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4095Le texte ci-dessous est la Troisième Partie du Deuxième Livre de l’essai métahistorique de Philippe Grasset La grâce de l’Histoire. La publication sur dedefensa.org a commencé le 18 décembre 2009 (Introduction : «La souffrance du monde»), pour se poursuivre le 25 janvier 2010 (Première Partie : «De Iéna à Verdun»), le 3 avril 2010 (Deuxième Partie : «Le “rêve américain” et vice-versa»), le 16 mai 2010 («Du rêve américain à l’American Dream»), le 26 juillet 2010 («Le pont de la communication»), et le 12 décembre 2010 («La transversale du technologisme»).
Ce Deuxième Livre de l’essai paraît sous le titre «
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21 – Quel retournement, disions-nous plus haut ! Par “retournement”, plus que jamais après les précédentes Parties où l’on évoque notamment le cas d’Agrippa et celui de Louis Bayle, nous entendons que la conception générale des périodes que nous avons tentées de décrire se tord, se débat, se subvertit, se déchire presque, – et enfin, se retourne complètement, – ou s’invertit, si vous préférez… Jusqu’alors cette conception des choses du passé et de leur histoire était organisée selon les perceptions des psychologies accordées à la mémoire collective et aux sensibilités de l’esprit de ces temps, en référence sans hésitation à l’illumination de leur propre passé jusqu’aux temps les plus anciens de la Tradition. Le retournement que nous constatons rend la conception désormais invertie insaisissable dans son évolution et inéluctable dans son verdict, elle qui prétend désormais transformer le temps historique, qui prétend le transmuter ; il rend la transmutation ainsi suggérée incompréhensible et donc inacceptable pour les observateurs qui ont l’esprit court, impuissants à saisir le sens de l’inversion puisqu’ignorants du modèle initial ou le méprisant, incapables d’embrasser la tromperie ainsi réalisée et finalement ridiculisant même l’idée qu’il ait pu y avoir tromperie pour pouvoir s’en sortir eux-mêmes intellectuellement et moralement sains et saufs par rapport à ce que je nommerais trivialement “les consignes du Système” … Le voile tombe sur ce théâtre et le retournement s’achève, dans sa réalisation autant que dans l’incompréhension qui accompagne sa production.. Il finit par acquérir la force d’une rupture totale, imposée à notre perception (à notre psychologie), sans que l’esprit s’en avise par conséquent, bientôt ordonnée selon la narrative si bien rangée de l’historiographie-Système qui commence à prendre ses quartiers d’habillage de la transformation du monde accordée à la vision générale de ce qui deviendra la modernité. L’histoire du monde se transforme en une production étrange, en ceci que la pensée-Système décidera désormais de ce que sera l’avenir du monde, organisant le récit du passé en fonction de cette décision. Nous reconnaissons alors aisément que, dans ce laps de temps, s’amorcent des changements conceptuels fondamentaux, qui concernent objectivement l’Histoire, devenue alors histoire débarrassée des structures fondamentales (histoire-Système, si l’on veut). Nous passons de la structure objective de la perception de l’Histoire qui rend compte de l’essence sacrée du passé à l’instructure subjectivée, qui se passe de perception, de l’histoire-Système recréant un passé à l’image de l’avenir qu’elle organise. Parlant de cette classe nouvelle des élites qui deviendra un corps organisé et policé, et policier d’ailleurs, que nous désignerons plus tard comme l’élite-Système, nous dirions que “leur vérité” du passé dépend désormais de ce que l’histoire-Système entend faire de notre avenir.
La matière concrète de ces remarques concerne principalement le retournement rupturiel de la référence fondamentale de l’humanité de ce temps-là d’autour de la Renaissance. Jusqu’alors, cette référence s’inscrivait comme une poutre-maîtresse dans la Tradition fixée dans le passé comme la source spirituelle de toutes choses, nécessairement comme une trace de la lumière des origines où l’infini de la perspective nimbait la cosmologie du monde ; désormais, cette référence est l’avenir, décrétée sublime par divination, lavée de tout soupçon de transcendance par la grâce interlope d’une sorte de divinité faussaire parfaitement maîtrisée, recomposée selon des normes dites “humanistes”, prétendant hausser l’univers à l’image de nos ambitions prétendues hautes, nous haussant nous-mêmes, du moins dans la prétention, selon les normes de notrehybris. La référence dite fondamentale change radicalement, du passé qui structure notre civilisation à l’avenir qui la transformera évidemment, si ce n’est en cours. Quelle tension soudaine et contradictoire dans cet amas de confusion présentant le plus bas pour le plus haut, remplaçant le passé par l’avenir, quelle force s’abattant et pesant sur nos psychologies, celles-ci confrontées à des torsions si considérables de notre perception ! Il va s’imposer impérativement à notre raison, de plus en plus subvertie dans ce sens, qu’il importe désormais de “ressentir” le monde à la mesure du nouveau schéma qui lui est offert, comme l’on impose sans barguigner une volonté, un horizon, un contexte de l’univers, une forme de vie, une façon de respirer et de retenir son souffle.
Pour parfaire la description de l’événement, nous ne manquons pas de rappeler aussitôt certaines choses connues, pour leur donner leur interprétation nouvelle, laquelle répondra des contradictions engendrées par le diktat identifié plus haut. Ces choses font de la Renaissance, avant le XVIIème siècle et en plus de sa pression cataclysmique et dissolvante sur le Christianisme, une rupture que nous qualifions, avec à peine un peu d’avance et tout juste un peu d’anticipation conceptuelle, – une rupture technologique. (L’on sait bien sûr qu’il faut considérer ce qualificatif avec des nuances, à la lumière de ce que le Système en fera plus tard, lorsqu’il se formera pour ce qu’il est, dans son extrême complexité, – système du technologisme, système de la communication, – et c’est un autre domaine que nous avons déjà exploré. Néanmoins, nous tenons à ce “technologique”, qui nous dévoile l’essentiel, qui est l’esprit de la chose.)
Nous observons, à ce moment du récit, que des événements divers et bien connus se développent, – l’ouverture du monde vers des espaces inconnus, vers l’Amérique principalement, la naissance de l’ancêtre du système de la communication avec l’imprimerie, la dynamique du mouvement et des échanges avec la Renaissance, dans la dimension culturelle mais aussi commerciale, au point où l’on parle déjà à ce propos de “libre échange”, la définition nouvelle du concept de “liberté” avec la dimension rationnelle et morale que cela entraîne, l’apparition de l’individualisme comme la nature même de la composition du monde selon un modèle paradoxal de décomposition (la “composition du monde” faite d’un “modèle de décomposition”). Ces événements suscitent un élargissement, une amplification et une accélération des activités, ainsi que, parallèlement, le développement d’une “spécialisation” de ces activités au nom d’un rangement rationnel nouveau. A la lumière de ces remarques, on peut également observer que ces événements esquissent, en même temps que l’agrandissement de l’univers et en partie à cause de cet agrandissement, une structuration du monde occidental en systèmes. (C’est également, en plus de “l’esprit de la chose”, pour la raison de ce constat que nous employons le qualificatif, pour l’instant d’apparence abusive, de “technologique” pour caractériser cette rupture ; le technologisme recèle comme principale conséquence sociale et, surtout, psychologique, le fractionnement et la déstructuration, qui sont d’autres mots pour désigner le processus conduisant à une “structuration en systèmes”, – puisque les systèmes tendent à organiser leur propre structuration en déstructurant l’ordre naturel.) Il s’agit des prémisses d’un processus de cloisonnement qui accompagne, d’une façon complètement paradoxale pour les esprits qui s’en tiennent à la seule référence quantitative pour juger du monde, le processus d’élargissement et d’extension de ce monde, – la “globalisation”, comme le mot a déjà été employé pour décrire cette période ; car il est paradoxal de proclamer une extension et une ouverture du monde avec la “globalisation” en même temps qu’une organisation de ce monde avec le cloisonnement en systèmes, qui est un processus de contraction et d’enfermement.
Ce cadre physique nouveau du monde de la Renaissance et alentour, perçu pour une grande part en dehors des événements spécifiques de la Renaissance comme nous l’avons envisagée et de leur contrainte, génère littéralement, dans la perception qui en est offerte sinon imposée, un univers nouveau dans sa substance. On y trouve, en développement essentiel et littéralement bouleversant, l’expansion formidable du Nouveau Monde, dont nous savons déjà quelle importance “opérationnelle” et symbolique il a pour la modernité. Cette expansion, ce “cadre physique nouveau du monde”, est en général caractérisée avec emphase, avec un emportement enthousiaste, selon le jugement moderniste, comme un immense mouvement d’ouverture, – le mot est important, – une sorte de prélude grandiose à la modernité, comme une intronisation ; effectivement “ouverture” de la modernité, si la modernité peut être perçue sous la forme d’une symphonie ; et alors comme l’“ouverture” prémonitoire d’une Symphonie du Nouveau Monde qu’on aurait composée par avance. On lit ou on entend souvent à propos de cette époque le mot de “globalisation”, que nous avons introduit plus haut dans le cours de ce récit, qui nous est venu sous la plume avec quel naturel ! On connaît les vertus attachées à ce mot, “globalisation”, qui n’est pas loin d’être sacralisé, et, par conséquent, tout le reste de cette époque qui va dans ce sens l’est également. C’est de cette façon précisément que nous pouvons parler d’ouverture, effectivement perçue dans ce cas, à ce moment du temps historique, comme représentative de la spécificité même de la vertu du développement de la modernité, – comme son symbole : la modernité s’ouvre et ouverture de la modernité.
