Américains en employant la formulation française… Citation de l’amiral Turner, alors directeur de la CIA, le 1er mars 1979, lors d’une conférence devant des étudiants, à propos de l’incapacité de la CIA à prévoir l’arrivée au pouvoir de Khomeiny en Iran, en janvier 1979 : «Nous n’avions pas imaginé un instant, et par conséquent pas envisagé qu’un vieillard de près de 80 ans pouvait rassembler sur son nom une révolution radicale…»)
«“We are not clairvoyant,” Clapper said.
»Over the last year, the CIA wrote more than 450 reports that discussed “dangerous” factors in the region, such as repressive regimes, economic stagnation and lack of freedoms. Since mid-December, the U.S. intelligence community has produced 15,000 reports from the Middle East and North Africa that followed what was being talked about in local media and on the Internet.
»But the high volume of reports could not predict what would trigger the mass protests in Tunisia — a fruit vendor lighting himself on fire — or that President Zine el Abidine ben Ali would flee the country so suddenly on Jan. 14, Clapper said. “I am convinced that the day he [Ben Ali] drove to work when that happened, he wasn't planning on doing that. That was a very quick decision on his part,” Clapper said.»
• Mais les modalités et les domaines essentiels du complet ratage des services de renseignement concernent essentiellement le facteur de l’action des divers réseaux massifs d’Internet, – un élément nouveau, un facteur fondamental. La présidente de la commission, Feinstein, a observé sévèrement : «I’m not a big computer person, but I looked at Facebook, and I am not a member of Facebook, but you could get right in and you could see everything about it. It seems to me that this ought to be watched very carefully to be able to give our policymakers and our leadership some advance notice, and I think we were at fault in that regard.» Les dirigeants des services de renseignement se sont lamentés en citant les 600 millions d’utilisateurs de Facebook, les 190 millions d’utilisateurs de Twitter, les 35.000 heures de vidéo que YouTube télécharge chaque jour.
Selon Politico.com : «Both Clapper and Central Intelligence Agency Director Leon Panetta, who also testified at the hearing, said even if the U.S. intelligence community was more adept at tracking social media, it’s not clear that it could have predicted what played out in Egypt, including the reaction of individual leaders and security forces. “There’s a massive amount of data out there,” Panetta noted. “The fact that you’re on a website or a social network is not necessarily predictive of what will take place.”»
• …Plus encore, le sénateur Chambliss, venant au secours des malheureux chefs des principaux services de renseignement (budget annuel : $60 milliards minimum), avec sa conclusion d’une remarque sur la cause de l’échec… (Effectivement, les hommes des services de renseignement n’ont pas suivi Facebook ni Twitter et ont ainsi raté la venue de la tempête… Mais comment pouvaient-ils faire autrement ? Comment peut-on imaginer contrôler, “débriefer”, interpréter, etc., le colossal courant de communication sur ces réseaux, de façon suffisamment sélective, rapide, etc., pour comprendre que la “révolution” va déferler ?)
«Sen. Saxby Chambliss (R-Ga.), the committee’s vice chairman, suggested that the intelligence community was being held to an unfair standard over Egypt. He suggested CIA station chiefs there had “a feel of the uneasiness” about the restive area, “but, certainly, they weren’t on the Twitter list of individuals in Egypt who sent this around. They weren’t on the Facebook account” that helped organize the protests. “That’s what we missed,” Chambliss said, adding, “but, gee whiz, I don’t know how we do otherwise.”»
• Enfin, et pour compléter le dossier de présentation, on mentionnera ces remarques qui déplorent qu’on s’intéresse trop aux diverses “révolutions” en cours, parce que cela détourne de la lutte que nous devinons tous comme essentielle, – la lutte contre le terrorisme et contre Al Qaïda. Nous désignerions cela comme “la cerise sur le gâteau de l’année”, sorte d’Award de la pensée structurelle du Système. (Los Angeles Times.)
«Having to commit more energy and analysts to understanding the political instability in the region has the "potential to take our eye off the ball with regards to the jihadi terrorists themselves," said Frank Cilluffo, director of the Homeland Security Policy Institute at George Washington University.
»Also, the unrest in the region means that local security services the U.S. depends upon for counter-terrorism information will be preoccupied with their nations' own internal strife, Cilluffo said. In Yemen, for example, where terrorism plots against U.S. interests are believed to have originated, protesters have faced down the government in recent weeks. The U.S. concern is that as President Ali Abdullah Saleh deals with the protests, he “would basically not have his foot on the gas pedal as much on Al Qaeda in the Arabian Peninsula,” the Yemeni-based affiliate of the terrorist network, said a U.S. intelligence official who was not at the Senate hearing and spoke on condition of anonymity.»
