Désordre nonchalant

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Désordre nonchalant

3 février 2011 — Pour paraphraser la chanson, – what a différence a night made… Cela vaut pour Le Caire, cela vaut pour la globalisation dont nous reconnaissons la patte dans l’organisation et la riposte des “pro-Moubarak”, cela vaut pour le Système lui-même ; omniprésent, décidé à se battre jusqu’au bout, par tous les moyens, de préférence les plus mystificateurs et les plus vicieux. En quelques heures, toutes les contradictions possibles engendrées par ce même Système, – la face involontairement faible et viciée de sa puissance déchaînée, – ont été illustrées par la violence elle-même… En effet, celui qui brouille toutes les cartes, qui expose l’impuissance de ses “parrains” à le contrôler, celui-là, Moubarak, fait partie de la même boutique que ses “parrains” (disons, par exemple, Ashton et Obama). Ils font tous partie du Système. Pour sauver sa peau et satisfaire ce qu'on suppose être son arrogance, Moubarak, le délégué du Système en Egypte, met le Système en grand danger d’avoir à affronter ses contradictions insupportables : selon The Independent que nous citons ce même 3 février 2011, «how to preserve a key national security alliance in the Middle East, yet get on the right side of history…»

(Autrement dit : comment garder l’Egypte dans le Système tout en réaffirmant les Grandes Idées humanistes sur la démocratie et les droits de l’homme dont la raison humaine, parfaite collaboratrice du Système, a peinturluré tous les actes dudit Système, – une peinture, un maquillage, qui doivent nécessairement rester en place sous peine de voir rejouer la catastrophique rengaine du “roi est nu”.)

On connaît les circonstances des événements de la nuit dernière, qui constituent une nouvelle étape dans l’approfondissement de la crise, de la descente de l’Egypte dans un gouffre dont le fond sablonneux pourrait être le chaos. On connaît la réaction de Moubarak, soutenu politiquement par Israël, mais aussi concrètement par l’appareil de sécurité nationale de ce même pays. Quelques détails de l’organisation de la riposte des “pro-Moubarak” nous fixent sur le “partenaire” de l’activisme israélien pour sauver Moubarak, d’après Huffington.Post (le 2 février 2011).

«The protesters accused Mubarak's regime of unleashing a force of paid thugs and plainclothes police to crush their unprecedented 9-day-old movement, a day after the 82-year-old president refused to step down. They showed off police ID badges they said were wrested from their attackers. Some government workers said their employers ordered them into the streets.

»Mustafa el-Fiqqi, a top official from the ruling National Democratic Party, told The Associated Press that businessmen connected to the ruling party were responsible for what happened…»

A la fin de la dépêche, on note cette observation concernant l’attaque des “pro-Moubarak”, cette troupe semble-t-il interlope mobilisée et payée selon les mœurs de la globalisation par le Big Business local et dont on sait qu’elle est curieusement intervenue à cheval et sur des chameaux, comme pour faire d’une pierre deux coups, – liquider le peuple égyptien et faire la promotion de la très importante industrie du tourisme en Egypte : «The horses and camels appeared to be ones used to give tourists rides around Cairo.»

• Simon Tisdall qui, le matin, expliquait avec une confiance et une autorité qui se justifiaient dans ces heures matinales du 2 février la façon dont Moubarak et sa bande organisaient une récupération en douceur de “la révolution”, est obligé, en fin de soirée, toujours le 2 février 2011 (dans le Guardian) de rendre compte d’une explication nécessaire d’événements qui contredisent l’exposé tactique du matin : la “récupération en douceur” est devenue la tentative de reprise en main par le knout, par des bandes payées pour ça. Et nul ne peut faire le moindre reproche à Tisdall car tout le monde est soumis à ce rythme infernal d’une Histoire qui accélère, et tout le monde soumis à ce même régime du commentaire d’événements de l’instant qui démentent ce qu’il était logique d’annoncer dix heures plus tôt.

• Quoi qu’il en soit, désordre, désordre, désordre… C’est bien le mot qui caractérise une situation où l’on se demande qui contrôle quoi et qui contrôle qui… Comme dans cet extrait d’un autre texte de Huffington.Post, du 3 février 2011, sur la situation au Caire, après que l’armée se soit décidée à intervenir, ce matin, semble-t-il pour protéger les manifestants anti-Moubarak des attaques des “pro-Moubarak”.

«Egyptian army tanks and soldiers cleared away pro-government rioters and deployed between them and protesters seeking the fall of President Hosni Mubarak, as the prime minister made an unprecedented apology Thursday for the assault by regime backers that turned central Cairo into a battle zone.

»Prime Minister Ahmed Shafiq told state TV that the attack Wednesday on the anti-government protesters was a “blatant mistake” and promised to investigate who was behind it. But about the same time Shafiq was issuing an apology, another government official was denying a direct link to the violence by Mubarak supporters. As relayed by the BBC:

»“A cabinet spokesman Magdy Rady has insisted to Reuters that the government had no role in mobilising pro-Mubarak groups. ‘To accuse the government of mobilising this is a real fiction. That would defeat our object of restoring the calm.’”»

