Destins de Chanceliers — Rubrique Contexte, de defensa, Volume 20 n°19 du 25 juin 2005

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Destins de Chanceliers

Et si, cet automne, Schröder était battu? Y aura-t-il un bouleversement des alliances en Europe, les Américains raflant la mise en parvenant à rompre l'axe franco-allemand? Pas si vite.

Et si Schröder est battu? Mais non, exprimons la question de façon différente, tant la chose est acquise dans le monde vibrionnaire du commentaire politique, européen et transatlantique: que va-t-il se passer quand Schröder va être battu? (Cela dit avec un soupir d'aise...)

La question paraît d'importance. Si Schröder est battu, — pardon, quand Schröder sera battu, la France, déjà diminuée jusqu'à ne plus exister pratiquement, se retrouvera seule, ainsi punie de son “non” sacrilège. Madame Merkel, devenue chancelier, s'empressera de s'allier à Tony Blair. Les deux s'en iront à la Maison-Blanche faire bénir leur alliance par qui vous savez. Rumsfeld saluera la “good new-vieille Europe”. Tout sera rentré dans l'ordre. Le scénario ressemble à une fable qui ressemblerait à un conte de fées.

L'idée ainsi exprimée par les commentateurs qui s'appuient sur les confortables certitudes transatlantiques, s'appuie, de son côté, sur une logique nourrie à l'histoire récente et résumée par ce seul constat: Gerardt Schröder a trahi, volontairement, sciemment.

Schröder s'est installé à Berlin pour affirmer le rôle international de l'Allemagne et il n'a trouvé pour cela qu'un moyen: s'opposer à l'Amérique. De façon très naturelle dans cette voie impie, il s'est appuyé sur les Français, retrouvant et rénovant l'“axe franco-allemand”. On parle ici bien plus d'un axe qui aurait pour référence celui d'Adenauer avec de Gaulle, que celui de Kohl avec Mitterrand (ne parlons même pas de Schmidt-Giscard). Schröder-Chirac, c'est, — c'était l'axe rebelle par excellence, celui qui mena la bataille contre les projets américains, celui qui prétendait sacrifier la “belle et bonne alliance” avec l'Amérique à des ambitions misérables et farfelues, sinon absurdes pour tout dire, de “contrepoids à l'Amérique” ou d'“Europe-puissance”.

Cette vision si lestement exprimée et qui est entrée dans le catéchisme conformiste de nos élites occidentales répond à une logique qui s'appuie paradoxalement sur le facteur humain. Le chancelier Schröder, vilipendé, méprisé, ridiculisé, est par ailleurs représenté comme un homme qui a sciemment voulu une politique anti-naturelle, détournant l'Allemagne du droit chemin. Pas mal pour un misérable avorton.


Comment Schröder en est venu à proclamer son opposition à la guerre irakienne de l'Amérique: comme vous et moi, pour être réélu

Puisque nous parlons d'histoire et que l'homme (Schröder) y a une importance vitale, faisons un peu d'histoire. Avant septembre 2002 (réélection de Schröder sur le thème de l'opposition à la guerre en Irak que Washington préparait), il y eut un premier mandat Schröder. Remontons donc à septembre 1998.