… Pour autant, l’espace et le matériel y jouent leur rôle, je veux dire l’anatomie physique et géographique du phénomène de cette expansion du monde autant que ses caractères techniques, commerciaux, etc. L’“ouverture”, on l’a vu, est d’une telle importance qu’on en doit faire un symbole ; et alors, le symbole de la chose tient cette place essentielle pour la modernité parce que la réalité en train de se transmuter s’en porte garante. Cela n’a rien d’un hasard mais correspond parfaitement aux exigences de rationalité scientifique qui s’imposent avec la modernité. L’idée sous-jacente et implicite est que le symbole participant à la fondation de la modernité doit rendre compte de sa propre réalité comme d’un devoir de véracité quasi d’ordre scientifique, au sens moderniste de ce terme. En songeant à ce phénomène d’“ouverture” comme à un symbole, il importe également que nous consultions les cartes, les exemplaires des premiers livres sortis de l’imprimerie, etc., et que les uns et les autres ne nous démentent en rien par rapport à leurs prétentions, qui devront fonder et sanctifier à la fois, d’une façon ou l’autre, le symbole. Il nous importe, à nous, d’identifier effectivement, ou, dans tous les cas, d’évoquer précisément les caractères physiques et opérationnels de ces éléments, pour comprendre parfaitement la perspective qu’ils nous offrent, et apprécier leur confrontation avec les exigences d’un symbole (“ouverture”) qui est celui de la modernité.
Une remarque importante nous vient alors à l’esprit. Les manifestations physiques et matérielles de ces éléments dont on requiert qu’ils participent à la fondation de la modernité aussi bien par eux-mêmes que par rapport au symbole qu’ils doivent adouber, répondent positivement à cette exigence du point de vue quantitatif ; la puissance, l’étendue spatiale, la novation technique (bientôt technologique) audacieuse, comme facteurs d’une dynamique quantitative supplémentaire, sont présentes. Mais le but essentiel, qui doit être essentiel pour le symbole dans tous les cas, ce but reste d’un ordre qui se voudrait qualitatif. Il est résumé selon la dialectique moderniste, comme l’on parlerait d’une conclusion intégratrice, par le terme déjà plusieurs fois mentionné d’“ouverture”, qui fait effectivement partie de l’arsenal dialectique de la modernité ; “ouverture”, cette notion glorieuse, exprimant à la fois la novation, la rupture avec le passé, le refus des principes hiérarchiques d’autorité et de légitimité s’accordant en général à la Tradition, l’acceptation par l’esprit de tous les somptueux atours du Progrès, de toutes les conceptions nouvelles. Cet aspect de l’évolution décisive vers la modernité que constitue la Renaissance est par conséquent tout aussi décisivement considéré comme une “ouverture”, à la fois ouverture du monde et ouverture sur le monde, aussi bien qu’ouverture sur l’à-venir. (… Et “ouverture”, bien entendu, dans le sens vu précédemment d’une inversion du sens historique, avec l’humanité elle-même vue comme point central cosmique du monde, dont le fondement est à trouver désormais dans l’avenir et nullement, jamais plus, dans le passé ; toutes les remarques peuvent être rassemblées, on verra qu’elles répondent au mot d’ordre.)
C’est alors qu’un constat d’une considérable importance nous arrête. Une observation du phénomène plus substantielle, plus accentuée du point de vue symbolique, avec des références dépassant les seuls termes convenus du terrorisme dialectique de la modernité, avec un sens du choix des jugements permettant de passer outre aux diktat variés de la même modernité, nous conduit à une conclusion inverse de l’esprit de toute cette jubilation moderniste. L’ouverture ne l’est pas vraiment, c’est-à-dire pas du tout lorsqu’on pousse la logique qui importe ; l’“ouverture” vers les nouveaux mondes (le Nouveau Monde) se fait en même temps que l’on découvre la rotondité de la terre, ce qui constitue la forme et le volume à la fois de l’espace le plus parfaitement refermé qu’on puisse concevoir ; l’ouverture est bien un facteur quantitatif mais il serait trompeur et faussaire d’en faire un facteur qualitatif de cette signification : l’espace nouveau est grand mais il est fermé.
De même, pour ce qui concerne l’autre aspect d’“ouverture” déjà mentionné, lorsque nous parlions de l’imprimerie… Dans ce cas, dit le diktat moderne, “ouverture” de la diffusion de la culture, de l’éducation de l’esprit, des connaissances, de l’intelligence et de l’élévation de l’esprit, cela encore au profit de la modernité, cela va sans dire. (Quelle heureuse occurrence, en vérité, que la première célébrité, – on dirait star ou people, aujourd’hui, – de cette “ouverture” majeure ait été Luther et ses Thèses, parmi les premières production de l’imprimerie celles-ci qui furent massivement déstructurantes, qui furent le signal de la grande Réformation, dont on sait le destin, la réputation et la gloire moderniste.) Pour notre compte, il ne nous semble pas déplacé ni particulièrement tatillon d’observer que cette “ouverture”-là permet surtout aux petites littératures et aux littératures subversives de se répandre, souvent grâce à des puissances d’argent qui y voient leurs intérêts ; ces littératures qui n’auraient guère trouvé de relais de diffusion sans l’imprimerie, qui en trouvent de plus en plus à mesure que les techniques se développent. De même et au-delà, à partir de l’imprimerie et grâce à l’imprimerie, existe la possibilité d’un développement galopant de tout l’apparat de mystification et d’inversion systématique des productions du système de la communication, de toute cette machinerie d’abaissement de l’être, de déstructuration des esprits, de dissolution de l’âme. Je dois suggérer avec la plus grande insistance qu’à la lumière des événements tels qu’ils se déroulèrent ensuite, aux rôles que jouèrent, – cela, dans notre conception générale, – les mazarinades (“art” du pamphlet apparu lors de la Fronde), le persiflage, tout le monde des pamphlets et libelles dans la grande entreprise d’épuisement de la psychologie dont on sait qu’elle prépare les révolutions, le tournant de la fin du XVIIIème siècle et le “déchaînement de la Matière” qui est l’ouverture à l’intrusion du Mal, puis effectivement le développement de “tout l’apparat de mystification et d’inversion systématique ”, à cette lumière on est conduit à proposer avec force et insistance l’hypothèse que cette formidable “ouverture” qu’est l’imprimerie profite d’abord à l’instauration de la modernité, par les moyens les plus bas auxquels cette modernité va nous confronter, subversion, propagande et virtualisme, avec la dégradation de la pensée et des mœurs qui s’ensuit. Ainsi en est-il de l’“ouverture” dans cette occurrence également ; “ouverture” par effondrement de la qualité, “ouverture” comme fermeture de l’esprit par conséquent... Mais qui en aurait douté ? Dans ce cas encore, lisant à notre façon sous l’inspiration appréciée de façon critique du diktat moderne, “ouverture” signifie enfermement après installation des bornes, à ne pas franchir, de la culture et de la pensée modernes, – effectivement “fermeture de l’esprit”.
Ainsi en est-il de l’inversion, sans coup férir et aussi bien dans le sens même du mot, dans les sens géographique et culturel si l’on veut, par trahison du sens et retournement du symbole sans aucun doute, selon une méthodologie orwellienne aujourd’hui bien connue : “ouverture” signifie “fermeture” ; “libération”, “enfermement”. Il faut élargir (on n’ose dire ”hausser”) cette perception au niveau de l’esprit de la chose, pour considérer exactement quel Nouveau Monde nous offre ce tournant capital, quand nous choisîmes cette monstruosité de l’inversion de fixer notre origine dans l’avenir que nous allions tracer plutôt que dans la Tradition venue de ce que nous nommons désormais avec un mépris inimaginable jusqu’alors, – le “passé”.
(Encore serait-il approprié de nuancer grandement ce que nous devons entendre par “passé ”, pour échapper complètement et décisivement au diktat moderniste. Julius Evola, homme de la tradition, dit de la pensée “originelle” ou “principielle” qui ressort de la Tradition qu’elle n’est pas un “retour en arrière”… « C’est une pensée “originelle”, elle ne remonte pas en arrière dans le temps, elle s’élève verticalement hors du temps en direction du noyau transcendant… » [Giovanna Monastra, Julius Evola, des théories de la race à la recherche d’une ethnologie aristocratique, Nouvelle École n°47, année 1995].)