Notre commentaire

Depuis le début des manifestations du Caire, la sensation de désordre est très forte, – beaucoup moins, si pas du tout, dans le fait même des manifestations que dans une sorte de phénomène de déstructuration des institutions et du cadre politique et administratif égyptien, – ou de mise en évidence de l’état de déstructuration déjà existant de ce cadre, qui n'en est donc plus un à proprement parler. Au contraire, jusqu’à hier soir, les manifestations se déroulaient dans un calme relatif après la période initiale d’affrontement avec la police, surtout avec l’intervention d’une armée d’abord réservée, puis faisant la promotion de l’entente, de l’apaisement, et de la “compréhension” des revendications “légitimes” du peuple. Au reste, on avait déjà un signe de cette déstructuration dans l’intervention sporadique de cette même armée contre des forces de police affrontant les manifestants, pour protéger ces manifestants. L’armée ne passait pas à l’insurrection, non, elle n’entrait pas en dissidence, mais elle choisissait ses engagements et se donnait ses propres consignes.

C’est un peu le même scénario qui a été suivi cette nuit et ce matin, avec l’armée laissant faire, l’arme au pied, puis intervenant contre, – semble-t-il, – les groupes “pro-Moubarak” sortis d’on ne sait où, à cheval et sur leurs dromadaires (non, leurs chameaux décidément)… Mais le scénario s’est encore compliqué des interventions du Premier ministre “s’excusant” pour l’attaque des manifestants, comme si le gouvernement y avait une responsabilité, puis d’un autre officiel, affirmant qu’il n’y avait pas lieu de quelque excuse que ce soit puisque le gouvernement n’était pour rien dans une attaque qui allait manifestement contre ses plans d’apaisement de la situation. C’est là une évidence qu’on comprend aisément, et l’on comprend même que cette attaque vient comme un cheveu sur la soupe, une absurdité, dans les plans que certains dirigeants restés pro-Moubarak auraient eu pour “récupérer” en douceur le mouvement populaire (voir l’exposé de la chose par Simon Tisdall).

Et Moubarak, de quel côté est-il précisément ? A-t-il encore quelque autorité, un pouvoir quelconque ? Est-ce lui, avec quelques amis du monde du business, qui a lancé ses groupes interlopes autant contre la politique de son propre gouvernement que contre les manifestants, parce qu’il n’apprécie pas que ce gouvernement, quoi qu’il en soit de ses propres projets par ailleurs, chercherait peut-être à se débarrasser d’un Moubarak devenu embarrassant et si impopulaire ?

On pourrait poursuivre le jeu des questions insolentes en l’étendant aux centres politiques extérieures, par exemple pour caractériser certains prolongements inattendus des positions respectives des USA et d’Israël, voire d’Israël et de ses amis neocons, qui le semblent un peu moins, amis, pour l’occasion… Est-ce bien utile ? L’Egypte en ébullition, cette énorme crise que tout le monde prédit depuis si longtemps, que tout le monde attend comme quelque chose d’inévitable, et que personne, finalement, ne voit arriver, résonne comme une réplique de notre désordre général, ou bien nous en renvoie l’image si l’on veut.

Cette sensation de désordre général est remarquable par l’espèce d’uniformisation de fractionnement qu’elle amène. On ne voit plus qui peut s’allier avec qui, on a même l’impression que certains acteurs qui subissent cette crise (notamment les acteurs extérieurs) ne savent plus eux-mêmes situer et définir leurs propres intérêts. En élargissant le champ du regard, on se demande, par exemple, si les dirigeants israéliens et leurs amis neocons, pour une fois dans des camps opposés, réalisent pleinement l’importance de ce qui se passe en Egypte… On a même l’impression que cette crise, annoncée et crainte comme si importante, comme un bouleversement terrifiant, n’est nullement mesurée comme telle par ceux qui l’observent, ni même par ceux qui la vivent, ni même par ceux qui proclament son importance et dont on se demande s’ils mesurent réellement l’urgence de la situation. C’est une étrange situation, où l’on découvre, à côté de cette apparence d’absence de conscience, comme une sorte de bien curieuse nonchalance, – à l’image de l’armée égyptienne qui semble prendre partie sans se presser, puis redevenir neutre sans plus de hâte, avant d’intervenir à nouveau, toujours sur le même rythme…

Le cas de la légitimité

Tisdall, cité plus haut, glisse dans son commentaire cette remarque, pour mieux définir Moubarak et tenter de comprendre l’action qu’il a décidée d’entreprendre… «Mubarak was never quite a dictator in the Saddam Hussein or Robert Mugabe mould. His rule was more akin to the semi-enlightened despotism of an 18th-century European monarch. But at bottom, it always depended on coercion and force. Today, the pretence of reasonableness was torn away. His dark side showed for all to see…»

Il y a une faiblesse dans ce tableau. Le modèle des “despotes éclairés” du XVIIIème siècle (encore que le mot “despote” soit trop rude, et que l’expression “monarque éclairée”, à-la-Voltaire, conviendrait mieux et éclaire mieux, justement, l’idée de cette sorte de pouvoir) comportait in fine une quasi obligation pour que la formule puisse être considérée justement : la légitimité, d’une façon ou une autre, qui permettait de justifier la rudesse de l’autorité, et certaines violences à certains instants historiques extrêmes.

