Deux psychologies face à la crise

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Deux psychologies face à la crise

4 octobre 2008 — Nous avons été frappé à plusieurs reprises par l’attitude psychologique des dirigeants US et de certains commentateurs anglo-saxons vis-à-vis de la crise en cours. Nous avons été notamment frappé par le texte de Gerard Baker que nous signalions dans notre Bloc-Notes du 29 septembre, qui constitue un bon exemple de cette situation; nous signalions notamment ce passage où Baker formule sa phrase d’une telle façon qu’il semblerait recommander rien de moins que la panique.

«I say this with great reluctance. It is no business of journalists (who, as someone once said, are like harlots, who wield power without responsibility) to go around scaring people. What’s more, until a few months ago I’ve been a relative optimist, convinced that we would get through this with not much worse than the kind of mild recession we’ve seen in the past 20 years. Now I think it might be time to panic.»

Le terme de “panique” est intéressant. Même s’il importe de ne pas le prendre dans toute sa signification presque pathologique, on doit comprendre sans aucun doute la nécessité d’un choc; il s’agit sans aucun doute de quelque chose comme une “vraie très, très grande peur”, – à éprouver de toute urgence. (Par “peur”, il s’agit bien de ce sentiment, cette émotion, qui provoque un choc psychologique et, le plus souvent, la paralysie d’une façon ou l’autre; il ne s’agit pas de la perception du danger, qui est affaire de mesure et de lucidité, mais de réaction émotionnelle ou/et paralysante à la suite de la perception du danger.) Le constat concernant la phrase de Baker reste le même: il s’agit d’une psychologie, sinon étrange, dans tous les cas qui nous est étrangère. Ce n’est pas que nous doutions de l’extrême gravité de la crise; chaque lecteur sait que nous parlons de cela depuis des lustres, bien avant que Baker ait cessé de ricaner à propos de ceux qui annoncent la crise. Ce qui nous arrête est cet appel explicite à la peur, qui rejoint d’ailleurs le discours général de GW Bush et d’autres dirigeants US.

Ce penchant a été remarqué par certains commentateurs, aux USA même. Ils le relèvent, pour en faire une vigoureuse critique, évidemment en se référant à FDR (Roosevelt) et à sa très fameuse phrase de son discours d’inauguration du 5 mars 1933. Cas de Michael Winship, de Truthout.org ce 27 septembre, présentant sa thèse sur un style pathétique qui recouvre sans aucun doute une tragédie américaine, – le manque manifeste de dirigeants pouvant prétendre à la stature nécessaire pour affronter la crise (Un autre exemple de ce constat de la pauvreté extrême de la direction américaniste est donné hier par Paul Krugman.):

«We thirst for leadership, vision, someone who can speak to us in a way that refuses to avert its eyes from the crisis but shines a light of truth upon the problem, then offers hope and possible solutions.»

Détaillant rapidement la piètre performance de la direction de ce pays en plein désarroi qu’a montré GW Bush ces trois dernières semaines (sans parler du reste), Winship écrit:

«…Contrast what he [Bush] had to say with President Franklin Delano Roosevelt when he was sworn into office for the first time, in 1933, during the Great Depression.

»Rather than foster anxiety and panic, FDR proclaimed, “The only thing we have to fear is fear itself,” despite the fact that 13 million were unemployed, nine million had lost their savings and a quarter of the banks had closed. Wages had plummeted 60 percent….»

Une remarque dans ce sens apparaît également dans un long article paru ce 3 octobre dans le Guardian, consacré à la grande Dépression et à ses analogies avec notre crise, de Clive Webb, un spécialiste de l’histoire US à l’université du Sussex.

«One of the most striking contrasts between the past and present economic crises concerns presidential rhetoric. “The only thing we have to fear,” proclaimed Roosevelt in his inaugural address of January 1932, “is fear itself.” The Great Depression had a profound psychological as well as material impact on Americans, shattering their individual and collective self-confidence. In times of unprecedented trouble, Roosevelt sought to restore public optimism through his regular radio broadcasts, the “fireside chats” in which he presented himself as not only a politician but a personal friend to ordinary Americans.

»In sharp contrast, the address that Bush delivered to rally support for the bail-out plan exploited public fears. “Our entire economy is in danger,” the president warned. “Without immediate action by Congress, America could slip into a financial panic and a distressing scenario would unfold.”»

