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2 septembre 2007 — Peut-il se passer quelque chose d’important à Washington dans le comportement de certains chefs militaires en cas d’attaque de l’Iran par l’administration GW Bush, ou bien avant, ou bien après? Cette question est implicite, notamment, dans deux nouvelles de notre Bloc-Notes publiées le 31 août sur notre site :
• L’annonce d’une division telle entre les chefs militaires que ceux-ci refusent de présenter au président un “strategic assesment” commun de la situation en Irak. Il y a aura plusieurs versions. GW fera son choix. Cette parcellisation du rôle de conseiller du président de la direction militaire est une situation extraordinaire pour un sujet de cette importance.
• Un appel à l’insubordination des chefs militaires en cas d’attaque contre l’Iran, présenté par un analyste de la CIA démissionnaire et représentant un groupe de dissidents de la CIA influent, le VIPS. Le sujet abordé par cette incitation de Ray McGovern n’est pas nouveau et des liens divers renvoient, dans notre texte référencé, à d’autres occurrences du genre.
Il s’agit plus d’exemples que de faits exceptionnels. Le climat établi dans la hiérarchie militaire est bien symbolisé par cette remarque que fit le général du Marine Corps James Jones, ancien SACEUR, peu avant de quitter son poste pour sa retraite, — remarque faite par une inadvertance qu’on qualifierait de “calculée”. Il expliqua que, consulté par son ami le général Peter Pace, également du Marine Corps, il lui avait conseillé de refuser le poste de président du Joint Chief of Staff qu’on lui offrait à cause de “l’épouvantable climat d’intrigues politiques à Washington”. Pace ne suivit pas le conseil et il le regrette peut-être; son départ prochain ressemble à un limogeage après deux années chaotiques de présidence du JSC et un conflit de facto en cours avec le président et son favori le général Petraeus (Pace est partisan d’un retrait progressif d’Irak, — pas Petraeus, bien sûr). Pour autant le départ de Pace n’est pas la défaite de ce qu’on nommerait la faction “anti-Bush” des militaires puisque l’amiral Muellen le remplace, qui représente la Navy dont on sait la tiédeur vis-à-vis des divers projets d’attaque de l’administration.
Mais de là à évoquer l’hypothèse d’une insubordination? On voit bien pourtant que certains n’envisagent pas d’autre issue pour contrecarrer les projets, que beaucoup annoncent imminents, d’une attaque contre l’Iran. Cela mesure l’état de la situation à Washington, notamment la formidable paralysie couarde où se trouve plongé le Congrès pourtant à majorité démocrate, — et une majorité élue pour stopper la guerre. Entre les pouvoirs civils légaux, c’est un assaut de faiblesse, de mensonges et de couardise. Que le Congrès recule devant le président le plus impopulaire, le plus inepte et le plus affaibli de l’histoire des Etats-Unis, voilà qui n’a pas de précédent. Pour autant, et malgré tous ces qualificatifs, c’est une situation qui se comprend. Ces attitudes délétères sont dans la logique du climat washingtonien dominant.
Les hypothèses sur l’insubordination des militaires n’ont également pas de précédent, sauf peut-être certains épisodes spécifiques de la Guerre de Sécession (Guerre Civile), entre Lincoln et certains de ses généraux (McClellan notamment). Il s’agissait d’une situation bien particulière, alors que la structure américaniste était plongée dans une crise existentielle fondamentale — ou bien, si l’on accepte l’analogie, cela signifie-t-il que la structure américaniste est plongée dans une crise existentielle fondamentale?
(L’absence de précédent, certainement pour la période moderne, est un point fondamental. Par exemple, l’épisode McArthur versus Truman est totalement différent du cas actuel. Il tient à la mégalomanie d’un général et il s’inscrit en complète contradiction avec le climat régnant au sein de la hiérarchie militaire de l’époque. C’est également un affrontement ouvert, brutal, bref. Il se résout par l’acte indiscutable de l’autorité politique.)
D’une façon très différente et plutôt selon une logique chronologique, nous aurions tendance à inscrire les bruits actuels de possible insubordination dans un cadre déjà tracé par la fameuse “révolte des généraux” du printemps dernier. Cette “révolte” constituait l’amorce d’une démarche d’insubordination dans un cadre au moins “semi-légal” ; elle en avait l’esprit, puisqu’elle empiétait sur le “devoir de réserve” ; elle n’en avait pas la forme parce que, malgré la transgression du “devoir de réserve” qui n’est pas une obligation impérative, elle n’impliquait rien d’illégal ni d’anti-constitutionnel.
…C’est bien là la caractéristique des hypothèses actuellement débattues : “rien d’illégal ni d’anti-constitutionnel”.
La situation washingtonienne est très remarquable sur plusieurs points, alors que s’approche le moment d’une grande bataille. Cette bataille est bien promise au champ de bataille de Washington, pas à celui d’Irak : le rapport Petraeus, dont tout le monde connaît par ailleurs le contenu.
• Le désordre est considérable dans les structures du pouvoir. Il n’y a plus aucune autorité générale valide, non par coup de force mais par décadence de système, — affaiblissement du pouvoir central , parcellisation du gouvernement, impuissance du système des partis, omniprésence des groupes d’argent, etc. Chacun joue son jeu, dans un camp ou dans l’autre, les décisions sont prises sans consultation ni information. (Voir l’exemple de l’affaire des $50 milliards en plus pour la guerre en Irak.) Il s’agit d’un affrontement général et chaotique, naturel dans cette circonstance de désordre engendrant la concurrence des pouvoirs.
