Deuxième Livre : I. Méthodologie et état de l’esprit

La grâce de l'histoire

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 3214

La grâce de l’Histoire

Le texte ci-dessous est la Première Partie du Deuxième Livre de l’essai métahistorique de Philippe Grasset La grâce de l’Histoire. La publication sur dedefensa.org a commencé le 18 décembre 2009 (Introduction : «La souffrance du monde»), pour se poursuivre le 25 janvier 2010 (Première Partie : «De Iéna à Verdun»), le 3 avril 2010 (Deuxième Partie : «Le “rêve américain” et vice-versa»), le 16 mai 2010Du rêve américain à l’American Dream»), le 26 juillet 2010Le pont de la communication»), et le 12 décembre 2010La transversale du technologisme»).

Ce Deuxième Livre de l’essai paraît sous le titre «Contre-Civilisation et résistance».

[ATTENTION : une version en pdf est accessible également aux personnes ayant effectivement un compte personnel sur ce site. Après avoir activé votre compte et être retourné à ce texte en ligne, vous verrez apparaître au-dessus de ce texte l’option d’activation de la version en pdf.]


Méthodologie et état de l’esprit

1 – “Cet essai est un choix”, – ainsi avais-je commencé cette dernière partie de La grâce de l’Histoire, qui apparaissait manifestement, impérativement même, dirais-je, comme la partie conclusive. Réflexion faite et refaite, je corrigeai comme ceci : “Cet essai pourrait sembler un choix…”. Cette évolution du langage, avec l’idée qu’elle implique, n’est pas indifférente. Elle m’est venue au fil de la main qui écrit, alors qu’il m’apparaissait opportun, à ce stade de la chose, d’abord de définir ce récit en le reprenant dans sa totalité ; elle m’a conduit à tenter de l’éclairer d’une lumière nouvelle, d’une conclusion qui serait manifestement une ouverture ambitieuse le reprenant, effectivement dans sa totalité, pour lui donner la dimension nouvelle qu’il exige, plus vaste et certainement sublime. C’est de cette façon qu’apparaissent souvent, alors qu’on juge le labeur accompli, des tâches nouvelles qui sont d’autant plus impératives qu’elles sont tardives, c’est-à-dire bien mûries par une réflexion intuitive qui a suivi son cours entretemps ; ces tâches nouvelles couronnent le tout en le transformant, c’est-à-dire en l’élevant vers des domaines supérieurs qui découvrent le but réel de l’entreprise, dont on ne se doutait pas jusqu’alors. Cela, c’est sans aucun doute l’intuition haute, celle qui règle tout. Désormais, cette évolution symbolique du langage entre “Cet essai est un choix” et “Cet essai pourrait sembler un choix…” m’apparaît essentielle, quelque chose sans quoi le récit et l’essai tout ensemble resteraient comme un pauvre éclopé, une tentative sans réel lendemain. Pareillement, c’est-à-dire avec la même ambition, “cette dernière Partie” s’est développée jusqu’à acquérir des dimensions considérables, élargissant le terrain de l’exploration, approfondissant le sujet de l’enquête, forçant le regard à se hausser vers des espaces inattendus ; ainsi la “dernière Partie” est-elle devenue un “Deuxième Livre”. Là aussi, il n’y avait pas de choix.

Dans le détail du fil du récit, l’œuvre pourrait, elle, souvent sembler un choix, en nombre de matières et en nombre de jugements, par rapport aux domaines historiques et à celui de la pensée qu’elle survole. En relâchant un instant le propos jusqu’au détail spéculatif, on supposerait sans trop s’avancer que des lecteurs pourraient s’être étonnés, d’ores et déjà, pour ce qu’on a pu déjà lire, de n’y trouver qu’une mention incomplète ou fort peu mention de tel ou tel phénomène, tel ou tel événement qui leur semble d’une importance indubitable sinon considérable – pourquoi réduire la Grande Guerre à la seule France, à Verdun seulement ? Pourquoi n’accorder qu’une place si restreinte à la Deuxième Guerre mondiale par rapport à la Première, et encore, ne la lui accorder qu’à partir de points de vue très spécifiques où elle n’a au départ qu’une position secondaire, de parti pris manifeste ? Pourquoi faire si peu de place au phénomène du communisme et de l’URSS ? Pourquoi ignorer le fait de la colonisation et sa suite, la décolonisation ? Passons sur d’autres questions innombrables que les professeurs des établissements universitaires s’emploieraient à mettre en forme pour mettre en question ce récit, – je veux dire, s’ils recevaient consigne de le lire, si ce beau monde découvrait un jour son existence. On ne leur ferait nullement grief d’ainsi remplir leur contrat, sinon leur devoir.