Soudain, l’échappée vers les hauteurs de l’inconnu, au-delà des majestueuses Colonnes d’Hercule montant vers le Ciel (“hors du temps”, vers “le noyau transcendant”), cette envolée qui avait caractérisé et nourri l’inspiration et l’intuition des temps anciens, qui avait enfanté Homère et son Odyssée, qui avait nourri Platon, se transforment en un espace, considérable certes, mais désormais borné, dans lequel la rotondité de la Terre ne laisse aucune échappatoire. Les intuitions et les symboles infinis n’ont plus de perspective à mesure. Le savoir intuitif et symbolique autant que de la nature même perçue par l’esprit devient connaissance de plus en plus strictement contrôlée, et la connaissance est enfermée, abaissée dans la matière, dont la formulation adéquate va dépendre de la machine. Bientôt, tous les esprits pourront en faire leur profit et usage, précisément vers le bas et jusqu’au plus bas. Là aussi, l’échappée vers l’inconnu et les perspectives hautes à mesure sont écartées au profit d’espaces considérables, de mieux en mieux identifiés et donc de plus en plus bornés. Les “grandes découvertes” géographiques, qui n’auraient dû rester que cela, sont une façon de reconnaître les dimensions, bientôt clôturées, du pré carré de la modernité. Devant la tâche d’organisation du Nouveau Monde qui s’impose à lui, l’être humain va se faire sapiens commode et arrangeant, individu entrant dans la série de la productivité nommée individualisme, ne cherchant pas à trop identifier les caractères du Système qui l’oppresse, ou bien il va se faire sapiens autoritaire et habile, déjà prêt à servir le futur Système ; et la plupart jugeant fort avantageux et comme s’il s’agissait de la vertu du service de l’esprit et de son savoir, de s’inscrire dans des systèmes renvoyant au Système et de réduire leurs connaissances au service de l’allongement sans fin et de l’enfermement de ces connaissances dans des domaines de prédilection organisés en systèmes, où triomphent l’avantage et l’intérêt qui tirent vers le bas…
Il s’agit alors, au-delà dans le raisonnement, et pour résumer et intégrer tout cela, de l’établissement d’une sorte d’“enfermement” de l’esprit baptisé élégamment “libération”, l’esprit qui serait effectivement “libéré” des élans vers les hauteurs par conséquent. Ce qu’on lui promet comme une libération est une sorte d’“enfermement” extrêmement hermétique, et la règle faussaire par inversion totale et totalitaire est ainsi définie. La vision sans contrainte du monde qui régnait jusqu’alors, où l’inconnu semblait laisser la place à la possibilité de l’hypothèse de l’infini dans la spéculation à propos de la spiritualité, dont la gloire et l’élévation lui étaient suggérées par l’intuition haute exerçant son illumination dans ces délicates nuances qui forment les promesses des accomplissements spirituels dans les perspectives les plus pures, cette vision est soudain rompue ; elle se trouve désormais invitée sans autre ménagement à la réduction ; elle est conduite à se glisser dans une dynamique structurée qui, bientôt, s’établira comme un système, et bientôt à l’image du Système, comme un corset pompeusement décoré de la pensée dirigée vers le bas, ce corset qui se nomme Progrès lui-même, producteur lui-même de sa propre vertu, perçu à l’égal d’un Dieu abaissé à mesure et, lorsqu’Il est assez bas, le remplaçant avantageusement. Tous ces éléments transmutent les immenses promesses que certains entretenaient encore à la lumière de la Renaissance, symbolisées désormais par des mots qui ont cette vocation d’enivrement de l’esprit, en une tromperie qui inverse le sens spirituel de l’Histoire et prépare la psychologie humaine aux traitements insidieux qui la conduiront à l’abaissement.
Derrière le caractère de vastitude, de libération et de novation de cet ensemble de promesses, on trouve une construction d’enfermement d’une facture complètement nouvelle, à laquelle le sapiens, qui en a été l’architecte involontaire derrière les tromperies du domaine, s’empressera de donner ses lettres d’une noblesse étrangement caractérisée par une bassesse fort satisfaite d’elle-même, en digne productrice de l’inversion de la noblesse. Au lieu d’être “libéré”, au sens réel de la chose qui est de se tenir hors des contraintes qui s’exercent au profit de forces obscures, on découvre et on développe les “contraintes” de la “libération” qui sont celles de l’espace nouveau, de la circulation qui fait qu’on sillonne cet espace, de l’état d’esprit qui fait de cette aventure terrestre un programme nommé “modernité”. Avant la Renaissance, les perspectives du monde physique étaient inconnues ; avec la Renaissance, on reconnaît leur immensité, mais également et surtout leur finitude, caractérisée nécessairement par la forme de rotondité de la terre, devenue globe et devenue nécessairement fermée, emprisonnant d’une certaine façon tous les élans des temps passés. Avant la Renaissance, la connaissance était dispensée avec la précaution de l’élancer vers la plus grande hauteur possible, pour en faire un savoir initiatique ; avec la Renaissance, s’annonce le déluge de la quantité, déluge qui affecte la connaissance, qui va l’abaisser de plus en plus sous son propre poids, jusqu’à nourrir un savoir inversé, s’enracinant dans l’ombre lugubre des abysses de la pensée.
Lorsque les éléments constitutifs de l’époque nouvelle sont considérés, on mesure le poids et la force de la pression terrible qui s’exerce désormais sur ce qui s’affirme et s’exhibe comme une civilisation nouvelle, par le biais des exigences de la “libération” qui prétend en être la matrice. Désormais, le monde brutalement “libéré” et ainsi entré dans des limites désormais connues, se trouve enfermé par ce qu’on ne peut identifier que comme “la matière” tant la force développée ne fait que plonger vers le bas, sous l’empire encore insidieux et point encore identifiable de la Matière, désormais majusculable à souhait, considérée dans toute sa puissance, et ce monde déjà coupé de l’inspiration et de l’intuition de la spiritualité la plus haute.
22 – Nous découvrons alors que ces tensions et ces torsions désormais imposées aux psychologies, dans le terme de l’époque de la Renaissance et dans ce qui suit, avec une telle constance et une telle nécessité, conduisent à la formation d’une “psychologie collective” de rupture et de crise, et que c’est à elle, et que c’est sur elle que s’appliquent ces faits transformés en interprétations puis en autant de forces de contrainte psychologique. On joute à tout cela, comme une sorte de révélateur découvrant la vérité d’une époque aussi glorieuse que la Renaissance, l’“anarchie intellectuelle” que résument la vie aventureuse et l’exemple extraordinaire d’Agrippa, avec le pessimisme fondamental, – et paradoxal pour la Renaissance, – qu’illustre ce grand érudit, et le tableau est complet. Comme nous le savons effectivement depuis la Renaissance devenue borne sacrée de l’intronisation de la modernité, il va s’imposer aux artisans de la modernité la nécessité de sortir de cette pressante confusion une attitude cohérente, une doctrine droite et conquérante, la formule de l’avenir d’un monde débarrassé des intempestives et archaïques interventions de la transcendance.
Imaginez donc ! Que de vigueur et d’énergie dépensées par leurs propres psychologies, par les hommes de ces temps intermédiaires, pour assumer cette confusion générale, avec ce bouillonnement et finalement ce retournement de la psychologie collective ! Il faudra passer de l’angoisse et du pessimisme à l’optimisme de l’avenir, de la répudiation furieuse de la raison humaine de la scolastique médiévale à la glorification béate de la raison humaine de la modernité, et cela sans que rien dans la vérité des événements ne justifie vraiment cette formidable contradiction. Que de tensions maintenues constantes sur la psychologie, pour assurer que les perceptions et les impulsions données par cette psychologie ne viennent pas contrarier le jugement que la raison conquise par la subversion accepte par avance jusqu’à l’appeler de tous ses vœux, – le triomphe de la modernité, – et cette psychologie conduite,manu militari pourrait-on dire, à se soumettre à lui ! L’exclamation doit être renforcée, structurée jusqu’à l’effort permanent, jusqu’à la torsion constante car ce phénomène doit être élargi à ce qui précède immédiatement, qui embrasse finalement la Renaissance dans sa totalité et son extrême complexité, telle que nous la présente un Funck-Brentano ou un Agrippa, qui embrasse encore plus largement le phénomène de l’effondrement du socle du Christianisme tel que nous l’avons envisagé jusqu’à l’irruption de Louis Bayle et de sa République des Lettres ; car cette transmutation universelle vers la modernité doit être considérée tous partis confondus et hors de tous les partis, embrassant la vie générale elle-même, les pratiques et les mœurs, les habitudes et les comportements ; car cette transmutation universelle vers la modernité doit être appréciée sans chercher pour notre compte, répétant en cela notre principe directeur, où se trouve la justice et où l’on trouve l’imposture, et d’ailleurs si ceci et cela peuvent être identifiés en un esprit commun ou en un courant spécifique, s’il n’y a pas là au contraire un autre aspect de la confusion déjà rencontrée, où tout se mélange sans se fixer. Nous tiendrions alors une observation beaucoup plus convaincante pour renforcer notre hypothèse des effets sur la psychologie, cette hypothèse qui nous importe essentiellement parce qu’elle colore et dirige toute notre démarche dans la description de l’évolution de la situation jusqu’au seuil de nos grandes révolutions et du tournant de la “deuxième civilisation occidentale”.
