Désintégration en-cours

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Désintégration en-cours

21 juin 2021 – On met ensemble deux avatars qui paraissent sans rapport : les élections en-France et une activité précise du souverain pontife, le pape François. Il s’agit de deux choses d’une importance certaine, mais dans des domaines si différents qu’il paraît nécessaire de disposer d’un bien plus grand événement que les deux en question, un événement immense, qui les domine d’une façon écrasante pour proposer de les rassembler, de les intégrer, de les fondre de façon à ce qu’ils semblent relever de la même dynamique. Alors, le rapprochement, plus encore, la fusion ira de soi.

C’est le cas (de l’intervention d’un tel “événement immense”), – certes selon mon interprétation et m’attribuant le rôle de l’alchimiste qui sait reconnaître quand les dieux parviennent à porter à fusion les métaux précieux, jusqu’à les faire sacrés.

Le premier avatar dont je veux parler a donc trait au résultat des élections, hier en France. La seule chose qui me soit apparue de quelque intérêt, – mais pour cela, je n’étais pas seul et n’ai aucun mérite d’originalité, – c’est bien entendu l’abstention. 68% des Français en âge et en condition légale de le faire n’ont pas voté ; ce 68% signifie 32 millions de citoyens du pays de France. Aux mêmes élections, en 1992, il y avait 68% de votants.

Nul, s’il y pense, n’en disconvient vraiment : l’événement est historique. Très frappé par la chose, le directeur des rédactions et éditorialiste du Figaro, Alexis Brézet, a écrit un texte court et solennel dont le titre est : « Régionales, sécession démocratique ». Sans tenir cette formule en mésestime, et parce que nous ne sommes pas aux USA et que je réserve plutôt le mot à ce pays, j’aurais plutôt écrit : “Dissidence démocratique” ; on comprend que ni le sens ni la gravité du moment ne diffèrent. Pour autant, moi-même qui m’estime “dissident” par mes écrits et la façon d’en disposer, je me sens ainsi plus à mon aise.

D’autre part, le mot me permet de mieux passer au second événement : quel meilleur abri, pour un dissident en effet, que le secours de la religion ? Seulement, il faut voir où elle en est et de quel secours elle peut vous donner. Ainsi en viens-je à la nouvelle quasiment du jour pour le Saint-Père ; je vous laisse ci-après à la lecture de quelques lignes du 20 juin.

« Un article du média officiel du Vatican affirme le 19 juin qu’un “décret de la Congrégation pour la cause des saints” reconnaît “l’héroïcité des vertus” de Robert Schuman, devenant “vénérable” de l'Eglise catholique.

» Un communiqué du Vatican transmis à l'AFP précise que “le Saint-Père a reçu en audience [...] le cardinal Marcello Semeraro, préfet de la Congrégation pour la cause des saints [...] et a autorisé la Congrégation à promulguer les décrets concernant [...] les vertus héroïques du serf de Dieu Robert Schuman”. Celui-ci – qui est considéré comme l’un des pères fondateurs de la construction européenne – est donc sur la voie de la béatification. »

Vous savez qui est Robert Schuman, ci-devant “l’un des Pères de l’Europe” pour François ? Un ancien ministre du premier gouvernement Pétain qui vota les pleins pouvoirs au maréchal, certes, mais ce n’est pas le comportement plus pendable puisqu'il entra en résistance en 1942 ; bien plus encore, selon moi, cet épîsode : après la guerre, “honorable correspondant” essentiellement du département d’État alors qu’il était ministre et complotait des projets européistes. Cela s’écrit encore aujourd’hui (Villiers) et cela devrait se savoir depuis longtemps, comme l’écrivit l’excellent historien américaniste Irwin M. Wall dans son livre “L’influence des États-Unis sur la politique française, 1945-1954” (traduction parue chez Balland en 1989). Son rôle était dans tous les cas décrit dans les débuts de ce site, le 5 mai 2001, comme rappel d’une lecture qui m’avait beaucoup marqué:

« On voit des ministres de la République, – dont principalement Robert Schuman, – se référer d’un projet comme la CED (Communauté Européenne de Défense) ou la CECA, d’abord à l’ambassadeur des USA, voire au secrétaire d'État [pour obtenir leur assentiment], avant d’en informer leurs Présidents du Conseil. Le travail de Wall est prodigieux : des références imparables, indiscutables, une très solide connaissance de la psychologie française. »

Je ne m’étends pas une seule seconde sur mes sentiments et jugements concernant cette sorte d’activité (en référer au département/secrétaire d’État en priorité) ; je pense qu’on les comprend aisément, – dans tous les cas on devrait, et si on hésite qu’on se rassure... Mais alors, apprendre qu’il est sur le chemin de la canonisation, voilà qui est bien autre chose ! Quelle formidable entreprise qu’entame ici l’Église, sous la direction avisée du Grand Timonier, le Pape François : faire Saints les artisans du Système, tant l’UE, née des œuvres du Saint-Schuman, est bien œuvre du Système.