Les réponses à autant de questions que l’on songerait à se poser à ce propos, à propos de tant de phénomènes, de tant d’événements qui semblent omis et le sont en vérité, sont toutes semblables, résumées par l’inadéquation du mot “choix” alors qu’il était sollicité dans la première version de cet écrit qu’on est en train de lire. (“Cet essai pourrait sembler un choix…”, etc.) La vérité, lecteur, est que je n’ai justement pas le loisir du choix, et qu’il existe un entraînement supérieur. Il faut, ici, que je dise quelques mots de la préoccupation supérieure qui me guide, ou plutôt de l’esprit qui guide ma plume, s’il était encore question de plume. A conduire cette description d’un travail pourtant accompli, je découvre que je n’en ai pas saisi toute la portée, embrassé toute la dimension, et qu’il importe de s’activer à ce propos. Pas de choix, vous dis-je…

La description que je prétends faire de ce phénomène essentiel tournant autour de ce que j’ai désigné comme “le déchaînement de la Matière”, qui embrasse plus de deux siècles de notre temps et dont on verra dans ces pages qu’il s’agit finalement d’une période bien plus élargie, qui embrase la modernité jusqu’à nous pour faire d’elle un brasier dévorant l’univers, qui prétend être si grand et si puissant, si unique dans sa dynamique et dans sa manufacture, cette description est une chose qui, lorsqu’elle se fait et lorsqu’elle est faite, ne laisse que fort peu de place au reste. Tous les événements sont liés à ce phénomène du “déchaînement de la Matière”, d’une façon ou d’une autre, certains directement, presque jusque dans leur substance, les autres indirectement, beaucoup moins essentiels par rapport au reste et, le plus souvent, rejetés aux marges. Ce n’est pas hausser ou diminuer ces événements, dans le sens de porter un jugement de valeur sur eux, voire un jugement moral selon nos références humaines. Mais nous parlons du point de vue de l’Histoire quand elle se fait métahistoire, qui n’est guère influençable par les suggestions humaines lorsque ces suggestions vont contre ses arrangements à elle.

L’hypothèse que nous exposons est radicalement transmutante, dans ce fait qu’elle réduit nombre d’événements à une mesure de peu d’importance par rapport à elle-même, où elle en absorbe d’autres et les grandit tout aussi radicalement, mais en leur ôtant leur originalité accessoire par l’influx de sa propre substance. C’est de ceux-ci et de ceux-là dont nous ne parlons pas dans leur spécificité à première vue, dont nous ignorons la spécificité séparée, dont l’absence a pu choquer le lecteur. D’autre part, l’ampleur de l’hypothèse, son extrême singularité par rapport aux approches habituelles de l’Histoire, son orientation résolument métahistorique, rendent compte d’une substance ignorée en général, et incomprise si elle était perçue, et d’une organisation sans équivalent dans son essence, l’une et l’autre qui en font un événement évidemment exceptionnel ; la chose règne et elle règle tout le reste, et tout le reste est bouleversé, et nul n’en sort indemne.

La description de mesures inhabituelles et peu communes de l’Histoire, par contraste avec la façon dont elle nous est habituellement rapportée, disons sous forme de “l’histoire” ou de l’historiographie plus ou moins soumise à ce que nous appellerons le Système, nous donne une appréciation assez décisive pour rendre acceptable la situation méthodologique que j’ai décrite. Elle nous autorise les mesures d’urgence, les décisions d’autorité, elle nous conduit et même nous oblige à des sélections arbitraires et péremptoires. Elle nous place dans une situation de dépendance par rapport à un axe central qui ordonne un réarrangement total des choses ; nous ne “récrivons” pas l’histoire, c’est l’Histoire qui se “récrit” elle-même et cette initiative la justifie d’être ornée d’une majuscule. Nous, nous en sommes le scribe et, subrepticement, pour tenter de nous rendre digne de la tâche, le poète.

Ainsi en a-t-il été de cet essai … Son ambition, telle qu’elle s’est dégagée à mesure qu’il se faisait, comme guidé par une main invisible et amie, s’est révélée devant la nécessité de trancher dans le vif, selon les lignes que j’ai signalées. En se développant comme je l’ai dit, guidé comme je l’ai dit, le récit se découvrait comme universel en découvrant l’Histoire comme un univers jusqu’alors inexploré, et, en même temps, il se débarrassait de l’accessoire, et de plus en plus de choses apparaissaient comme accessoires. Cela n’est certainement pas dire que j’ai supprimé, élagué, écarté des sujets qui se présentaient à moi, qui, dans d’autres volumes, font l’essentiel du travail de nos établissements universitaires et apparaissent ainsi sérieux et importants, et dignes de considération ; ils le sont d’ailleurs, d’une certaine façon, mais on comprend bien que ce n’est pas la nôtre. Plus simplement dit, je n’ai jamais considéré l’accessoire dont il était apparu aussitôt que je pouvais l’ignorer sans trahir le sujet, et même en le grandissant comme il le mérite ; en vérité, c’est-à-dire selon la force des choses dans cette entreprise, cet accessoire, comme averti de ma détermination, ne s’est jamais présenté à moi. Le choix, par conséquent, n’en était pas un. Je dois alors affirmer ceci comme on fait un serment, et j’en juge ainsi, à ce point que je peux avancer que cette affirmation est absolument marquée par l’humilité et en aucun cas par l’orgueil : à cette lumière-là, cet essai nous dit l’essentiel.