En effet, il s’agit bien d’une pression constante, d’une force très grande qu’on impose à sa psychologie, pour maintenir dans le cadre d’une cohésion apparente ce retournement trompeur et cette rupture subversive, avec ce tourbillon faussaire de l’“inspiration” de la chose qui tourne sans le moindre sens pour leur donner vie, pour leur assurer le souffle de la durée jusqu’à ce qu’ils deviennent, ce retournement et cette rupture, à la fois la logique, la raison, la nature et la vertu même des choses. Il s’agit du grand thème de la distorsion constante de la psychologie à laquelle celle-ci est conviée, que dis-je, contrainte, comme l’on dit d’une pression permanente de “remise en perspective”, qui est le terme pour désigner les habituelles démarches de subversion de la pensée dans les établissements universitaires initiés et dans les cabinets des pouvoirs occultes que tout le monde bien informé connaît et fréquente. Il s’agit d’un travail permanent, secret, épuisant dans un sens et pour tous les sens, un travail des psychologies conduites à accepter cette mobilisation également permanente. Il s’agit d’une main de fer, d’une poigne de géant, d’une étreinte sans faiblir, toutes ces choses par où la dynamique de la force dont on se convainc de plus en plus impérativement qu’elle est suscitée par la matière elle-même, – nous ne sommes pas loin ici d’apercevoir le tournant du “déchaînement de la Matière” qui se profile, – s’exerce à l’encontre de cette psychologie qui devrait au contraire donner l’aliment même de la pensée libérée, sa forme, son orientation, son ouverture à d’éventuelles illuminations extérieures. Il faut ajouter enfin que tous ces processus de pressions et de contraintes ainsi décrits se manifestent, dans la plupart des cas, et là aussi selon une acceptation coutumière des pressions et des contraintes qui permet d’écarter les tourments de conscience devant la réalité de la chose, dans une situation où, justement, l’esprit préfère le mécanisme de l’inconscience des forces auxquelles est soumise la psychologie sur laquelle il s’appuie. Il s’agit de fabriquer un cadre strict, impératif, qui “donne sens” à tout cela, sans contestation de soi-même contre soi-même, dans le sens du moderne, jusqu’à former la perspective moderniste.
Nous n’avons parlé que de contraintes, auxquelles s’ajoutent les effets des premières techniques et technologies de la communication qui se développent, qui, elles aussi, s’engouffrent dans la perspective moderniste… Imaginez, dans ces conditions, dans toutes ces conditions minutieusement pesées et ajoutées les unes aux autres, la fatigue de la psychologie, des psychologies individuelles et, d’une façon générale, de la psychologie collective qu’on a identifiée plus haut ; mesurez l’état de fatigue où les psychologies se retrouvent toutes, dans un tel parcours de pressions et de contraintes, pour assurer et valider comme étant la nouvelle Vérité du monde ce retournement complet de la perception qui va alimenter les esprits et, bientôt, inspirer les plus hautes intelligences. Il s’agit d’un processus qui, à force d’être évident, devient presque naturel, et tout aussi naturellement dissimulé par le précieux secours de l’absence de conscience de la chose. (Il est singulièrement difficile, lorsqu’on se trouve placé, par la situation sociale, dans le cours de changements et de progrès dont on ne peut faire autrement qu’en user, et souvent à son propre avantage, de réussir à en distinguer la perversion pour en dénoncer l’esprit. Il n’est pas aisé, lorsque votre psychologie subit effectivement les effets d’une telle fatigue, d’observer cette évidence que la “vérité” ne peut être “nouvelle” ni celle “du monde nouveau”, qu’elle est et que cela suffit, qu’on pourrait tout au plus la nommer “vérité du monde”, qu’elle était déjà avant qu’on affirmât que son contraire était devenu “la nouvelle Vérité du monde”, qu’il y a par conséquent dans cette affirmation tous les indices de la subversion comme acte du Mal, puis de l’inversion qui s’ensuit.)
Ce souligné du mot en gras (“fatigue”), cet artifice de la typographie pour rendre toute la force de la contrainte, entraînant la pensée, qui s’est déployée à cette occasion, – car voilà que l’on tient le nœud de l’aventure !
23 – … “Fatigue”, en effet, – le mot est dit. Dans ce parcours du retournement incroyable des perceptions de cette époque terrible, où s’entrechoquent Renaissance, Réforme, pourriture papale portée à son sommet par le “Borgia pape !” de Nietzsche, licence et libération des mœurs, haute culture et sublimation du grand art, “anarchie intellectuelle” et pessimisme, magie et humanisme, guerre des religions et classements à la fois logiques et faussaires des acteurs, confusion des valeurs et contrainte des jugements, tous les ferments de la modernité à la fois rêvée et réelle, tout cela couronné par la déstructuration du Christianisme et le “Grand Siècle de l’Intolérance”, – dans ce tourbillon et à cause de ce tourbillon se trouvent la graine et le ferment d’une terrible fatigue de la psychologie. Elle seule, et nullement le complot, ni le parti pris, ni les idées, ni les jugements faussés et confus sans qu’on ait la moindre idée de celui qui se rapproche d’une réalité satisfaisante et moins encore de la vérité elle-même, elle seule, la fatigue, explique l’évolution des esprits par une sorte d’“enchevêtrement cadencé”, mécanique, de la psychologie durant les deux siècles qui suivent. Elle seule, la fatigue, explique que les plus hautes intelligences, les plus superbes talents, tenant pour acquises ces perceptions permises et forcées par le désordre d’événements emplis de ces contradictions qu’on a observées, vont se trouver dans un état d’extrême vulnérabilité lorsqu’interviendra cette force historique immense qui prend naissance au cours du XVIIIème siècle et s’affirme décisivement au tournant des XVIIIème et XIXème siècles… Cette force, attirée par cette fatigue psychologique et la vulnérabilité qui s’ensuit, ou bien profitant d’elles, comme si elle existait, cette force, aux aguets, tapie dans les profondeurs de la matière, bien avant que l’occasion ne se manifeste ? – Question déjà posée, comme un avertissement fondamental, que nous retrouverons plus loin, sans aucun doute, qui tient la clef fondamentale de notre appréciation générale...
Ce que j’entends décrire ici, je le répète avec la plus grande force possible, n’est pas une évolution spécifique de la pensée occidentale (la modernité, les Lumières, etc.), même si c’est de cela qu’il pourrait sembler s’agir à première vue ; mais l’évolution de la pensée occidentale, d’abord parce que la fatigue de la psychologie, construisant, installant et absorbant ces retournements incroyables de la perception, donne à la pensée, avec cette psychologie, un outil usé, perverti, qui n’a plus rien de la précision et de la rigueur d’emploi qui font sa force. La psychologie fatiguée, épuisée, de l’Occident entrave la logique et la rigueur de la pensée, amollit cette pensée, favorise le sentimentalisme, la sensiblerie du raisonnement. (La maladie viendra ensuite, conséquence de la fatigue, lorsque la “force historique immense” se sera installée en triomphatrice, après le tournant du XVIIIème au XIXème siècle ; ce sera la névrose moderniste, qui fera renaître dans ses extrêmes catastrophiques la maniaco-dépression caractéristique de la psychologie humaine en crise terminale.) La pensée reste haute, la plume est superbe, le talent immense, comme on les trouve dans les grands esprits de la période, mais tout cela est frappé de la vulnérabilité qu’implique la fatigue de la psychologie ; c’est la ruse ultime du Mal que de n’avoir pas abaissé les esprits avant de les subvertir, mais de les avoir subvertis pour mieux qu’ils s’abaissent eux-mêmes... Fatigue et vulnérabilité sont des états qu’on peut réparer ou tenir à distance, donc de peu d’importance pour le caractère et pour le jugement ; lorsqu’elles affectent la psychologie, on ne les distingue pas, ou bien on les tient comme choses négligeables si l’on s’en avise un instant. En conséquence de tout cela, avec contradictions et paradoxes dans le sens qui importe, nous tenons au contraire qu’il s’agit de facteurs essentiels, qui installent la scène terrible du drame qui va se nouer à la fin du XVIIIème siècle.