L'arrivée de Schröder était annoncée comme une rupture fondamentale de la situation de l'“axe” franco-allemand. Schröder, l'homme du Nord par opposition au rhénan Helmuth Kohl, allait changer la situation en Europe. Au mieux (pour les Français), ce serait un “triangle” Schröder-Blair-Chirac (Jospin), au pire un nouvel “axe” Bonn (Berlin)-Londres. Cette équation ne se réalisa pas vraiment parce que les choses de l'histoire du monde ne se résument pas à des équations. En vérité, on eut l'axe l'inattendu (?) Paris-Londres avec la poussée britannique sur la défense de la rencontre de Saint-Malo (décembre 1998). A cette époque, on ne parlait plus de Bonn-Paris qu'en termes voilés et inquiets, avec l'idée que lorsque Bonn serait transféré à Berlin, l'Allemagne (re)deviendrait un concurrent bien plus qu'un partenaire-bon élève. La mésentente devint dramatique à Nice, en décembre 2000. Dans Les maîtres de l'Europe, Yves Clarisse et Jean Quatremer nous rappellent ce qu'un micro ouvert nous avait permis d'entendre d'une conversation très privée et en néerlandais, entre le Belge Verofstadt et le Néerlandais Kok, — le dialogue allant ainsi: « Toute la soirée d'hier était une farce » (Verofstadt); « Oui, mais ça devient sérieux maintenant. Je suis inquiet de cette mauvaise ambiance. Si ça continue, on va avoir une crise réelle. Ce qui se passe entre l'Allemagne et la France, je n'ai jamais vu ça. Et comme disait Gerhard [Schröder]: “des bonnes relations, quelles bonnes relations?” » (Kok); « Oui, Gerhard n'est plus amusé. Il est même en colère. » (Verofstadt). Jamais les relations entre Français et Allemands n'avaient été aussi mauvaises.

Août 2002, maintenant. Le 5, le chancelier Schröder, en très mauvaise position dans les sondages pour les élections du 22 septembre, décide d'adopter une position en flèche contre la guerre que les Américains préparent contre l'Irak. Il épouse ainsi un courant puissant de l'opinion publique allemande et est réélu le 22 septembre. Les Américains, de façon indirecte, par leur politique de bulldozer, ont offert au chancelier sa réélection. Anti-américain, Schröder? Pour l'instant, pas vraiment; mais réélu, ça oui. Cela n'a rien à voir avec les Français. Cela aura à voir avec eux en janvier 2003 quand Chirac et Schröder, chacun mis à l'index par les Américains, chacun provoqué par les Américains (Schröder) ou les affrontant pour des raisons de principe (Chirac), proclameront publiquement une proximité qui ne relève ni de la manigance, ni de l'ambition, ni du calcul, mais de circonstances manipulées par les seuls Américains.

A partir de là, les choses iront de mal en pis, ou de mieux en mieux, — c'est selon le point de vue qu'on adopte. On ajoutera Poutine à l'“axe” de la “vieille Europe” moquée par un Rumsfeld au sommet de sa forme (février 2003), puis Zapatero un an et demi plus tard. On tracera de formidables explications géostratégiques. On parlera d'un contrepoids en train de s'établir face à la poussée déstructurante de l'Amérique, d'une alliance en train de se forger.

Notre appréciation est que rien, dans cette explication élaborée, ne répond à la réalité. Français et Allemands ont fait contre mauvaise fortune pas trop mauvaise affaire. Voués aux gémonies et fourrés dans l'opposition, accusés de complots, ils ont fini par admettre qu'on pouvait aussi bien dire cela: “ce que tu ne maîtrises pas, feins d'en être le manipulateur caché”. Aujourd'hui, personne n'a vraiment besoin d'agir, les Américains sont là pour ça. Puisque, selon l'immortelle parole de Rice, « the statu quo is not an option », tous leurs actes créent des situations nouvelles sans que ceux que cela concerne aient besoin d'agir dans ce sens. Finalement, c'est assez confortable: ainsi naissent les réputations d'hommes d'État.


Ce qui compte n'est pas les hommes (ni les femmes) mais la force des choses (des événements): c'est cela qu'il faut considérer pour l'avenir des relations franco-allemandes

On dira: “quel intérêt pour la prévision politique de s'attacher au comportement en somme assez peu gratifiant, et donc peu révélateur, de cet homme, Gerhard Schröder?” Bonne question, encore plus acceptable si cet homme semble destiné à disparaître de la scène politique à l'automne. Notre but est de montrer, une fois de plus car c'est un de nos thèmes récurrents, que les hommes et les femmes politiques n'ont, en ces temps exceptionnels, que peu d'importance et pratiquement aucune prise sur les événements. Schröder n'a pas “voulu” une politique anti-américaine de l'Allemagne, il a suivi les événements, c'est-à-dire les effets dévastateurs des actes insensés des Américains. (Le compère français n'a pas fait autrement: mais il a, lui, pour le guider impérativement, une structure basée autant sur l'histoire que sur une régénération récente de l'indépendance et de la souveraineté.)