2 – La “thèse” de cet essai qui est aussi un récit (les guillemets s’imposent, tant ce travail est si peu universitaire, si peu scientifique, tant cet essai est effectivement et également un récit, comme je l’écris souvent), – la “thèse” de cet essai est donc que l’événement essentiel qu’il entend décrire, et qu’il décrit effectivement, est d’une telle puissance, d’une telle importance, qu’il marginalise tous les autres ou, au contraire, les absorbe, les deux choses conduisant à la même issue d’ôter leur spécificité à tous ces événements devenus secondaires dans l’ordre des choses ; et certes, l’on ajoutera, comme quelque chose qui devient une évidence qui soutient la “thèse” de ce récit, que cet “événement essentiel” s’exprime d’abord et incontestablement en une usurpation qui a subverti l’histoire du monde. A décrire cet événement central et essentiel comme on le fait, tout le reste se range et doit être rangé en fonction de lui, et toute l’importance du reste ne devient qu’indirecte, par rapport à l’axe central. Cette portion de l’Histoire est certainement colossale mais on l’a décrite jusqu’ici, dans les circuits de notre pédagogie, d’une façon qui dissimulait l’essentiel de son usurpation, parce que l’essentiel de nos clercs, de nos historiens assermentés et institués par conséquent, avaient pour consigne implicite, je dirais presque inconsciente car ces gens ne sont pas mauvais en eux-mêmes, d’accomplir effectivement cette mission de dissimulation ; ils l’ignoraient, certes, je le répète, mais ils firent en sorte qu’il en soit ainsi. Ils nous ont laissé avec une construction considérable, décrivant les siècles d’histoire qui nous importent, je dirais presque benoîtement, avec un trait qui créait une autre réalité, avec une répartition indiscutable des bons et des méchants tracée sans trembler et totalement faussaire, des mots terribles pour couper court à toute contestation, des mots comme “réactionnaires” par exemple, qui ont la netteté du trait et le tranchant de la « guillotine permanente », et puis pour emporter et couronner le tout d’une tiare de vertu, l’emportement du Progrès et ses irrésistibles promesses. Tout cela devait aller comme sur des roulettes ! Ce ne fut pas le cas.

Avec la résolution et l’ardeur que je propose dans mon entreprise, on retrouve l’élan puissant et l’inspiration de l’Histoire du monde tels qu’ils furent réellement, tels qu’ils soufflèrent, jusqu’au bouleversement qui nous emporte aujourd’hui. Dans le cours de cette enquête essentielle, l’on découvre que l’Histoire que je qualifierais de “retrouvée” a entrepris une lutte à mesure pour réduire cet usurpateur qu’on vient de découvrir. On a compris que cette puissante force usurpatrice que je décris, qui nous dépasse et nous manipule, et nous trompe, qui nous imposa ses dissimulations et sa subversion, qui fabriqua un univers de faux-semblants autour de quelques idoles dont la plus remarquable est le Progrès, cette puissante force est effectivement maléfique. Son ambition de subversion universelle se porte d’abord contre l’Histoire, également celle-ci en tant qu’entité métahistorique. Mais l’Histoire a fini par relever le défi, et c’est tout le fondement de la crise qui secoue notre univers en ce début de notre XXIème siècle.

L’homme a certes une place dans cette tragédie. Ce sapiens qu’on dit évolué subit la faiblesse d’une vulnérabilité au mal qui varie au gré de l’accès à lui-même qu’il laisse à la subversion selon ses propres variations, et cet accès à lui-même dépendant de la résistance qu’oppose sa psychologie à cette subversion ; et l’on verra en détails que la période historique qui nous intéresse fut et reste justement marquée, comme un des phénomènes essentiels pour la caractériser, par une intense fatigue de la psychologie humaine, par une faiblesse à mesure de sa résistance à la subversion. Par conséquent, l’homme, dans ce récit, tient une place et joue un rôle qui ne sont pas glorieux, et souvent il apparaît, derrière les multiples facettes de sa vanité, comme une sorte d’idiot utile” au service d’une entreprise maléfique, entièrement inconscient de celle-ci, entièrement soumis aux artifices trompeurs de cette même entreprise. Certains d’entre eux, fort peu parmi les sapiens, disons les happy few de Stendhal, échappent à ce sort douteux et tiennent ferme dans leur fonction de sentinelle et d’observateurs vigilants ; disons que ce sont des résistants d’une grande Cause, la plus grande de toutes, qui est celle de la vérité.

Il y a une sorte de simplification dans ce rangement que je décris rapidement, et c’est celui des grandes époques et des grandes tragédies, comme celle que nous traversons aujourd’hui ; dans ce cas, la simplification de l’arrangement est aussi un signe de richesse de la substance et de la profondeur, vers le haut ou vers le bas, des cas envisagés ; ainsi envisagée, cette simplification, c’est mieux ouvrir la vue d’une lumière universelle aux aveugles et faire sonner le fracas du monde dans les oreilles des sourds.