L’outil de la pensée, la psychologie qu’on a vue épuisée, intervient dans l’orientation de la pensée avant que la conscience et sa raison n’abordent le labeur de concevoir, d’ordonner et de formuler cette pensée. L’outil est distordu par la fatigue, il a perdu subrepticement sa fonction d’outil au service de l’esprit pour devenir quelque chose qui oriente, qui influence l’esprit par sa faiblesse et sa fourberie involontaires, – l’influence, l’arme des faibles et des fourbes. Son influence est toute entière marquée par l’imprégnation à laquelle il cède d’une conception émolliente et sentimentale des choses. Littéralement, c’est-à-dire mécaniquement, l’outil est gauchi. Dans le cours de ce même processus d’épuisement de la psychologie résultant des bouillonnements des XVème, XVIème, XVIIème siècles, que sais-je ; avec les interprétions auxquelles on était conduit, d’apparence séduisantes mais également épuisantes par les paradoxes et les contradictions, il se développa quelque chose que nous pourrions désigner comme une sorte de “pensée conformée” ; mais il s’agit d’une “conformation” vile et basse, cédant au plus tentateur ; et, dans cette sorte, le résultat est, avant que le processus de la pensée véritable n’intervienne, une pensée conformiste inscrite dans un schéma d’un conformisme très puissant, très prégnant, puisque formé lui-même à partir de tous les accidents historiques qu’on a décrits. En quelque sorte, l’essence (le conformisme) a précédé la substance (la pensée) ; et cette pensée conformée, évidemment, dans le sens de la confusion, de la mollesse, de la faiblesse même, de la vulnérabilité à la tentation des subversions évidentes mais fort joliment maquillées.
Reste ce fait que l’esprit pris dans son sens le plus vaste qui le place au-dessus de la raison, lorsque l’intuition haute l’investit de toute sa puissance glorieuse, s’en trouve affaibli et rendu stérile, infécond, par sa propre fermeture à cette intuition qui dérange sa conformation, voire son conformisme. L’intelligence d’un tel esprit ainsi abaissé n’a plus le rôle qu’on lui assigne et la grandeur éventuelle de cette intelligence peut devenir une tromperie, si le produit de cette intelligence elle-même est une tromperie influencée par la psychologie transformée en un outil usé et gauchi qui en fait une inspiratrice intrigante. Les intelligences les plus hautes peuvent le rester effectivement mais elles peuvent en même temps porter la marque de la fatigue de la psychologie comme nous l’avons décrite, et être faussées à mesure, c’est-à-dire hautement. Une terrible mécanique de perversion de la pensée se met en place, où le sophisme va s’installer, appuyé sur le diktat de la vertu morale et la tentation du confort de l’irresponsabilité intellectuelle qui se manifeste dans l’acceptation de ce diktat.
Il est nécessaire d’affirmer hautement que, dans la description de cette hypothèse à la fois psychologique et historique, nous induisons l’affirmation d’une indépendance considérable et d’une différence également très grande des deux processus, entre le processus de la psychologie et le processus du développement de la pensée sous la conduite de la raison. La psychologie considérée comme un outil, et comme un outil autonome, pouvant ingérer des influences qui lui sont propres (ou des influences extérieures qui lui sont devenues propres) et qui auront un effet sur la pensée, subit une fatigue qui n’est pas un simple dysfonctionnement biologique mais qui a une influence intellectuelle. La psychologie est “fatiguée”, comme on l’a vu, comme l’on dit à un conducteur “vous fatiguez votre voiture” parce qu’il la fait fonctionner en première ou en seconde vitesse à très haut régime alors qu’il devrait enclencher la troisième ou la quatrième vitesse ; il s’agit de la “fatigue” d’un usage à contretemps, pris à contre-pied… Mais l’essentiel dans cette erreur qu’on décrit volontairement au plus bas, comme mécanique, est qu’elle s’exprime finalement par des contresens et des faux-sens qui vont influencer la pensée. Le contretemps et le contre-pied mécaniques s’expriment, lors du passage de la psychologie à la pensée, par des contresens et des faux-sens qui affectent l’intelligence du monde, à ce point fondamental du passage entre le domaine de la perception inconsciente de la situation du monde conduite par un processus psychologique épuisé et celui de la formation de la pensée. Le résultat est en effet cette situation terrible où la plus haute intelligence, la pensée et le talent les plus élevés ne sont plus du tout une garantie assurée d’un jugement mesuré de la situation du monde, ni une garantie de justesse et de sagesse alors que l’esprit croit au contraire que ces vertus évidentes sont toujours présentes et actives.
Le lecteur garde toujours à l’esprit que nous ne sommes nullement dans le domaine de la critique de la pensée, de l’opinion que cette pensée exprime, du jugement qu’exprime cette opinion. Nous nous plaçons en deçà de ce processus intellectuel au sens le plus large, chronologiquement avant que ce processus n’ait lieu. Nous tentons de décrire comment la pensée occidentale a “progressé” (nous aurions préféré le terme “évolué” mais l’on comprendra la logique du choix puisqu’il s’agit d’évoluer vers la “pensée progressiste” caractéristique de la modernité) pour parvenir à une situation où la catastrophe a été rendue possible, où elle s’est effectivement déclenchée et répandue comme une traînée de poudre conduisant à l’apparition catastrophique d’une peste épouvantable enfin reconnaissable comme telle. Au point de fusion de cette “apparition catastrophique” de la peste se trouve la conjonction de trois événements qui eux-mêmes renvoient, comme en un cercle vicieux qui serait le piège d’une histoire à cet instant totalement subvertie, à cette même “progression” de la pensée occidentale, – la catastrophe, avec nos “trois Révolutions”, entre 1776 et 1825, pour prendre au plus large, entre la Déclaration d’Indépendance des USA et la fameuse phrase qui épouvanta Stendhal (« Les Lumières, c’est désormais l’industrie »), – Révolution américaniste, Révolution Française et révolution du choix de la thermodynamique.
L’évolution des affaires du monde et de la civilisation qui prétend mener ce monde pressait dans le sens où l’on pouvait voir et interpréter ce spectacle général comme une “progression”, – bien cela, “progression” et non “évolution”. Les progrès des sciences, la grandeur des arts et des lettres, l’éblouissement des Lumières et d’une incomparable civilisation, toute entière inspirée par le brio français, – la situation de la psychologie française entraîne le reste, – laissent à penser à l’historien qui se contente des apparences que l’évolution des idées suivait évidemment cette sublime progression de la civilisation. Mais la fatigue psychologique était à l’œuvre et poussait à des termes politiques nouveaux, suggérés par la “pensée conformée” de et par cette même fatigue psychologique. La liberté grandissante des esprits engendre en général, lorsque ces esprits sont privés de la structure solide d’une psychologie saine, un besoin presque sensuel de liberté toujours plus grand marqué par l’aveuglement des perspectives et l’inattention pour les effets, qui se traduit par la lassitude méprisante de l’ordre et le besoin exaspéré, presque névrotique, de sacrilège. (Nous donnons à ce mot son sens le plus large, au-delà du sens religieux, et certainement plus proche du sens métaphysique : un sacrilège contre le rangement naturel et harmonieux du monde.) Observer cela dans le cours du XVIIIème siècle, c’est annoncer ce qui serait le caractère de confrontation extrême et sauvage de la “deuxième civilisation occidentale”, avec sa rupture d’équilibre au profit de l’idéal de puissance exprimé par l’hybris (la démesure), brusquement dressé contre l’idéal de perfection. Ainsi le XVIIIème siècle enfante-t-il ce qui, à son terme, sera la trahison de lui-même selon ce qu’il aurait dû lui-même vouloir être. La pente est ouverte au sacrifice du sens au profit de la liberté déchaînée comme une licence de l’esprit de s’affranchir de toute règle et de toute mesure, cette liberté si exaltée, si ivre d’elle-même qu’elle serait bientôt l’accoucheuse du besoin de puissance. La fatigue psychologique, qui conduit en réalité ce processus, ou plutôt ce déraillement du processus de la civilisation, renforce encore ce déraillement jusqu’à envahir l’esprit du vertige de la puissance qui va naître comme naturellement de cette spirale catastrophique.