Par conséquent, deux choses nous apparaissent évidentes. La première est que, s'il semble scellé, le sort de Schröder ne peut être tenu pour acquis. Si les circonstances s'y prêtent et si Schröder décide d'appuyer sur l'aspect de la politique extérieure, par exemple en relation avec la crise européenne, il pourrait refaire le coup de 2002. Certains le décrivent fatigué et amer, et donc “perdant d'avance”. Dans ce monde-là, ce sont des choses qui se rattrapent, ou bien l'on démissionne ou l'on passe la main.

La deuxième chose, et la plus importante certes, concerne la perspective de la venue de madame Merkel, la dirigeante des conservateurs CDU-CSU. La rumeur n'a cessé de s'enfler: ce sera un formidable renversement d'alliance; finis Paris et l'opposition à l'Amérique, tout pour GW, avec, en passant pourquoi pas, une alliance avec le triomphant Tony Blair. En plus, ajoutent les lettrés (voir une longue analyse de la société d'analyse Stratfor, datant du 8 juin), Merkel vient de l'ex-RDA, elle est une anti-communiste viscérale, donc pro-américaine également viscérale, comme tous les dirigeants actuels de l'ex-Europe de l'Est. (Là aussi, réserve: les historiens de Stratfor devraient savoir que la plupart des cadres des anciens pays de l'Europe de l'Est, si pro-US, sont des anciens apparatchiks convertis. Ils ne sont pas anti-communistes convaincus mais, disons pour être aimables, “psychologiquement” en jachère, ou bien encore, en mal de corruption psychologique. Traduisons: le bailleur de fond soviétique ayant disparu, reste l'américain. Cela s'appelle être pro-américain.)

Si elle est élue, Merkel va certainement annoncer un renouveau de l'alliance avec Washington. Elle prendra soin, parce qu'elle a des conseillers avisés, de confirmer l'option européenne et les bons rapports avec Paris, — cela ne mange pas de pain. Elle devra donc aussitôt faire passer son “renversement d'alliance” dans les faits. Comme il n'y a plus guère d'appel à la mobilisation pour l'Irak, cette demande US lui sera sans doute évitée; ou bien non, cas-limite intéressant, les Américains, décidés à utiliser comme il se doit leur allié retrouvé, demanderont un contingent de soldats allemands en Irak. Nous serons alors, — aussitôt dit, aussitôt fait, — précipités dans une crise majeure, en Allemagne même, dans les relations USA-Allemagne.

Si cela ne se produit pas, la crise est une question de temps. Washington ne peut concevoir un allié, surtout un allié retrouvé et de ce poids, que dans la mesure où il lui cède sur tout (voyez les Anglais). Les motifs potentiels de crise s'accumuleront entre les nouveaux amis (Airbus, la défense européenne, etc.). Il suffit de choisir, et les dégâts seront encore plus sévères qu'avec Schröder.

Cela se fera-t-il sur la défense européenne? Les chrétiens conservateurs devraient sans doute y pousser pour garder active leur dimension européenne et conserver des bonnes relations avec les Français. Parce que, aussi, comme le SPD, ils ont fait basculer leur priorité européenne de l'OTAN vers l'UE et que le domaine de la défense qui marche bien en Europe bien doit d'autant plus être favorisée pour préserver ce qui peut l'être de l'Europe. Et cela, la défense européenne, les Américains ne la laisseront pas passer. Bonne chance, camarade Merkel.