Alors, au contraire de tout ce que j’ai dit, avec ce goût pour le paradoxe qui ne me quitte jamais, cet essai présenté comme le résultat d’une absence de choix finit par apparaître comme un choix, une fois qu’il a été entendu qu’il prétend retrouver la trace sublime de l’Histoire, que cette trace sublime règle le destin de notre monde, qu’elle impose son rangement aux prétentions historiques des hommes et, ainsi, qu’elle offre une vision bouleversée où notre ordre humain laborieusement décrit par les historiens assermentés du Système est soudain réduit à l’état de rangement faussaire, de chaos insignifiant. Je suis conduit à le faire, on l’a vu, comme l’on suit une voie impérative, comme si le choix était fait pour moi ; pourtant, enfin, l’on a conclu que c’est moi qui tranche pour prendre des libertés sans nombre avec l’histoire courante que le Système enseigne à ses gens dans ses établissements universitaires, pour se justifier d’encore exister au milieu de la catastrophe qu’il a conduite, avec zèle, avec entêtement, désormais proche de son terme. Dans ce cas, au contraire, la démarche est de mon très libre choix…

(Sur le fond et a parte, je crois que nous devrons cohabiter avec ce paradoxe qui pourra, tout au long de ce qui suit, être éclairé d’une lumière qui lui donnera toute sa signification. L’exercice de ma liberté n’est jamais plus glorieux et justifié, ma liberté n’est jamais plus grande, que lorsque je m’impose une tâche impérative, un service, une mission à laquelle je ne puis déroger… La grandeur de la liberté se mesure dans l’intensité des servitudes qu’elle nous impose et le seul bon usage est d’en faire un outil de contrainte pour soi-même, pour tenter de rattraper la folie que constitue cet étrange “cadeau” fait à l’espèce humaine… Cette espèce insensée, qui se glorifie elle-même de sa liberté ! Qui bâtit des théories sur l’usage immodéré de cette liberté, et juge que c’est l’aliment de sa propre gloire ! Qui en a fait le levier diabolique pour ouvrir la porte au “déchaînement de la matière” dont elle est devenue la prisonnière !)

Cette liberté-là, sous réserve de son bon usage, qui conduit ma démarche lorsque je disperse l’histoire de convention et de carton-pâte qu’on nous impose et qui n’est qu’un simulacre et une diffamation de la vérité de l’Histoire, cette liberté explique et justifie le reste. Elle introduit une nuance peut-être décisive, sans aucun doute essentielle pour les orientations qu’elle impose, dans le destin exigeant de l’historien dissident qui s’est trouvé chargé de cette tâche qu’il n’avait pas réclamée ; mais cet historien dissident a aussitôt découvert que cette tâche est simplement fondamentale pour sa propre destinée, quand il a commencé à en mesurer les contours, lorsqu’elle s’est imposée comme inexpugnable dans ce même destin après qu’il en eût mesuré tout le poids. Je suis originellement, dans les premiers pas de cette entreprise, cet historien dissident, et rien ne me rebute moins que de rappeler cette situation de solitude et de doute pour mieux faire ressortir que solitude et doute furent dispersés par l’humble rencontre de la puissance du destin du monde.

C’est alors, dans ces instants de transmutation pour soi-même, qu’apparaît, parmi les nécessités diverses, celle de s’équiper d’outils qui permettront de conduire ce travail. C’est dans ce sens, toujours celui de la nécessité, que je dirai quelques mots de la méthode que j’ai été conduit à suivre puis à choisir ; l’ayant suivie comme elle s’impose à moi, comme on l’a vu pour le reste, pour pouvoir en finir en disant que oui, après tout, tout se passe comme si j’avais choisi cette méthode ; et ayant compris ceci, sur quoi je m’expliquerai plus, plus loin, que cette méthode, cette forme, cette façon de la chose, font partie des voies secrètes pour réaliser soi-même la plus complète compréhension du Mystère dont je tente d’exposer la grandeur sublime.

Comment tenter de décrire cette méthode que l’orientation de mon travail, sous la poussée des nécessités de la situation ainsi découverte, m’a conduit, sinon forcé à mettre au point, – sinon sous une expression de cette sorte, – quelque chose comme une “transmutation de la subjectivité” ? Tout se passe, comme dirait un scientifique, comme si la méthode consistait à accepter comme étant la vôtre une vision subjective qui vous est imposée, de façon à convaincre votre lecteur, par l’éventuelle puissance du verbe comme la sertissure d’une conviction sans pareille, que cette subjectivité est telle qu’elle mérite d’apparaître et de s’imposer comme une vérité objective. Pour cela, il faut, littéralement, rompre les amarres, – je parle de l’écrivain, de l’historien, de l’homme des lettres, de l’homme de l’esprit pourtant accoutumé à certaines prudences et à la recherche des signes de reconnaissance du monde qui est le sien, avec ceux qui sont ses compagnons d’entreprise. Il faut prendre des risques, accepter la probabilité de l’opprobre, l’incompréhension générale de la critique pourtant fondée dans ses détails, le silence glacial de la solitude aux heures incertaines du doute et de l’interrogation. Il faut se conduire comme si l’on se croyait illuminé, comme si l’on faisait montre d’un orgueil sans mesure, tout en jugeant ceci et cela comme de la plus extrême et inutile vanité dans le sens d’abord de ce qui est vain, tout en se donnant comme tâche impérative de convaincre son lecteur qu’il n’en est rien, et que c’est même le contraire, qu’il s’agit d’un exercice d’humilité, – car dans ce constat décisif se trouve la vérité. On ne sort pas de cet exercice sans y laisser un peu de soi-même, sans avoir épuisé une part non négligeable de sa propre substance, sans la fatigue immense d’un temps de soi-même enfui et perdu, dont on sait qu’on ne le retrouvera jamais plus. Mais ce n’est rien puisque cette substance et ce temps, finalement, ne furent jamais qu’un ajout de vous-même, un météore puissant dont vous fûtes le lieu de passage, le médium occasionnel.