24 – Mais voici une étape inattendue, imprévue, certainement dans mon chef jusqu’à fort récemment, avant que je n’entreprenne d’écrire ces lignes, toujours dans leur premier jet (mai-juin 2010) ; une étape dont l’intérêt, voire la force, me sont apparus comme une illumination esquissée puis de plus en plus insistante, tant elle éclaire le domaine de la psychologie qui est notre propos ; tout cela, jeux de lumières obscurcies et d’ombres éclairées, pour mieux saisir le Siècle des Lumières, – le saisir bien plus que le comprendre, sans aucun doute, comme l’on saisit dans le cours de son vol gracieux et nonchalant une vérité qui mettrait toute son habileté gracieuse à se tenir dissimulée, qui mettrait son point d’honneur à ne point paraître pour ce qu’elle est. L’étape s’impose comme nécessaire puis, bientôt vitale, lorsque l’on a deviné l’importance de son objet qui semblait d’abord ne répondre qu’à la futilité. Il faut se garder de trop vite conclure avec la mise à jour des entêtements et des certitudes de caractères effectivement si futiles, et insister au contraire, pour découvrir que leur habileté se trouve dans cette volonté sarcastique de parer leur futilité d’irresponsabilité, – et de ricaner du bon tour ainsi joué, simulacre parfaitement réussi. Il se trouve au contraire qu’à explorer la chose, on découvre que cet étalage de futilité dissimule un grand dessein qui n’est pas nécessairement le fruit d’une organisation humaine, qui ne l’est même pas du tout, qui échappe ainsi à notre entendement immédiat ; un grand dessein qui, lorsqu’il est découvert, porte notre tragédie.
Il s’agit donc, à nouveau, de notre Siècle des Lumières. Sous un certain éclairage dont l’effet ne laisse pas de nous surprendre, le Siècle des Lumières prend des allures amies de notre thèse en se donnant une dimension humaine, marquée également voire essentiellement, par l’ambiguïté, l’incertitude, l’hésitation ; la frivolité dissimulant la préoccupation inconsciente, la dérision cachant l’inquiétude de l’irresponsabilité défiante, – comme si, à l’instant de franchir le pas par bravade, ce siècle se retenait, mais se moquait lui-même d’encore se retenir, et d’une moquerie qui a du mal à dissimuler une certaine inquiétude… Comme s’il devinait, le siècle, ce qui nous attend, et ce qui l’attend, lui d’abord, mais sans en convenir une seconde certes, car l’on est essentiellement à Paris, où l’essentiel est de tenir dans un salon ; et qu’il s’agit alors de bons mots, d’œillades de langage et de fausse désinvolture, de la cruauté des allusions, et surtout en ne cédant jamais sur rien de l’allure des apparences qu’on s’est choisies d’avoir, comme si le sort du monde en dépendait.
Pour faire bref et engager la bataille, deux mots importent dont l’un compte pour l’essentiel… D’abord le mot persiflage, qui est l’essentiel dont nous parlons ; puis nous verrons beaucoup plus succinctement l’inquiétude tant celle-ci s’impose après avoir détaillé celui-là à notre idée. Nous mélangerons, secouerons les deux, pour voir ce qu’il en sortira, – et l’on sait bien ce qu’il en sort, comme un serpent jailli de son panier que l’on verrait garni de son pour cette occurrence, ouvert par surprise, mais sans surprise au fond des choses, – c’est la « guillotine permanente », bien sûr… Dieu sait si la chose, la guillotine, n’a rien à voir pour l’apparence immédiate avec le “persiflage”, ce mot mystérieux et qui a suscité bien des curiosités et presque autant de thèses. Dans notre comptage et notre rangement, le mot “persiflage” a disparu dans le chef de sa dictature de l’expression de l’esprit des salons en même temps que disparaissait la préoccupation collective d’être “à la mode”, comme il était apparu, ce mot, venu d’on ne sait où ; où l’on comprend aussitôt que “la mode” n’est, dans ce cas, qu’un véhicule de circonstance… Le persiflage avait envahi la scène parisienne et européenne du Siècle des Lumières, enflammant de ricanements divers les esprits les plus hauts, faisant croire à la légèreté entendue, à la domestication de l’Histoire comme on cligne de l’œil, à la réduction de la tragédie du monde à quelques bons mots de salon, à l’accomplissement d’une civilisation réduite à l’utopie de la liberté des dîners en ville et des mœurs cavalières, à la licence de l’esprit comme passe-droit pour la licence des mœurs ; pour s’interrompre tout net, le persiflage, – fini de rire, mon petit ami ! – s’incliner brutalement, dégringoler comme une tête coupée tombe dans le panier de son, et disparaître dans l’ombre vigilante et sanglante de la « guillotine permanente ». Ainsi les deux choses, – le mot “persiflage” et la « guillotine permanente », – ont-elles en commun de n’avoir rien en commun et, pourtant, de se correspondre presque jusqu’à l’intimité de la chronologie dans un apparent antagonisme qui dissimule mal une réelle complicité d’enchaînement. Nous déclarons qu’il y a place pour l’interrogation de l’enquêteur, et bien de l’espace pour conduire sa propre enquête.
Il y a tout de même des certitudes… Le mot “persiflage” apparaît exactement en 1734 dans un écrit de Voltaire, une correspondance, et nul ne sait d’où il vient. (Lettre à Maupertuis, apparition, intronisation du mot, – pour le coup, souligné de gras par nous : « Savez-vous que j’ai fait prodigieusement grâce à ce Pascal ? De toutes les prophéties qu’il rapporte, il n’y en a pas une qui puisse honnêtement s’expliquer de Jésus-Christ. Son chapitre sur les miracles est un persiflage
Il n’y a pas de mot qui semble mieux approprié pour définir le XVIIIème siècle et nous le faire deviner et sentir tel qu’il est en réalité, c’est-à-dire, entre autres choses mais comme la chose principale, comme une mystification. (Précisons aussitôt ce que nul ne doit ignorer, que “mystification” est l’un des sens du mot “persiflage”.) Voilà l’essentiel de la vérité du monde civilisé arrivée à son zénith dans ce siècle sans pareil, c’est-à-dire, en fait de civilisation, la France et le reste autour d’elle, et le reste fait la ronde autour de la France, non en “la persiflant” mais en la considérant comme la “nation du persiflage”, comme s’il s’agissait de l’illumination fondamentale, la Lumière ultime qui nous ouvrirait les voies de l’avenir. (« Die persiflierende Nazion », écrit Richter dans sa Politique ou Introduction à l’esthétique, de 1804, alors qu’il entend désigner la France de Voltaire.) « Le succès du persiflage est tel qu’il finit par être regardé à l’étranger comme caractéristique du style français, écrit madame Elisabeth Bourguinat dans Le siècle du persiflage (PUF, 1998) ; le mot lui-même, jugé intraduisible, est d’ailleurs adopté tel quel par différentes langues européennes… […] Il semble donc que le persiflage ait connu une vogue considérable, au point que le terme de “vogue” ou celui de “mode” semble insuffisant : les modes, par définition, n’ont qu’un temps, alors que, plus de cinquante ans après, le persiflage est toujours ressenti comme “nouveau”, “moderne”, “à la mode”… »
“Cinquante ans plus tard”, après 1734, c’est déjà presque 1789. Nous y sommes. La “mode” qui n’en est pas une cessera bientôt, on l’a déjà dit. « Le persiflage sera rejeté dans l’enfer de l’Ancien Régime, écrit encore madame Bourguinat ; Voltaire et Rousseau entreront dans le Panthéon révolutionnaire. » Nous devrions avoir vite compris, dans ces conditions qui ne dissimulent rien, combien le persiflage a préparé la Révolution en symbolisant, en fabriquant, en développant l’esprit sarcastique de l’irresponsabilité comme un jeu de l’esprit, comme un simulacre de la pensée ou comme une mystification de la raison. L’on rit et l’on danse à pleurer dans ce siècle si plein de brio, avec l’intelligence qui étincelle, qui finit par vous donner une sorte de nausée tant son charme suinte d’inconséquence joyeuse, et d’une joie si suspecte. A ce moment où la raison s’imagine enfin prendre le pouvoir en se moquant joyeusement de la raison, naissent en vous (je parle de l’enquêteur que je suis) une sourde et froide fureur en même temps qu’un mépris rétrospectif, parfaitement involontaire, et sans intention malveillante, mais pour tout de même situer à sa mesure la bassesse que vous avez débusquée dans cette époque par ailleurs tant vantée pour sa hauteur sublime. Cela n’est pas rien car cela durcit le regard, et par conséquent la critique justifiée que vous portez sur cette société si parfaitement accomplie, entre ses aristocrates arrivés dans leur voyage au bout du persiflage et ses abbés frondeurs qui persiflent la religion, Rome et ses évêques ridiculement enturbannés dans leurs ors et leurs pompes, entre ses philosophes qui font s’esclaffer leurs bailleurs de fond, complices et persifleurs eux aussi, qu’ils promettent à la lanterne pour autant. La Cour elle-même rit de la Cour, et le Roi, du Roi lui-même sans doute. Le persiflage rassemble ainsi en un mot l’extraordinaire labeur de déstructuration devenue avec une rapidité stupéfiante dissolution d’une civilisation accomplie, selon une mode devenue un rite social, voire une psycho-sociologie puis une pathologie de la psychologie à elle toute seule, développée sur le rythme d’une danse de Jean-Philippe Rameau, à l’ombre des perspectives des grandes villes européennes imitées du modèle français dans le triomphe achevé du “style” même de la civilisation. Le jugement sévère que méritent cette déstructuration du comportement et cette dissolution du caractère, cet abaissement de l’esprit, cet attendrissement (comme l’on dit à propos de la viande) de l’intelligence, donne lui-même la mesure du crime contre eux-mêmes que sont en train de commettre leurs comportements, leurs caractères, leurs esprits et leurs intelligences.