Nous sommes arrivés au point de non retour, nous voulons dire ce moment où l’inefficacité structurelle, voire absolue, du renseignement US, rencontre la nature des choses pour s’y inscrire définitivement. Les défaillances du renseignement US dans le domaine de l’HumInt (Human Intelligence, c’est-à-dire le renseignement d’origine humaine et concernant les comportements humains) sont chroniques et bien connues. Cette fois, ces défaillances, considérables avec les affaires tunisienne et égyptienne, ne peuvent plus être mises complètement au débit du renseignement US. Elles correspondent à une réalité inévitable, générée par le flot invraisemblable d’informations de toutes origines, dans tous les sens et pour toutes les saisons politiques jusqu’aux vacances elles-mêmes, ce flot lui-même alimenté par le système de la communication comme par un moteur “turbo”. La chose est joliment résumée par le sénateur Chambliss, parlant du flot Facebook/Twitter par où la “révolution” s’est préparée et a été lancée, : “C’est ça que nous avons raté… Mais, bon Dieu, j’ignore comment faire autrement”…
Face à ce flot incroyable, indomptable, incompréhensible (Facebook/Twitter et le reste), il y a le flot non moins incroyable de la bureaucratie, – 450 analyses de fond de la CIA sur les “régions à risque” dans le monde en 2010, 15.000 rapports US de toutes origines (ambassades, services, correspondants, synthèses de presse locale, etc.), provenant du Maghreb et du Moyen-Orient, depuis la mi-décembre 2010, sur ce qui se dit et s’échange dans les médias et sur Internet à propos de la situation dans ces pays. Il est devenu impensable d’arriver à déterminer des événements qui sont eux-mêmes en véritable fusion au stade même de leur information, c’est-à-dire en formation par circulation de l’information elle-même… (Voir plus loin.)
Cette séance d’audition du Sénat est peut-être “une face” pour les Israéliens hystériques, qui ne rêvent que d’en découdre et qui, s’ils l’avaient pu, auraient maintenu Moubarak dans son palais, à la tête de l’Egypte transformée en une énorme bande de Gaza, en entourant le dictateur d’un mur protecteur, comme ils font pour eux-mêmes ; pour le Système de l’américanisme, elle est une tragédie. Les bureaucrates glacés du renseignement ont parlé vrai, lorsqu’ils ont exposé leur impuissance, parce qu’ils restent, et se veulent rester, dans les limites de la raison, de la vision rationnelle du monde, de la puissance qu’ils croient rationnelle et contrôlée de la technologie. Ils ne sont pas “clairvoyant”, comme dit Clapper (en anglais et anglo-américain, le sens du mot est bien, comme on l’a deviné : “voyant”, “extra-lucide”).
…Ainsi, la séance du Sénat était-elle, non pas une farce mais une tragédie. Ces hommes (les chefs du renseignement) ont reconnu leur impuissance à prévoir l’avenir et les évènements d’une façon rationnelle, comme il sied à l’américanisme, – c’est-à-dire l’avenir et les événements compris, prévus et maîtrisés au mieux des intérêts de l’américanisme, conformément à la vertu de l’américanisme. C’est une tragédie considérable pour le système de sécurité nationale. Certes, il n’a jamais vraiment “compris, prévus et maîtrisés au mieux des intérêts de l’américanisme, conformément à la vertu de l’américanisme” l’avenir et les événements, mais il a toujours cru qu’il le pouvait et qu’il y parviendrait, et que tout échec était un accident qui ne se renouvèlerait pas. Ici, le cas est différent. Devant les masses innombrables des choses et, surtout, devant le caractère totalement élusif et insaisissable de l’événement qui se forme avec l’information, dans et par l’information, et qui n’est donc pas transporté par l’information comme s’il existait déjà, le Système avoue son impuissance à seulement croire qu’il pourra prévoir et donc annihiler des événements qui représentent un danger fondamental pour lui. Non seulement le Système ne maîtrise plus le monde (cela n’est pas nouveau), mais il ne croit plus qu’il maîtrise le monde (cela, c’est nouveau, puisque cette conviction du Système était partagée par tous, et que tout se passait alors comme s’il avait effectivement maîtrisé le monde…). Il perd à ses propres yeux sa certitude d’infaillibilité. Il perd ce qu’il croit être le moyen de poursuivre sa politique d’hégémonie et d’expansionnisme, et ce qu’il croit être la garantie contre l’angoisse existentielle qui l’habite depuis ses origines, contre les forces extérieures du Mal.
(A cet égard, l’intervention “cerise sur le gâteau” de l’expert qui va bien, qui geint parce que la résistance des dictateurs made in USA contre la colère de leurs peuples divertit une partie importante des forces en lutte contre le terrorisme et la Terreur, cette intervention vaut son pesant de virtualisme. Il est détestable, en effet, de divertir des forces contre une Menace construite avec tous les moyens de l’hollywoodisme, pour les porter contre une “révolution” qu’on n’a pas vue venir, et qui a toutes les chances d’emporter le “dictateur made in USA”. En plus de tous ces avatars, le système a celui de son virtualisme, pour alimenter et construire ses propres peurs, et justifier toutes ses violences.)