Le fait est que Moubarak n’a aucune légitimité. Son accession au pouvoir s’est faite dans un régime d’ores et déjà institué, et d’ores et déjà majoritairement marqué par l’illégitimité et la corruption qui en devinrent la substance même après l’assassinat de Sadate en 1981. Sadate, successeur improbable et inattendu de Nasser en 1969, avait acquis une certaine mais bien réelle légitimité par les actes, plus ou moins violents, qu’il avait conduits, – de la guerre d’Octobre (1973), restaurant la dignité égyptienne après les défaites humiliantes et catastrophiques de 1956 et de 1967, à la paix avec Israël lancée sur son initiative folle en 1977, et qui avait un sens lorsque cela fut fait. Mais la légitimité conquise par Sadate ne concernait que l’homme, pas le régime, et sa mort emporta avec lui la légitimité qui ne tenait qu’à lui seul… Le dictateur soi-disant “éclairé” qu’est Moubarak, construisant son pouvoir sur les seules corruption et allégeance à des forces extérieures, a définitivement rompu avec la légitimité, non pas en l'usurpant mais en laissant aller les choses comme si la légitimité n'existait pas en tant que structure politique et métahistorique des groupes humains. Aujourd’hui, le “dictateur éclairé” est défini d’une façon complètement satisfaisante par le contraire de la formule : son “dark side” suffit à lui seul à le définir entièrement.

De là, notre hypothèse sur cette situation à la fois si confuse, si incertaine, à la fois violente et d’une violence contenue, à la fois fractionnée et, répétons le mot, presque nonchalante… Ce qui se passe, c’est une révolte dans un royaume sans légitimité, qui est effectivement la marque même de cette époque de crise dominée par un Système qui n’a rien de plus pressé que de détruire toutes les structures existantes, – et la légitimité en est une, essentielle, de l’architecture “politique et métahistorique des groupes humains”. Il en résulte que cette révolte est à la fois retenue et sporadiquement très violente, selon l’intervention de groupes qui ne peuvent être que des mercenaires puisque là où la légitimité ne règne plus, règnent la corruption et la loi de l’offre et de la demande. La révolte a eu lieu avec une aisance inattendue, et ces immenses foules qui constituaient des rassemblements hors des règles de la loi ont aussitôt affirmé une prétention à la légitimité, là où il n’y a plus de légitimité. La révolte égyptienne est ainsi à la fois molle et assurée de sa puissance, compréhensible dans son fondement et indescriptible dans son déroulement. Tout le monde comprend presque automatiquement les revendications “légitimes” du “peuple” et nul ne sait sur quoi peut déboucher cette révolte appuyée sur de telles revendications légitimes.

Est-ce Moubarak et ses pairs qui sont visés ? Sans nul doute, cela est inratable. Nous entretenons nos illusions avec cette affirmation, en ajoutant que les Egyptiens, une fois conquise leur démocratie, entreront dans le grand ordre international, sanctifiant celui-ci par leur adhésion. Mais cela est courir bien vite dans le raisonnement, et d’une façon un peu trop intéressé, comme si l’on voulait se rassurer soi-même en se disant que si d’autres se révoltent pour avoir les mêmes droits que vous, c’est que ces droits ont leur vertu propre, qui est inaliénable et s’étend finalement à vous-même.

Mais il faut aller au-delà de “Moubarak et ses pairs”, qui ne sont où ils se trouvent que parce que le Système les y a mis et les a protégés. Ce que nous montre la “révolution” égyptienne, – et à partir de cela, seulement, sera-t-elle une révolution, – c’est qu’il y a effectivement des choses à déterminer et à créer “au-delà de Moubarak”. Le vieux dictateur avec son “dark side” n’est alors plus qu’une sorte d’attristant cache-sexe, dissimulant le fondement réel des événements. L’enjeu n’est plus le départ de Moubarak mais la création d’une légitimité en Egypte, c’est-à-dire d’une souveraineté et d’une indépendance, c’est-à-dire de tout ce que haïssent le Système et sa globalisation, – puisque Moubarak est l’homme qui, finalement, a fait entrer l’Egypte dans la globalisation, notamment avec ses chameaux en location pour les touristes occidentaux visiteurs de pyramides avant de servir aux mercenaires de Moubarak pour aller “casser l’émeute”…

L’Egypte confronte le Système à des choix impossibles. L’Egypte devient un nouveau point de fixation de notre grande crise, stratégiquement fort bien placé, bien fait pour accroître jusqu’à l’hystérie l’obsession israélienne, pour déchirer les serviteurs du système américaniste-occidentaliste entre les nécessités contradictoires que sont la stabilité des dictateurs vieillissants et la vertu en sautoir de la démocratisation réclamée par l’irrésistible parti des salonnards. Nous ignorons si le sort de l’Egypte évolue vers une amélioration décisive et triomphale mais nous savons bien que le sort du Système ne cesse de se compliquer.