Bien, laissons cela puisque notre religion est faite. Madame Bourguinat, citant l’un ou l’autre qu’importe, conclut ce qui nous habite comme une évidence désormais… Le persiflage est « révolutionnaire et subversif » et il a, « bien involontairement, fait le lit de la Révolution – alors que la philosophie, pour sa part, la préparait activement… ». On doit se demander s’il faut garder cette réserve du “bien involontairement”, car je suis assuré que la volonté de la chose, par rapport et en fonction du sapiens, ne joue, là-dedans, pas le moindre rôle, par sa présence ou par son absence. Je suis également assuré que la chose va son train sans qu’il n’en ait ni conscience ni la moindre intention, lesapiens ; qu’elle n’est en rien fille du seul hasard et de la mécanique des “choses” justement, mais qu’il y a pour mouvoir ce domaine-là une grande force en action qui ne manque pas, elle, de conscience métahistorique ; qui dépasse sapienset sa sublime conscience et dont l’effet est, sinon calculé précisément, du moins attendu pour ce qu’il sera. Cette “grande force” nous dépasse, elle est complètement extérieure à nous. Cette “grande force” se trouve représentée par le mot “persiflage”, dans lequel elle met toute sa substance, toute sa puissance, donnant au mot ce poids formidable qu’on lui reconnaît ... Il eût fallu écrire alors, paraphrasant madame Bourguinat, que c’est “bien naturellement, nécessairement et, par conséquent, tout aussi fatalement” que le persiflage “a fait le lit de la Révolution”. J’irais jusqu’à concevoir, en raison du rôle que j’attribue à la psychologie, au moteur de nos attitudes, par rapport au rôle de la manufacture de la pensée qui passe au second plan, que le persiflage, à lui seul, “fait le lit” et “prépare” la chose (ce sera 1789 et la suite). C’est comme s’il était à lui seul, le persiflage, le moyen et l’outil de cette “grande force en action”, extérieure au sapienset résolument lancée dans l’entreprise de l’investissement de sa psychologie ; si ce n’est la conscience de sa propre action, et la volonté de la conduire à son terme...
A cette occasion où la tradition déserta décisivement la pensée de l’occident du monde ; à ce moment où l’occident du monde, affirmant son rôle d’usurpation en recherchant la séduction de l’opinion publique plutôt que l’âpre et exaltante fréquentation de la vérité ; à cette occasion et à ce moment disais-je, apparaît ce qu’on devrait nommer “la philosophie publicitaire” issue du “parti des philosophes” (Maistre dixit, notamment), parce que faite d’abord selon la publicité qui lui sera accordée. Eh bien, nous laissons la “philosophie publicitaires” et ses idées aux préoccupations avantageuses de nos idéologues et de nos intellectuels de ce parti nouveau des philosophes, ou encore parti des salons, ou “parti des salonards” si l’on préfère et comme j’en use moi-même. Idées et préoccupations serviront à expliquer la Révolution une fois celle-ci faite, dans le sens d’en dissimuler le sens fondamental en l’habillant de pensées prétendument hautes. Les “philosophes publicitaires” se distinguent par le sens de la manœuvre terminée avec le regroupement au son des consignes.
25 – On ne peut concevoir qu’une telle force de la psychologie, une telle offensive du moteur de la pensée, avant que la pensée ait quoi que ce soit à formuler, encore moins à élaborer, puissent se manifester sans imprégner par ailleurs l’humeur générale de sentiments d’une force à peu près égale. On ne s’étonnera pas, tant cette description que l’on fait rend compte in fine de tant d’ambiguïtés, de tant d’incertitudes, de tant d’amertumes dissimulées derrière le goût de la dérision, du poids de la charge que l’irresponsabilité fait peser sur l’âme, tout cela contenu dans le persiflage, on ne s’étonnera pas dis-je que l’aventure du persiflage fasse naître une sourde inquiétude qui prend différents aspects. Ainsi le XVIIIème siècle, qui est aux Lumières, qui devrait être celui des espérances, des perspectives du bonheur, qui nous fait découvrir comme une révolution inouïe de la pensée politique, comme ils disent, “le droit au bonheur” que Jefferson place dans la Déclaration d’Indépendance, le XVIIIème siècle est également, si l’on veut bien accepter le propos, “le siècle de l’inquiétude”. On prend note de cela, sans surprise par conséquent, découvrant à mesure les confirmations des humeurs du temps, par exemple dans La philosophie de l’inquiétude au XVIIIème siècle, de monsieur Jean Deprun… L’inquiétude va se nicher partout, dans la philosophie certes, mais aussi dans la musique, dans les jardins à la française, dont la vigueur et la rupture avec la nature qu’implique cette rigueur inquiètent considérablement. Locke, Condillac, Buffon, Maine de Biran, Malebranche, Leibnitz, Benjamin Constant, Rameau, – notre homme, monsieur Jean Deprun, égrène au travers des préoccupations de ces grands esprits cette inquiétude du XVIIIème siècle ; ce siècle, qui est fait pour nous exalter, ne cesse donc, à cet égard, de nous inquiéter. On observe assez vite que les causes de cette inquiétude sont sans guère d’originalité, que nous les aurions imaginées nous-mêmes, que nous les aurions éprouvées sans doute, qu’elles n’ont fait que se renforcer et s’agrandir depuis, jusqu’à former l’immense et cosmique nœud gordien de la crise de notre civilisation… « L’inquiétude se confond avec le “bougé” même de la chose historique… […] En tant qu’insatisfaction et souci, l’inquiétude est le signe de la contingence : face à un entrelacement de causes qui lui demeurent presque toutes cachées, comment l’agent historique ne serait-il pas inquiet ? »
L’inquiétude qui embrasse les jardins à la française est un exemple de l’étrange paradoxe qui caractérise ce sentiment lorsque ce paradoxe est décrit, comme on le lit, comme une angoisse face à l’inconnu. Les jardins à la française sont si classiques, si peu révolutionnaires après tout, si fait in illo tempore pour apaiser l’esprit par l’exposition de l’harmonie qui s’inscrit dans la nature du monde, voilà au contraire qu’ils nourrissent l’angoisse qui est celle de la Révolution à venir en apparaissant soudain comme une rupture née de l’hybris et de la certitude de soi avec la nature du monde prise justement comme vérité du monde, jusqu’à l’audace de la défier, en semblant brusquement lui imposer la rectitude, le rectiligne français. Ici, l’harmonie française grandit et honore la nature, là elle contraint et elle la viole ; ici, elle est mesure, et là démesure (hybris, sans encore le réaliser) ; c’est pourtant la même mais ce sont les temps qui changent.
Qu’on nous pardonne de ressentir ceci, mais les âmes nous paraissent bien fragiles dans ce XVIIIème siècle qui est un sommet de la civilisation, qui a la mission d’éclairer pour toujours le reste de la civilisation et, justement, de forcir les âmes à mesure. Elles nous paraissent bien fragiles parce que cet exemple du “jardin à la française” vécu comme une rupture brutale avec la nature, voire un défi à la nature, pourrait, devrait être perçu au contraire comme un complément noble de la vérité du monde, si les esprits restaient hauts et gardaient la conscience de la nécessité du respect du “Principe fondamental” de la Tradition, qui est effectivement notre référence de la Tradition. Ces âmes sont devenues fragiles en n’étant plus capables de résister à la subversion, en succombant par le biais de leurs psychologies investies comme on les a vues ; bien qu’il s’agisse de ce que les jardiniers ont toujours fait, ces âmes ne se voient plus, en cette occurrence, comme compléments de la nature, mais comme ennemies de la vérité du monde … Mais on dira, après tout, que c’est faire acte d’une certaine prescience de la guillotine à venir, et alors l’inquiétude s’explique.