3 – Si l’on écrit un récit de cette ambition, c’est entendu, – c’est que des forces puissantes, qui vous dépassent mais prétendent vous inspirer, vous poussent. C’est effectivement ce qui s’installe dans l’esprit, comme une évidence qui marierait l’eau du diamant et celle de la source des montagnes, claire comme le premier matin du monde ; si ce n’était le cas, qu’y aurait-il à espérer, à écrire un tel récit ? L’ambition serait trompeuse et, par avance, promise à l’échec ; ce serait tourner le dos à la gloire, si l’on espère cela, qui recommande aujourd’hui le parti inverse, qui récompense ceux qui raniment l’espoir fallacieux et méprise ceux qui assombrissent les vaines espérances. Mais nous écartons toutes ces dérisoires expériences. Pour s’y mettre tout de même, il faut une force que l’apprentissage que vous dispense le système ne vous donne pas et vous refusera toujours, et même qu’il vous interdira comme si c’était le diable, comme un exorciste qui dresse sa croix. Il faut répudier ce qu’ils ont fait de vous et entreprendre la tâche incertaine et herculéenne de vous refaire vous-même, tout en conservant précieusement quelques outils ultimes dont ils vous ont donné la disposition. Il faut être dissident, et la dissidence n’est pas une matière admise à l’Université, dans le monde convenu de nos élites, dans les salons où se décide le sort des grandes entreprises.

Cette ambition, cette dissidence maintenue au temps où la dissidence n’est plus de notre temps, il s’agit d’une intuition et d’une inspiration dont, parfois, dans des moments d’incertitude et de faiblesse, je l’avoue, l’on se passerait bien tant leurs exigences sont impératives et vous accablent d’un fardeau épouvantable. Par conséquent, ce récit doit être pris pour ce qu’il prétend être, une démonstration sans arguments parce qu’elle n’entend pas vraiment démontrer et avec des intuitions parfois encombrées d’arguments qui semblent les alourdir, comme si l’on hésitait parfois à user de l’intuition auprès du lecteur. Effectivement, l’on s’interroge parfois, un peu comme l’on se demanderait : “Est-ce du lard ou du cochon ?”, – car l’on est hors des sentiers battus, et peut-être faut-il comprendre que c’est du lard et du cochon…

Mais l’on comprend bien qu’ici s’amorce le vif du récit offert en forme conclusive, comme la constitution finale de l’ensemble de la “thèse” en quelque chose qui se veut tracé d’une ligne droite et ferme, pour représenter la grande idée de cet essai. Je quitte l’essentiel des présentations de moi-même, de mes tourments et de mes interrogations, qui ne furent utiles, finalement, que pour nous faire comprendre à tous que la plume qui sert cette entreprise est d’abord un “service”, un devoir à remplir, et qu’elle n’a d’utilité et d’usage que dans la mesure où elle est d’abord cela. Ainsi du “vif du sujet”, où nous transitons, passant des atours de l’auteur de l’essai à la description de l’essentiel du contenu de cet essai.

(Certains pourraient d’abord juger inutile et dilatoire la description de ces “tourments” et de ces “interrogations” de l’auteur, voire même attentatoire à l’esprit même du projet, comme s’il s’agissait d’un temps inutile et perdu, de circonvolutions narcissiques ou retardatrices, et qu’on en vienne plus vite au plus pressé ; si j’en écris là-dessus, moi, c’est que je crois que ceux qui élèveraient cette critique n’ont pas raison ; si j’y réfléchis et exprime ces réflexions, c’est que j’ai la conviction qu’à décrire les souffrances et les hésitations humaines, on ne fait que mieux apprêter la description du chemin qui mène à l’essentiel, pour mieux faire peser l’essentiel et ainsi l’éclairer mieux, pour le rendre plus sensible à d’autres esprits, pour faire en sorte qu’eux aussi, ces “autres esprits”, entament cette équipée, de leur propre chef, pour rompre soi-même avec cette tâche d’éclaireur au bout du compte, et effectivement permettre à un autre une meilleure perception du produit de cet enfantement de lui-même. Enfin, dit de façon plus élevée, cette description très subjective trouvera plus loin son prolongement et son développement, notamment du point de vue de la forme de l’écrit par rapport au rôle du langage dans l’approche métaphysique des questions traitées, et notamment de la période observée, de la croisée des chemins, des entraînements faussaires jusqu’aux prolongements catastrophiques ; alors, je vous l’assure, le destin personnel trouvera sa place dans une description essentiellement universelle du phénomène considéré qui n’est rien moins que la transmutation de notre civilisation originelle en une “contre-civilisation” qui nous conduira jusqu’à des sommets inversés qui ne peuvent être que les préludes à la Chute.)


