Désarroi, doute et désordre, et “désacralisation”

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Désarroi, doute et désordre, et “désacralisation”

13 septembre 2010 — …Ou plutôt devrions-nous écrire : “désarroi, doute et désordre” parce que “désacralisation” ? Ou bien encore : “désarroi, doute et désordre”, donc “désacralisation” ? Ceci ou cela pourrait faire l’affaire, dans les deux sens et comme il vous plaira, au vu du spectacle qu’offrit cette commémoration de l’attaque du 11 septembre 2001, aux USA, et au sentiment que ce spectacle nourrit ailleurs. Le terme de “désacralisation” concerne bien entendu l’événement de la commémoration de l’attaque du 11 septembre 2001 ; son emploi, suggéré par divers articles US avant la commémoration, implique pour notre compte et selon notre interprétation que l’événement a été sorti de sa gangue d’appréciation consensuelle où le terrorisme officiel, celui de la communication du système, le maintenait jusqu’alors ; il implique que cet événement pour 2010 (ce que nous nommons un peu lestement “9/11, circa-bordel 2010”) a été au contraire l’occasion d’exprimer solennellement le désarroi, le doute et le désordre qui caractérisent la situation aux USA, – c’est-à-dire, la situation du système général lui-même, – autrement dit “le désarroi, le doute et le désordre”, partout aujourd’hui.

C’est ici l’aspect de la psychologie qui nous intéresse, qui affecte également les territoires extérieurs, comme nous le signalons à propos d’un article du Monde dans notre rubrique Ouverture libre, ce 13 septembre 2001. Ce qui nous importe ici est bien le constat du fait que cette “désacralisation” touche effectivement les psychologies, c’est-à-dire les perceptions d’une réalité fluctuante. Dans l’article cité du Monde, on évoque d’une façon presque naturelle, qui va de soi, les doutes entourant les circonstances de l’attentat (les “théories complotistes”), ce qui est une nouveauté absolument remarquable par rapport au catéchisme observé jusqu’ici à cet égard. Ce n’est pas tant la “vérité” de l’attentat qui nous intéresse, – nous nous expliquons souvent là-dessus, – que l’acceptation tacite par les psychologies que le doute est non seulement permis, mais qu’il peut être exprimé. Il s’agit bien d’un processus de “désacralisation”. L’important pour ce cas est l’évolution de la psychologie, pas l’évolution de la “vérité” de 9/11.

Là-dessus, grand cas est fait, naturellement, de l’antagonisme contre les musulmans qui a été au centre de ce désarroi, de ce doute et de ce désordre de la commémoration, avec les effets sur la “communauté musulmane” aux USA (7 millions de citoyens US), ceci et cela largement documentés par nombre d’enquêtes et de reportages. (Voyez, parmi des centaines d’autres, l’article du Guardian du 12 septembre 2010, ou celui d’AP/Raw Story du 11 septembre 2001.) L’intérêt, là aussi, est bien dans cet aspect intérieur US, au contraire des discours officiels (“nous ne sommes pas en guerre contre l’Islam”, etc.), et dans l’état de la psychologie ainsi illustré. Cela indique effectivement que cet antagonisme est aussi, qu’il est d’abord, pour notre compte, un aspect du désarroi et du désordre intérieur aux USA. Le cas n’est pas celui de la théorie moisie et de circonstance du “choc des civilisations”, du professeur Huntington, mais bien qu’il constitue un aspect de la crise générale et fondamentale de l’effondrement qui affecte de plus en plus puissamment et de plus en plus directement nos psychologies.

Les musulmans US interviewés par le Guardian, pour nombre d’entre eux, affirment qu’ils connaissent une crise d’identité dans leur propre pays. (Dans l’article du Guardian déjà référencé : «...Linda Sarsour, a native Muslim Brooklynite whose parents came originally from Palestine. […] In Bay Ridge there is safety in numbers for Muslims, Sarsour says, but she is shocked that suddenly her idea of her home city has become so narrow. After all, she was born and raised in Brooklyn. […] “I feel betrayed and disappointed. I almost feel like I don't know anyone any more in this city. Do people look at me as a New Yorker? I am having an identity crisis. Do I have to prove myself to them?”»)

Ce qui nous paraît important à observer, c’est que cette crise d’identité n’est pas conjoncturelle, spécifique à ces musulmans, à cause des “événements” en cours (dont les palinodies grotesques autour du pasteur Jones), mais bien l’expression par ces musulmans et pour leur compte d’une crise d’identité générale qui affecte les USA. Cela veut dire que le sentiment de malaise, voire de peur des musulmans US, n’est pas exclusif à eux, même s’il le paraît dans cette circonstance, mais qu’il existe d’une façon générale aux USA, avec dans chaque cas des causes conjoncturelles spécifiques qui n’ont qu’une importance accessoire. Ce sentiment des musulmans US n’est pas différent, pour ce qu’il nous dit de la psychologie, des incertitudes de l’élection mid-term, de l’activisme de Tea Party, de la polémique autour de la loi SB-1070 de l’Arizona, des angoisses devant la situation économique et le chômage, de la vindicte extraordinaire marquant l’opposition à Obama (lui-même traité de musulman, d’anti-américain, de socialiste, etc.).

…On pourrait évidemment élargir le constat tant il est évident : ce malaise spécifique existe certes “d’une façon générale aux USA”, mais également ailleurs, en France, en Europe, en Russie, en Chine, etc. Ce malaise identitaire est évidemment la situation psychologique fondamentale de la crise de civilisation que nous traversons, il en est absolument la conséquence puisque cette crise de civilisation est d’abord une entreprise de déstructuration qui pulvérise le sentiment de l’identité. Il implique effectivement que plus personne ne sait vraiment qui il est, ni la situation dans laquelle il se trouve, et d’ailleurs que personne ne sait exactement dans quelle situation il devrait se trouver pour retrouver un certain équilibre.