On doit aussitôt noter que, dans son discours de Toulon, Sarkozy, tout en ne dissimulant rien de la gravité de la situation, bien au contraire, a pris le contre-pied de ce qu’on relève chez les dirigeants US, et chez Baker pour cette occasion, empruntant résolument la voie rooseveltienne. Ne nous attardons pas à la forme ni à l’éloquence, qui sont loin d’être du FDR, mais à l’orientation choisie.

«Comme partout dans le monde, les Français ont peur pour leurs économies, pour leur emploi, pour leur pouvoir d’achat.

»La peur est une souffrance. La peur empêche d’entreprendre, de s’engager. Quand on a peur, on n’a pas de rêve, on ne se projette pas dans l’avenir. La peur est la principale menace qui pèse aujourd’hui sur l’économie.

»Il faut vaincre cette peur. C’est la tâche la plus urgente. On ne la vaincra pas, on ne rétablira pas la confiance en mentant mais en disant la vérité.»

Il y a là beaucoup plus qu’une “tactique”, beaucoup plus qu’un accident circonstanciel. En fait, les diverses remarques ci-dessus prennent tout leur intérêt à la lumière de leur confrontation. Ce n’est pas une confrontation d’humeurs, – optimistes contre pessimistes, – mais une confrontation de psychologies différentes qui assument toutes les deux une vision réaliste imposée par les événements, – vision d’“optimiste bien informé”, c’est-à-dire de pessimiste, à propos d’une crise dont l’ampleur catastrophique est aujourd’hui bien perçue.

Pour notre propos qui est celui de la catastrophe de septembre 2008 et la suite, et en laissant la référence FDR-1933 de côté qui est trop spécifique à une situation psychologique de la direction des USA qui appartient sans aucun doute à un autre temps, il s’agit de la confrontation d’une psychologie du chaos avec une psychologie de la tragédie; la première percevant le monde dans son état actuel de bouleversement en termes économistes, la seconde en termes historiques.

Esquisse d’un affrontement de psychologies

La réaction psychologique du libre-échangiste Baker est remarquablement similaire à celle du président des USA ou bien d’un Hank Paulson se désolant, devant le Congrès, que l’Américain moyen soit plus furieux qu’effrayé. C’est le signe qu’il y a une infection idéologique des psychologies, notablement différente par exemple des psychologies des dirigeants soviétiques sur la fin de l’“empire soviétique”, à l’heure où le conformisme idéologique recouvrait une profonde incroyance de ces dirigeants. Au contraire, les américanistes et idéologues néolibéraux croient absolument au dogme, pratiquent absolument la religion, et l’effondrement en cours ressemble à la chute apocalyptique des marques terrestres de cette croyance. Le choc est terrible parce que cette croyance et ces marques terrestres conditionnent absolument la foi animant cette idéologie.

Leur principale peur est alors que les citoyens du système américanistes n’aient pas peur de ce qui se passe. Leur croyance indique que la catastrophe en cours, si elle se poursuit, ne peut que déboucher sur le chaos et il importe d’avoir peur du chaos, sinon ce serait une seconde trahison de la foi, par les citoyens américanistes eux-mêmes, ceux qui étaient censés justement partager cette foi. Pour cette psychologie, une seule chose compte, qui est l’objet fondamental de la foi, qui est l’économie. D’une certaine façon, il n’y a rien à faire, sinon des actes de relaps (nationalisation, interventionnisme, etc.) qui représentent une sorte de calvaire qu’on s’impose à soi-même (Paulson à propos de son “plan de sauvetage”: «I don’t like the fact that we have to do this. I hate the fact that we have to do this...»). C’est une psychologie fataliste, versant dans le mode affreusement pessimiste puisque l’objet de la foi est en crise, comme elle versait dans le mode de l'optimisme follement exubérant lorsque l’économie néolibérale triomphait.

La peur, elle, la peur devant la catastrophe eschatologique devient dans ce cadre une réaction naturelle et justifiée, une sorte de justification ultime a contrario de la foi. Il est possible que l’on renouvelle l’épisode psychologique de 1931-33 mais, cette fois, avec la direction US frappée de cette paralysie, de cette atonie qui avaient à l’époque caractérisé les citoyens US, et dont un seul homme (FDR) avait su les sortir. La grande question qui se pose pour l’Amérique est de savoir comment vont réagir finalement les citoyens, s’ils suivront finalement leurs dirigeants dans la peur (la psychologie du chaos) ou s’ils persisteront dans la colère, par exemple dans la logique de leur opposition au plan Paulson qui a déjà provoqué les remous qu’on sait (manifestations dans plus de 40 Etats, vote de la Chambre du 29 septembre). Dans ce cas, on peut évoluer vers une situation de déstabilisation intérieure, éventuellement au niveau de l’ordre public, marquée par un désarroi du public et une complète rupture avec la direction.