4 – Notre époque, celle où ces lignes sont écrites, à la fin de la première décennie du XXIème siècle et au début de la suivante, est marquée par une intensité extrême du climat des esprits, de la pensée générale qui caractérise l’air du temps ; c’est le sentiment trouble et terrible d’une situation de crise multiple et si profonde, comme si la crise, au contraire de sa définition, était devenue façon d’être ; d’une crise multiple et si profonde, et si considérable qu’elle semble n’avoir nul précédent, qu’elle semble être faite de diverses crises spécifiques créant une restructuration de notre situation en ce que l’on nommerait une “structure crisique”. Il s’agit de ce qu’on désignerait comme la “crise ultime” ou, dit plus justement, avec une appréciation presque esthétique pour ennoblir notre sujet, – il s’agit de la “crise sublime” de cette partie de l’Histoire du monde.

Cette atmosphère qui nous baigne, qui est insaisissable et trop diffuse pour être embrassée en quelques phrases, en un seul jugement né d’un regard assuré et sans perte de temps, cette atmosphère rend dangereuses les démarches solitaires. Dès que la réflexion se risque hors des bornes convenues comme si elle s’abandonnait, elle s’affole, elle “perd le Nord” comme une boussole démagnétisée ; elle se heurte à la structure crisique faite de crises multiples, elle entrevoit la hauteur de la “crise sublime”, elle se débat, elle cherche une issue, l’imagine un instant et, aussitôt, s’interroge : “et après ?” Je veux dire par là que, non seulement se pose la question de la résolution de cette “crise sublime” mais aussi la question de la signification de la résolution de la crise faite de crises multiples ; une fois la crise des crises résolue, que se passera-t-il ? L’on sent bien qu’il ne s’agirait même pas d’un répit, ou à peine, mais que, la crise envisagée et sa possible résolution admise, c’est aussitôt reprendre une navigation, qui vous avait conduit dans Charybde, qui vous avait précipité vers Scylla et qui, bientôt, vous emmènerait bien au-delà des colonnes d’Hercule, dans le champ inconnu des océans inexplorés, là où, dit-on, la mer immense se confond avec les cieux infinis et que l’univers, alors, n’est plus vraiment notre univers.

Ainsi l’esprit se trouve-t-il dans une situation où il n’ignore pas, même s’il hésite à le savoir précisément, que la recherche d’une issue, qui est tout de même sa fonction évidente, enchaînera aussitôt le constat de l’inutilité de cette recherche ; que la réussite éventuelle de cette recherche est illusoire et entraîne à l’instant même le constat suivant de l’inutilité fondamentale de cette réussite, voire de la simple impossibilité de l’existence de cette réussite si l’on veut, simplement parce qu’on ne peut plus parler dans des termes aussi terrestres, en vérité, que “réussite”. (Cette crise des crises, la “crise ultime” ou “crise sublime”, est d’une telle substance nouvelle qu’on peut et l’on doit se poser effectivement la question de l’existence d’une issue concevable pour notre raison, à un point où l’on s’interroge de savoir si l’issue qu’on déterminerait éventuellement ne serait pas une illusion et rien d’autre. On peut se demander si, avec une telle “crise sublime”, l’idée d’une “issue de la crise” a encore, non seulement un sens, mais plus directement une utilité, et d’ailleurs en effet, une existence possible.)

Que de doutes, que d’incertitudes, que de matières imprécises et fuyantes, combien d’inutiles questions fondamentales… Pourtant, il ne me semble pas qu’il me soit venu à l’esprit, un seul instant, à une seule occasion d’une pensée appuyée qui fasse croire au sérieux de la chose, de me dire : “à quoi bon ?” La vérité est que, si l’on dit cela et que l’on songe à reculer, l’on choisit la mort de soi-même, – la mort, dans l’entendement que nous en avons et nullement dans la réalité mystérieuse et transcendantale de l’événement. Le bon côté, – “bon”, ce qualificatif entendu avec quelque ironie, certes, – de cette situation de crise eschatologique qu’est notre “crise ultime” qui est pareillement notre “crise sublime”, c’est qu’une fois sorti des bornes, même pour si peu, même par inadvertance, une fois réalisées la puissance de cette crise centrale et l’impasse apparente où vous mène l’examen que vous en feriez, que vous ferez d’ailleurs et quoi qu’il en soit, vous savez que ces restrictions n’ont plus guère d’usage ni de substance, qu’il y a désormais la certitude que vous ne pourrez plus revenir en arrière ; vous n’ignorez pas que l’idée de regagner l’enfermement du Système où l’on enseigne d’ignorer la crise ultime qui nous emporte tous, de proclamer sa foi dans le Système et de la célébrer, de ne déroger en aucun cas au catéchisme, et de le faire avec cette conviction qui fait de vous un croyant, cette idée est l’idée de notre mort. Une fois quittés les rivages de l’illusion moderniste, vous savez que vous n’y reviendrez jamais que pour vous y échouer, et mourir. Alors, – hissez haut, matelots ! … Le conquistador Cortez, brûlant ses vaisseaux, comme le sombre feu d’une joie sans lendemain, comme le feu de Saint-Elme des bâtiments en détresse, qui éclaire la nuit et fait de la pénombre une paradoxale source de lumière.

Ainsi se réconcilie-t-on avec ces forces mystérieuses qui vous poussent à écrire contre votre époque, contre votre tranquillité, contre votre capitulation déguisée en armistice, contre la décadence que vous croyez être sans trop de compromission. Il n’y a pas vraiment de choix, – nous y voilà à nouveau, cette fois pour l’engagement lui-même, pour le récit. C’est armé de cette certitude qui ne cesse de se renforcer en moi, – “Il n’y a pas vraiment de choix”, – que je poursuis ce récit qui a pour ambition d’éclairer mon époque en comprenant mieux comment l’Histoire fut conduite à nous dicter sa loi, en une ultime tentative de sauvegarde.