Cette crise identitaire comme effet de la crise de l’effondrement de notre civilisation est parfaitement à l’image du système dont nous pensons qu’il a la spécificité d’être la “source de tous les maux”, c’est-à-dire avec un effet complet, permanent, de déstructuration… A la déstructuration des nations, des économies, des traditions, des familles, de la nature même du monde (environnement), correspond la déstructuration des psychologies qui s’exprime par une crise identitaire universelle, – laquelle pourrait être évidemment exprimée en termes pathologiques, à l’image de ce que le docteur Beard faisait en 1879, en identifiant la neurasthénie qu’il baptisait “mal américain”. Disons que les citoyens américains, qui sont directement et les premiers sous la coupe du système de l’américanisme qui est le cœur du système de “la matière déchaînée”, qui est la cause de l’effondrement de notre civilisation, sont aux premières loges pour essuyer de plein fouet cette crise identitaire.

En un sens, nous avancerions que cette cérémonie de commémoration de 9/11, qui a marqué la “désacralisation” de l’événement et fixé l’intensité de la crise générale aux USA, nous a signalés que les psychologies étaient désormais au niveau, dans leurs propres tourments et dans les signes de plus en plus évidents de leur pathologie, de l’intensité de la crise d’effondrement de notre civilisation. Confirmation nous est donc signalée, également et de ce fait, que l’effondrement n’est ni à craindre ni à venir, mais effectivement qu’il est en cours.

La révolution par la psychologie

On notera, par ailleurs, que tout cela ne se fait nullement au travers d’événements brutaux, révolutionnaires, etc. Le 11 septembre 2010 aux USA n’a vu aucun affrontement particulier, aucun autodafé spectaculaire et télévisé du Coran, aucun excès regrettables qui vaille d'être signalé, mais une atmosphère générale de confusion, de désarroi, d’incertitude et d’incompréhension, une tension à la fois extrême dans sa manifestation et insaisissable dans sa cause profonde.

Nous verrions dans cette situation une confirmation de notre analyse (Notes sur l’impossible révolution, du 24 septembre 2009) selon laquelle il n’y a plus grand’chose, sinon plus rien à attendre d'hypothétiques situation insurrectionnelles, ou soi-disant révolutionnaires ; dans tous les cas, infiniment moins que de ce malaise psychologique. Nous parlons d’un malaise qui affecte le comportement courant des citoyens, modifie le résultat des enquêtes statistiques, rend très difficile la gestion et le contrôle des processus politiques de consultation et de cohésion, suscite des initiatives déstabilisantes et imprévisibles ; nous parlons des conséquences énormes des comportements induits par ce malaise, par pressions directes et indirectes, au niveau des élites dont la préoccupation reste constamment les périodes électorales et les rassemblements populaires qu’elles exigent.

Bien entendu, le système de la communication joue dans ce cas, une fois de plus, un rôle d’une importance colossale, et par inadvertance, absolument “fratricide” (antisystème, contre le système du technologisme), parce qu’il est irrésistiblement entraîné par ses tendances au sensationnel, à l’exploitation de l’information jusqu’à la création d’événements virtuels. L’absurde saynète du pasteur Jones, de ses Coran et de son Zippo (et de son automatique calibre .40 et antimusulman sans doute), montre les excès extraordinaires de ce système, qui contribuent à discréditer les directions politiques, à mettre brusquement en pleine lumière puis à abandonner aussi abruptement des acteurs occasionnels, provoquant des énervements idéologiques déstabilisants et angoissants sans pour autant dissiper le désarroi, le doute, l’angoisse identitaire, etc., – au contraire, en les renforçant devant la réalisation inconsciente de l’infécondité, de l’impuissance, du discrédit complet des élites dirigeantes ou “inspiratrices”.

C’est la communication dans tous ses excès qui investit les psychologies et les rend sensibles aux divers événements dont l’addition ne fait que dresser le constat d’impotence des directions politiques et autres. Qui plus est, c’est elle qui, en favorisant l’expression des tendances les plus irresponsables et les plus excessives dans l’extrémisme, alimente les événements symboliques et psychologiques les plus déstabilisateurs, comme cette “désacralisation” de 9/11. Qu’on soit partisan ou adversaire de la version officielle de l’attentat, qu’on croit ou non à la réalité de la menace du terrorisme, cela n’importe pas dans ce cas ; ce qui importe, c’est que la communication détruit involontairement un cadre de pensée conformiste, d’ailleurs favorable au système comme tout ce qui est conformiste, où se développaient aussi bien le soutien de la politique héritée du bushisme que l’opposition à cette politique dans les normes conformistes du système. La “désacralisation” de 9/11 supprime une référence qui, embrassée ou détestée, constituait tout de même une structuration puissante de la politique du système. Certes, les psychologies en sont d’autant plus secouées, mais le système est encore plus atteint, avec une colonne vertébrale de plus en plus molle («Il a autant de colonne vertébrale qu’un éclair au chocolat», disait Teddy Roosevelt, alors vice-président, du président McKinley, et l’image pourrait être reprise).

Une digue psychologique, qui tenait une place centrale dans le dispositif, a cédé. Peut-être en reste-t-il d’autres pour tenir encore un peu, peut-être était-ce la dernière à contenir encore les flots de l’effondrement.