Nous revenons sur notre phrase, ci-dessus, qui nous renvoyait plus loin dans notre analyse : “Il est devenu impensable d’arriver à déterminer des événements qui sont eux-mêmes en véritable fusion au stade même de leur information, c’est-à-dire en formation par la circulation de l’information elle-même…” Cela signifie que l’information n’informe plus, elle forme elle-même, littéralement, l’événement. C’est le cas lorsqu’on prend conscience du rôle du flot d’informations informelle sur le réseau (“Facebook/Twitter et le reste”) dans les “révolutions” faites et en cours, – et cela, quel que soit ce rôle d’ailleurs, l’essentiel étant la perception psychologique et la conviction qui en naît bientôt. Ce phénomène de l’information faisant elle-même l’événement, et de la conviction qu’en acquièrent ceux qui sont chargés de déterminer et de maîtriser l’événement pour le compte du Système, est évidemment aggravé par le contre-flot d’analyses et de rapports développés à son propos, et qui ne font que compliquer la vision générale jusqu’au chaos absolu.
Le Système a commencé son cheminement dans le sens où on voit aujourd’hui un de ses aboutissements, par la “création d’événements” en matière de publicité et de relations publiques, comme dans le domaine politique avec le virtualisme et tout ce qui l’accompagne. Ces divers démarches, qui vont bien au-delà de la propagande puisqu’elles impliquent l’adhésion des consciences de ceux qui se font “créateurs d’événements”, ont été rendues possibles par un système, qui s’est créé et s’est constitué par le fait, qui est le système de la communication, qui comprend aussi bien la circulation de l’information, que la création de l’information, que la disposition de technologies très puissantes accessibles à tous, pour ces différentes opérations. L’effet général a été une complète subversion (en route dans sa phase terminale avec 9/11) de la notion d’“objectivité” de l’information par le système de la communication, alors même que cette “objectivité” était une des armes essentielles du Système puisqu’elle donnait à l’information qu’il dispensait le sceau de la légitimité. (Mais l’on a déjà dit et redit mille fois que le système de la communication est un Janus, qui opère aussi bien contre le Système dont il est la créature, qu’en son nom.) De ce fait, l’information a abandonné sa définition réduite à son seul caractère informatif, elle est devenue un acteur même de la bataille où s’affrontent la subversion du Système et la recherche de la vérité par la résistance au Système, et un acteur créateur de l'événement. Ainsi devient-elle formatrice des “révolutions” par le biais des flots extraordinaires institués par le système de la communication au nom du Système, et retourné contre le Système. En quelque sorte, l’information devient créatrice de l’événement dont on jurerait pourtant qu’elle n’a pour seule fonction que de le décrire.
Ce cas constitue évidemment une parade absolue contre toutes les tentatives du Système de poursuivre sa mission de prévision et d’annihilation des événements qui lui sont défavorables et dangereux. C’est ce qu’ont ressenti les chefs des services de renseignement devant les sénateurs de la commission sénatoriale sur le renseignement. “They are not clairvoyant”, ce sont juste de simples bureaucrates qui s’en tiennent aux données que leur fournissent les technologies de la communication ; encore faut-il que ces technologies soient absolument “de leur côté”, ce qui n’est plus le cas : comme l’information, elles sont devenues incertaines, à l’image du Janus qu’est le système de la communication.
Le Système se heurte là à un obstacle fondamental, érigé par sa propre puissance et retourné contre lui. En face de lui s’est constituée, cette fois avec des conséquences immédiates redoutables, et qui s’enchaînent les unes après les autres (Tunisie, Egypte, Yemen, etc.), une dynamique autonome qui semble avoir sa propre spécificité, qui poursuit son propre but. Même ceux qui en profitent et qui l’animent semblent en être les instruments bien plus que les manipulateurs, et ainsi en arrive-t-on à des “révolutions” sans tête, sans véritable but, sans véritable prise de pouvoir et ainsi de suite, dans tous les cas selon les normes humaines de ces différents aspects, dont l’effet est une déstructuration de l’architecture du Système. Peut-être est-on arrivé à une sorte de perfection du “système antiSystème”, dans tous les cas à sa maturité complète avec l’utilisation maximale – ou la présentation de l’utilisation maximale des structures en réseaux et du système de la communication, avec ses slogans justificateurs obligeamment fournis par le Système lui-même, avec ses effets antiSystème qui se transcrivent immédiatement dans la réalité, et d’une façon tonitruante. Il n’est évidemment pas interdit, avec le secours d'une intuition haute, de s’attarder à l’hypothèse que le système antiSystème se situe lui-même comme un instrument de forces métahistoriques supérieures engagées contre le Système. A cette lumière, tout s’éclaire.
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