Aujourd’hui, l’audace est la prudence des sages, cette phronesis des Grecs qui est l’expression même de la sagesse. Le monde en évolution comme ils nous l’ont fait, si vous restez sur les voies qu’ils vous désignent, vous vous y enfoncez comme dans un canevas inextricable de communication, une savane luxuriante d’affirmations répétées, de répétitions affirmées, un marais paralysant et bientôt étouffant d’une dialectique sans fin ni commencement, où vous vous perdez, où vous vous noyez, d’où vous ne reviendrez jamais sinon comme ce fou hurlant en silence, avec ses yeux hallucinés qui ne voient plus rien. Si vous voulez vous échapper comme on s’évade, ce qui est le choix du sage en vérité, il vous faut montrer l’audace de la dissidence. Il faut rompre.


5 – La chose remarquable de cette décennie, – disons ce pont de la diffusion générale comme une métastase galopante de la crise centrale de notre temps historique si court et si intense qui relie 9/11 (11 septembre 2001) à 9/15 (15 septembre 2008), et qui, ensuite, accélère encore si cela est possible, pour le peu qui lui reste, – c’est le rapprochement et le rassemblement en un immense brasier intégrateur des crises nées du Choix du feu et des révolutions qui ont accompagné ce choix. On dirait que toutes les tensions, toutes les instabilités déstructurantes, tous les maléfices si l’on veut parler un langage plus ésotérique de cette période de deux siècles où s’est constituée finalement notre crise générale, soudain se trouvent rassemblés par un tourbillon qui semble creuser un trou noir dans notre temps historique. Ce n’est pas le temps qui se contracte, c’est la crise ; ou plutôt l’ensemble des crises ; se contractant certes, et, par le mouvement lui-même acquérant une dynamique puissante, s’intégrant, s’amalgamant, ne formant plus qu’un événement considérable, capable de secouer une civilisation sinon de devenir à lui seul cette civilisation elle-même, révélant de ce même mouvement le visage caché du phénomène, et cette civilisation emportée dans son effondrement catastrophique… Cette civilisation enfin devenue “contre-civilisation”. (On s’attachera de plus en plus à cette expression déjà citée plus haut, devenant générique dans notre classement.)

Là est la raison qui m’a poussé au rapprochement entre la bataille de Verdun et notre période, cette analogie déjà si souvent offerte dans ce qui a précédé. La bataille de Verdun représente un paroxysme effectivement intégrateur de toutes les tensions diverses que charrie notre crise générale qui se forme dans l’immense dynamique historique déstructurante née à la fin du XVIIIème siècle, – cela dans un cadre lui-même intégré (le cadre de la bataille, comme un territoire diversifié), sur une durée significative, jusqu’à sa symbolique chronologique (300 jours) ; c’est un accident prémonitoire, quelque chose qui nous révèle à nous-mêmes, un siècle plus tôt ; c’est un avertissement de l’Histoire, un premier signe de sa grâce. Cette bataille hurle, dans la ferraille déchaînée qui broie les êtres, la tragique situation du monde ; elle forme le pivot infernal, prémonitoire et rédempteur de la révélation du cœur de la crise, de l’origine de la crise, du prolongement de la crise, et enfin du terme catastrophique de la crise. Verdun est le phare sanglant et grandiose, juché sur un promontoire de l’Histoire, semblant trouer la nuit dans son élan, éclairant la crise ultime du monde. Bien peu, parmi ceux qui l’observèrent, eurent cette conscience, sinon, par intuition, ceux qui vécurent la bataille. Depuis, toute la “science historiographique” n’a eu de cesse de réduire cette bataille, de la diminuer, de lui ôter sa dimension tragique, sa grandeur intrinsèque. (Nous avons une peur épouvantable de tout ce qui est grand, je veux dire du domaine sans égal de la grandeur, dans la verticalité de la hiérarchie qui se constitue en fonction de la légitimité.) J’ai découvert sur le tard, à l’entrée de l’hiver de la vie d’un homme, une passion qui sommeillait pour cette bataille de Verdun, sans la connaître, sans avoir arpenté son territoire, sans l’avoir encore embrassée, parce qu’il s’agit d’un événement d’une grande hauteur, éclaireur de l’Histoire dissimulée, découvreur de la grande Histoire dont il est la marque vigilante. C’est l’honneur de l’hiver de ma vie de l’avoir reconnu.