Décidément, cette Église n’en finit pas de rechercher le moyen le plus sûr de crever au fil de l’eau en se délestant du piètre sacré qui lui reste. Comme Lénine au soir de la prise du Palais d’Hiver et du pouvoir par les Bolcheviques, devant cette nouvelle je dirais (en allemand, comme fit Lénine selon Trotski) “Es Schwindle” (“J’ai le vertige”) ; puis je passerais mon chemin, bien décidé à ne plus m’étonner de rien dans cette surprenante époque-bouffe, et admirant la discrétion dans laquelle se font certains événements qui, en d’autres circonstances, auraient soulevé quelque émoi.

(On notera, entre parenthèses comme on le voit, que le parrainage américaniste a souvent été vécu religieusement par nombre de personnages de grande qualité. Baudouin Ier, alors roi des Belges, dit ainsi sa surprise lorsqu’il apprit que le général de Gaulle avait décidé le retrait de la France du commandement intégré de l’OTAN : « Mon Dieu ! Je croyais qu’il était un bon catholique. »)

Il se confirme par conséquent que le spectacle à nouveau renouvelé, confirmé, d’un naufrage à plusieurs noyades continue à s’accomplir à son allure d’une grande dynamique : celle de la France, celle de la démocratie, celle de l’Église. On peut bien entendu, si l’on s’en avise, s’exclamer à propos de ces décès, de ces absences, de ces sacrilèges et autres billevesées. Je ne vois, pour mon compte, qu’une confirmation, celle de l’effondrement en-cours d’un monde, d’une civilisation, dans les restes de laquelle nous continuons à cheminer, passablement intrigués quand c’est le cas par le manque de résonnance de tel ou tel avatar signalant la chose. (Qui s’est vraiment intéressé depuis vendredi à la canonisation de Saint-Schuman ? Par contre, je le signale, les 68% ne sont pas passés inaperçus. Mais qui s’interroge en les liant pour tenter d’identifier pour ce qu’ils sont ces deux événements ?)

Ainsi est-il avéré qu’au lieu d’attendre que le Grand Effondrement annoncé se produise dans un bruit de tonnerre, il est plus sage et plus mesuré d’accepter cette vérité-de-situation que la chose (l’Effondrement) est en cours, que cela se fait, comme l’on dit aujourd’hui, “à bas-bruit” tant la surdité intellectuelle nous convient si elle nous conforte dans nos simulacres.

J’ai vu récemment ce documentaire sur « André Malraux, l’épreuve du pouvoir », où il est dit que Malraux nia avec vigueur avoir dit la formule qui lui est prêtée en général (« Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas »), affirmant : « Je n’ai jamais dit ça, ce serait une prédiction de sorcière... Je n’en sais rien [de ce que sera le XXIe siècle] ». Cette dénégation est fausse, puisque j’ai effectivement entendu le compliqué et complexe Malraux dire cela à la radio, immédiatement après mai 68, alors qu’il expliquait notre “crise de civilisation”. Quoi qu’il en soit, c’est du Malraux tout cru de déclarer puis de nier cette formule pour la remplacer par une autre, Malraux le saltimbanque qui s’inventa tant de vies, d'autant qu’il en vécut au moins quelques-unes... Enfin, voici le pot-aux-roses sans trop de gravité : il nia effectivement avoir dit cette formule, affirmant que c’était tout le contraire, qu’on ne pouvait dire la venue de grands événements, et confirmant dans son dernier livre, à la dernière page par cette phrase d’une lumineuse grandeur et d’une extrême beauté : « Les événements spirituels capitaux ont récusé toute prévision. »

C’est exactement comme cela qu’il faut attendre sans l’identifier, et même le vivre sans le voir, cet “événement spirituel capital” de l’Effondrement du Système. Dans cette époque covidienne et post-George Floyd selon les deux bornes des temps catastrophiques en cours, je tiens très-intuitivement comme probable que les avatars mentionnés plus haut, pour entamer cette page du Journal.dde-crisis, constituent des débris et des scories de la chose, et dans tous les cas bien dans le sens qu’on leur doit prêter. C'est là leur véritable importance.