Cette psychologie du chaos, caractérisant la vision économiste du monde et la foi à mesure, est aujourd’hui ce qui différencie complètement la tête de l’empire américaniste du reste. Dans cette circonstance extrême, la psychologie européenne, à des degrés divers, tend à se révéler différente. Il s’agit, du côté européen, d’une psychologie de la tragédie, dont la référence est historique et non économique. Elle vaut, à notre sens, même si la pensée n’a plus la hauteur, et de loin, des pensées qui l’ont précédée; nous nous intéressons ici à la psychologie et non à la pensée qui l’exprime plus ou moins bien, plus ou moins noblement.

Le discours de Sarko de Toulon, le 25 septembre, a instinctivement retrouvé les grandes lignes psychologiques, sous une forme bien amollie qui marque l’évolution des temps, des discours de De Gaulle qu’on résumait par la formule schématique: “c’est moi ou le chaos”. Peu importe les circonstances, notamment électorales, de ces discours. On avait souvent interprété cette formule d’une façon “bourgeoise”, soumettant le grand esprit à l’examen de la médiocrité courante; cela revenait à comprendre que le “c’est moi” promettait la tranquillité, la sécurité, la routine consumériste. Notre interprétation serait évidemment différente, surtout avec la démarche analogique que nous proposons. Conformément à la différenciation des psychologies qu’on a envisagée, la formule revenait à dire: “c’est la tragédie historique [moi, de Gaulle] ou le chaos”, avec la préférence qu’on imagine. C’était une formule volontariste, c’est-à-dire pessimiste et marquée par la volonté, habitée de la certitude que l’Histoire est tragique et décidée à s’en arranger; on pourrait aussi penser qu’il y a, secrètement, quelque chose du “levez-vous vite, orages désirés”, c’est-à-dire une vision romantique de l’Histoire qui ne compromet nullement la hauteur du propos et s’avère au bout du compte, et d’une façon étonnante, très réaliste (on compléterait la formule de Châteaubriant, et cela vaut encore plus aujourd’hui: “levez-vous vite, orages désirés, – puisqu’il est écrit que, de toutes les façons, vous vous lèverez”).

Dans ce cas, la peur doit être combattue et chassée parce qu’elle n’a pas vraiment de raison d’être dans une occurrence où l’on ne fait que répondre à un destin inéluctable, – car c’est bien ce que pensent nombre d’“antisystèmes” et de ceux qui amorcent une critique radicale du système qu’ils servaient jusqu’alors, savoir que le capitalisme là où il en est arrivé et à la façon dont il évolue ne peut que nous conduire à sa crise centrale, qui ne peut être que catastrophique. D’autre part, bien sûr, la peur doit être chassée parce qu’elle est paralysante, qu’elle est trompeuse, qu’elle pousse à chercher des refuges illusoires (le “plan Paulson” qui nous sauvera, qui nous rétablira dans la situation d’avant, si confortable, – avec l’Irak, la crise climatique et ainsi de suite!). La crise, les bouleversements, etc., sont la forme fondamentale de l’Histoire aujourd’hui, sa “révolte” si l’on veut, son expression nécessaire face au mouvement entropique qui la menace et nous menace tous, et il n’y a donc aucune raison d’être paralysé par cette réaction de la “nature même”. Dans cette psychologie tragique, il y a la perception de la fragilité, de la vulnérabilité du monde, et la nécessité d’en affronter les conséquences.

Dans certaines circonstances dont les plus pressantes sont les plus probables, on doit retenir comme un facteur essentiel de la crise l’hypothèse de cette différence psychologique entre l’Europe et l’américanisme (plutôt que l’Amérique, certes, avec l’inconnue de ses citoyens), avec de plus en plus les Russes aux côtés des Européens. Les signes indubitables de la révolte, notamment européenne, qui grandit, jusqu’à des niveaux officiels, contre l’enfermement catastrophique du système de l’américanisme, est évidemment un retour à l’Histoire, elle aussi “révoltée”, – par conséquent un retour à la tragédie.