Puis la pensée a fait son œuvre, voie ouverte et éclairée par l’intuition la plus haute, pour comprendre l’essence de cet événement après en avoir embrassé la substance. Cette référence à Verdun a une deuxième signification (on en verra une troisième plus loin), qui constitue sans aucun doute une contribution à la démarche générale qu’on trouve dans ce récit. Le lien que nous faisons entre Verdun en tant qu’il s’agit de la plus grande bataille de la Grande Guerre, donc parfaitement intégrée dans la Grande Guerre par conséquent, et la crise de ce début du XXIème siècle trouve sa justification intellectuelle et transcendantale dans le caractère commun de destruction (déstructuration) des structures mêmes de la civilisation qu’on doit identifier dans les deux périodes. Le propos s’éclaire bien mieux lorsqu’on se saisit d’une référence historique marquée et identifiée pour y découvrir la deuxième ligne du parallèle. Ainsi la Grande Guerre (Verdun) trouve-t-elle sa référence, son pendant, son double dans notre époque, dans ce que Naomi Klein, qu’on a déjà citée, désigne comme le “capitalisme du désastre” (dans La stratégie du choc). Il s’agit de cet immense événement que Klein nous détaille puissamment, remontant aux origines, explorant les coins et recoins, pour lui donner sa dimension universelle. Le “capitalisme du désastre” va de l’apprentissage des nouvelles formes de torture dont le but est l’éradication de la personnalité pour former une tabula rasa de la psychologie, aux diverses actions de déstabilisation politique conduisant au fracassement des structures nationales, aux nouvelles stratégies guerrières de choc (dites “shock & awe”) poursuivant le même but de déstructuration par l’utilisation des explosifs bruyants, brisants et soufflants, à la puissance considérable. Le dessein naturel de la dynamique déstructurante se retrouve, avec la recherche acharnée, haineuse, totale, de la destruction des structures culturelles, politiques et sociales, et psychologiques par-dessus tout ; tension acharnée vers l’entropie des situations et des psychologies, – ce qu’ils nomment aujourd’hui dans un affreux pléonasme qui dit toute la tromperie de leur démarche, – le monde “global”, leur monde libéral qui ne se définit que par des destructions, – sans tradition, sans passé, sans structures, sans rien… Dans ces diverses occurrences, la démarche est la même, de Verdun et de la grande Guerre au “capitalisme du désastre” ; on y trouve une synonymie presque parfaite, palpable parce qu’audible, car c’est bien la quasi identité du son, effectivement presque audible, des plaintes et des cris subissant la déstructuration, de Verdun au “capitalisme du désastre”, qui nous conduit à ce constat de la synonymie.

Le “capitalisme du désastre” offre une démarche entropique et anthropique à la fois, – qui relève de l’entropie et de l’ère anthropocène débutant par le Choix du feu. Il s’agit de réduire l’état du monde, y compris et surtout celui des psychologies, à une pseudo identité contrainte absolument, ayant atteint le stade de la non identité qui rassemble toutes les négations (déstructuration, démesure, cacophonie, désordre, etc.). La thermodynamique statistique, qui mesure le degré de désordre d'un système au niveau microscopique, constate que plus l'entropie du système est élevée, moins ses éléments sont ordonnés et moins ils sont tenus entre eux par des liens, et plus ils s’avèrent incapables de produire des effets constructifs et novateurs installant une coordination et les bases d’une structuration. Ainsi en est-il de l’entropie obtenue par l’effet destructeur de l’action entropique. Ce que nous retrouvons dans le “capitalisme du désastre”, nous l’avions rencontré dans la bataille de Verdun ; l’Allemand, chargé temporairement de la malédiction historique, y avait déterminé un espace clos, un monde en soi, le territoire entourant et protégeant la place de Verdun vers le Nord et le Nord-Est ; il lui avait appliqué un traitement d’artillerie d’une intensité jamais vue, dont le but était d’amener ce “monde en soi” à un état d’entropie affectant aussi bien les conditions naturelles, les psychologies et les chairs, qui permettrait la reconstruction d’une stratégie avec laquelle, sur ces bases complètement transmutées en une entropie générale, serait conduite la marche vers la victoire. L’Allemand, tout à ses rêves brumeux et wagnériens, ignorait qu’il était, dans cet instant du temps métahistorique, l’outil grossier et pesant du Système du “déchaînement de la matière”. On ne lui en fera pas grief, puisqu’il est ce qu’il est et qu’on le connaît bien ; d’ailleurs, qui s’en est aperçu précisément et sur l’instant, hormis quelques regards lumineux qui sont à jamais dans notre esprit ?

Il s’agit du même masque, qu’il s’agit de faire tomber. Comme Verdun en son temps, avec le sens du symbole qui fait dire qu’on a la marque qu’on mérite, ce “capitalisme du désastre” est aussi la marque de l’achèvement extrémiste, mais avancé dans la chronologie, et ainsi le signe de la proximité de l’achèvement effectivement chronologique, de l’évolution de l’“idéal de puissance” vers son accomplissement final qui est également et nécessairement sa chute finale. L’on sent bien que le système de l’américanisme, lui-même, sent bien cette urgence des temps ultimes ; il ne prend plus de gants, il tue, il détruit, il viole toutes les lois, y compris ses propres lois, il prétend partout affirmer son empire, à mesure que les défaites et les déroutes le contraignent à la défense par le verbe de la surenchère, par l’utilisation de l’arme suprême de la déstructuration, par le système du technologisme et le système de la communication, qu’il voudrait comme autant d’“armes absolues”, comme l’on disait des missiles nucléaires du temps de la Guerre froide. Lui aussi, comme nous-mêmes faisons, il cherche à rompre ; puisque c’est chacun dans un sens inverse, l’affrontement est inévitable.