• L’originalité de la bataille est qu’elle se fait moins par affrontement de forces et de pressions antagonistes que par affrontement de communication. La bataille se fait vraiment entre des versions différentes de la réalité, selon les règles de l’influence et des pressions de communication impliquées par le virtualisme, — “à coup de réalités différentes” si l’on veut. C’est un “désordre mou”. Il n’y a plus d’ordre, plus de consigne, donc plus d’occasion réelle de désobéissance. D’autre part, il n’est plus question d’éthique, de règles, etc. Lorsqu’un fonctionnaire donne au Washington Post un résumé d’un rapport du GAO notablement pessimiste sur la situation en Irak et mettant en cause par avance le rapport Petraeus, il le fait explicitement pour prévenir toute tentative d’autres forces de modifier les conclusions du rapport complet : « The person who provided the draft report to The Post said it was being conveyed from a government official who feared that its pessimistic conclusions would be watered down in the final version — as some officials have said happened with security judgments in this month's National Intelligence Estimate on Iraq.» (Washington Post du 30 août).
• Plus personne n’est vraiment capable de donner l’orientation des grands organes de presse représentatifs qu’on croyait pourtant définitivement impliqués dans la logique du pouvoir. La situation a évolué ces derniers mois, voire ces dernières semaines. Les cas du New York Times et du Washington Post sont significatifs. Les deux journaux soutiennent tantôt une version de la réalité, tantôt l’autre. Les prises de position ont la mollesse, l’élasticité du désordre, du conformisme à l’opposition c’est selon. (Voir l’édito du 31 août du NYT, qui revient sur une position précédente de soutien à l’administration.) Que ces organes “semi-officiels” le fassent avec toute l’hypocrisie des esprits libéraux tentés par l’usage de la force, rien que de très normal.
• La décadence de la situation conduit à la révolte affirmée mais discrètement proclamée de certains corps intermédiaires du système (ceux qui ont des pouvoirs et de la puissance mais pas de réelle autorité formelle, — certains chefs militaires mais aussi le GAO). Dans le climat délétère général, cette “révolte affirmée” est aisément proclamée parce qu’elle a la discrétion de sa forme et qu’elle n’implique aucune violence anti-constitutionnelle. L’inconsistance (la “mollesse”) de la situation autorise de telles audaces, qui ont elle-même la texture molle. Comme il y a un “désordre mou”, il y a une “révolte molle” correspondant à une “audace molle”.
• Ainsi arrive-t-on à des situations d’appels à l’insubordination. On peut même considérer que certaines positions constituent, par rapport à la situation générale et aux pratiques de ce gouvernement, des actes d’ores et déjà réels d’insubordination contre lesquels la pseudo-autorité centrale n’a plus la force de réagir. Le général Casey serait-il encore en place si Rumsfeld était encore là et si la situation en Irak était celle de 2003? Prédécesseur de Petraeus, Casey est partisan d’un retrait US et du transfert de la guerre vers les Irakiens. Son remplacement par Petraeus, en décembre, a ressemblé à un limogeage. Voire… Casey se retrouve chef d’état-major de l’U.S. Army, parce que le pouvoir central est trop faible pour le liquider. Aujourd’hui, Casey continue à avoir une appréciation opposée à celle de Petraeus (et du président), ce qui conduit à l’impossibilité, rappelée plus haut, d’un “strategic assesment” commun de la situation en Irak. In illo tempore, on limogeait de facto pour beaucoup moins que ça (voir le cas du général Kinshesi, chef d’état-major de l’U.S. Army mis sur une voie de garage pour avoir exprimé en 2002 un avis divergent, — d’ailleurs justifié par les développements des années 2003-2007, — de celui de Rumsfeld-Wolfowitz sur le volume des forces nécessaires pour l’occupation de l’Irak).
Il n’est pas nécessaire d’attendre des événements violents ou des prises de position spectaculaires pour constater qu’il existe un état proche de l’insubordination dans certaines factions ou rassemblements au sein des forces armées. D’une certaine façon, l’affaire des porte-avions dans le Golfe est un cas d’insubordination (“insubordination molle”, là aussi nouvelle catégorie du genre?).
Cette situation de trouble jouerait-elle en cas d’attaque de l’Iran et de ses suites, avant ou après cette attaque, etc.? Sans doute, car on ne serait sans doute pas confronté, du côté de la riposte iranienne ou de ce qu'on en attend, à une guerre conventionnelle de haut niveau qui force à des regroupements et interdit l’insubordination en en faisant un acte violent proche de la trahison mais à des situations intermédiaires et incertaines où les concurrences et les affrontements politiques et bureaucratiques peuvent se poursuivre. L’Irak en est un exemple. Les USA s’estiment en guerre et les divers exemples cités montrent pourtant que l’insubordination, la parcellisation, la dissimulation et la falsification sont quelques-unes des règles du jeu. La question est de savoir si cette situation d’“insubordination molle” aurait un effet sur l’attaque elle-même, et de quel genre. Question complètement sans réponse. Vraiment, nous vivons une époque sans précédent. Nos boules de cristal ne sont pas programmées pour en deviner les prolongements.