Voilà donc l’inquiétude, multiforme, multiple et même contradictoire dans ses causes. Quel contraste, en un sens, avec le persiflage ! Mais quelle logique dans ce contraste, qui accompagne et renforce l’impression ressentie avec la rapide description de la puissante substance du mot “persiflage”, ce mot qui semble précéder le sens qu’on lui devinera, qui semble même créer la situation psychologique qui conduira à cette activité humaine qui fera “le lit de la Révolution Française”, sans vraiment tenir compte du contenu des idées qui vont sembler justifier le processus, – et alors, sans aucun doute, le persiflage “qui fait le lit…”, bien plus important que “les philosophes qui préparent…”. Tout cela est manifeste dans cette époque qui semble emportée par quelque chose de plus grand, de plus puissant qu’elle-même, qui ricane, qui persifle devant ce mépris dont le destin la couvre, qui s’inquiète pareillement des chemins terribles qui s’ouvrent à elle, qu’elle n’identifiera que lorsqu’elle se sera effondrée dans la boue sanglante et révolutionnaire, qui est l’effet de la Matière déchaînée. Dès 1790 d’ailleurs, sans vraiment prêter attention au poids de ce qu’il écrit, comme si une autre main guidait sa plume, l’incertain Benjamin Constant trouve bien du charme à cette idée que lui a exposée un ami Piémontais, “un chevalier de Revel, envoyé de Sardaigne”, qui « prétend que Dieu, c’est-à-dire l’auteur de nous et de nos alentours, est mort avant d’avoir fini son ouvrage ; qu’il avait déjà mis en œuvre plusieurs de ses moyens, comme on élève des échafauds pour bâtir, et qu’au milieu de son travail il est mort ; que tout à présent se trouve fait dans un but qui n’existe plus, et que nous, en particulier, nous sentons destinés à quelque chose dont nous n’avons aucune idée ; nous sommes des montres où il n’y aurait point de cadran, et dont les rouages, doués d’intelligence, tourneraient jusqu’à ce qu’ils fussent usés, sans savoir pourquoi et se disant toujours : puisque je tourne, j’ai donc un but. »
… Bien des choses nous sont déjà dites sur notre destin, par le jeune Benjamin Constant, sans qu’il faille, dans cette occurrence, tenir la mort de Dieu pour la nouvelle la plus importante. Ce que le jeune Benjamin Constant nous annonce implicitement, ou nous laisse entendre déjà, c’est que la mort de Dieu, nouvelle devinée dès la Renaissance et désormais confirmée, a créé un vide d’une importance inimaginable, indescriptible, ineffable (indicible si l’on parle de notre bavardage), et que ce vide ne semble guère avoir été comblé par la multitude de pensées sublimes et de découvertes considérables auxquelles s’est activé le Siècle des Lumières, de la démocratie comme “droit au bonheur”, à l’“esprit des Lois”, au persiflage et ainsi de suite. Le règne de la quantité, d’ores et déjà installé, ne semble pas tenir la place de la qualité avec autant d’aisance qu’on aurait espéré. Cela prive de sens la chevauchée du chevalier de Revel et finit par inquiéter Benjamin Constant. Cela pourrait soulever, si « la guillotine permanente » n’y mettait rapidement bon ordre, quelques interrogations d’un poids inattendu, – ce poids dont Constant ne semble pas s’apercevoir… Le sapiens, si bien éduqué et au fait des Lumières soit-il, semble naviguer un peu à l’aveuglette dans ces eaux agitées. La proximité du Mal, car le sapiens n’est pas de la matière du Mal lui-même mais en présence de sa manifestation dans le très proche “déchaînement de la Matière”, la proximité du Mal exacerbe ses faiblesses, met en évidence ses manquements, sa pauvreté de caractère…
26 – Mais revenons au plus simple, qui est le domaine de l’évidence. L’inquiétude affreuse dont nous parlons se justifie naturellement par cette sensation de vide, d’absence de sens, cette situation nihiliste où l’on décrit l’engagement dans un mouvement dont nous ne comprenons plus ni l’origine, ni la justification, ni l’ambition, ni la raison d’être. A partir de là, la chose, qui semblait d’abord n’être que passagère et un peu incongrue dans ce Siècle des Lumières, ne nous quittera plus pour ne cesser de grossir, de se transmuter en angoisse, en confusion désespérée, en interrogation existentielle. On observera, en se réservant une ouverture pour un développement qu’on retrouvera plus loin, que cette inquiétude profonde et prégnante exerce une pression extrêmement forte sur l’esprit de ces temps de la modernité en train de s’installer triomphalement. D’ores et déjà, et toujours selon le projet constant d’établir le plus possible des fondations d’un pont entre ici (le XVIIIème siècle venu de la Renaissance) et maintenant (la modernité jusqu’à nous, depuis la Révolution américaine, la Révolution française et la révolution du Choix du feu), il n’est pas déplacé ni inutile de nous arrêter à quelques citations venues d’outre-Atlantique ; en Amérique certes, là où devrait régner la virginité de l’espérance dans la modernité, là où se trouve le berceau du “droit au bonheur”, de la nouvelle République moderniste, du gouvernement “presque parfait” (qui le serait dès lors qu’il n’y aurait plus d’esclaves), comme le désignait Germaine de Staël, dans une lettre pleine de ferveur écrite en 1816 à son ami Thomas Jefferson…
Plus tard, en 1879, comme nous l’avons déjà signalé, il y a le cas du docteur Beard, le psychiatre américain que nous avons déjà rencontré, qui nous introduit dans un domaine qui n’est pourtant pas le plus haut, qui est la caricature de la spiritualité, miroir inversé de l’intuition haute. Pourtant, il y a des leçons à tirer, qui, elles, ne manquent pas de hauteur. Le docteur Beard identifie la neurasthénie qu’il qualifie de “mal américain”, – nous sommes dans la lignée qui convient, – comme nous l’avons cité déjà dans notre Introduction, de cette façon : « Notre immunité contre la nervosité et les maladies nerveuses, nous l'avons sacrifiée à la civilisation. En effet, nous ne pouvons pas avoir la civilisation et tout le reste ; dans notre marche en avant, nous perdons de vue, et perdons en effet, la région que nous avons traversée. » Cette perte des références par distorsion de la réalité commence dans ce XVIIIème siècle qui poursuit cette période à partir du XVIème siècle et de la Renaissance ; l’épuisement de la psychologie se fait déjà si lourdement sentir, plus écrasante, plus accablante, conduisant à la pathologie qui est déjà celle que le docteur Beard nomme neurasthénie. Il n’y a aucune raison, et, au contraire, toute la logique du monde d’une pensée suscitée par l’intuition haute et sublime, pour que ce tableau de la fatigue psychologique s’accumulant entre les XVIème et XVIIIème siècles ne nous conduise pas, comme dans une filiation évidente, au “mal américain” du docteur Beard. Le fil de la chose est d’un écarlate si éclatant qu’il nous éclaire déjà sur la substance de la modernité, et sur son destin inéluctable.
Même au long de ce XIXème siècle qui semble une période encore apaisée, où la modernité prend ses aises mais sans trop encore bouleverser son monde, même en Amérique, qui est le bastion, le phare, le signe de reconnaissance, la Statue même de la Modernité, cette faiblesse jamais dissipée de la psychologie réapparaît par instant ; et c’est bien ce monstre épouvantable rejailli des eaux sombres et profondes de notre subconscient qui est le bas-empire de notre esprit, et que certains parviennent, inspirés par l’intuition haute, à traduire en termes de tragédie. C’est dans cette tonalité, comme une partie de l’angoisse du monde qui ne nous quitte et ne nous quittera plus désormais, que j’entends le premier discours de parlementaire du jeune Abraham Lincoln, en 1838 à Springfield, dans l’Etat de l’Illinois :
« A quel moment, donc, faut-il s’attendre à voir surgir le danger [pour l’Amérique]? Je réponds que, s’il doit nous atteindre un jour, il devra surgir de nous-mêmes. [...]
Tout cela n’est pas rappelé, à ce point du récit, par anticipation d’ailleurs, d’une façon gratuite, pour le seul ornement. J’entends signaler par là que l’épuisement de la psychologie qu’on envisage pour le XVIIIème siècle, qui vient de loin, va tout aussi loin, ne s’arrête pas, ne fait que s’amplifier, s’aggraver, peser de tout son poids. Entretemps, il y eut cette terrible explosion de la fin du XVIIIème siècle, ce soudain basculement dans la “seconde civilisation occidentale” prestement devenue “contre-civilisation”, et alors l’on doit mesurer combien cet épuisement de la psychologie, qui prépare cette rupture, qui l’accompagne, qui en subit les contrecoups et s’en aggrave encore, combien cet épuisement est aussi la marque de la malédiction de ce qui apparaîtra bientôt, infortune faite si l’on veut, comme la reddition de notre psychologie.
Par conséquence naturelle de l’enchaînement de la pensée dans le cadre de cette vision qui s’élargit, j’en reviens au mot qui nous occupe, par quoi j’ai commencé ce passage, qui soutient cette réflexion ; ce mot qui exerce sur moi, par son destin et le mystère de son destin, par sa puissance sociale et sa force psychologique, par sa sonorité même qui semble substantiver jusqu’à le dessiner un récit mythique, qui exerce une fascination que je ne peux dissimuler comme lorsqu’on rencontre à l’intersection de choses très différentes une vérité soudain aveuglante mais éclairante du destin du monde que vous entrevoyiez, – j’en reviens à “persiflage”… En vérité, j’en viens à considérer “persiflage” comme le mot qui désigne, presque avec les deux “f” qu’il mériterait alors (“persifflage” ?), le sifflement d’une sorte de serpent gigantesque qui recouvre le siècle, s’enroule autour de lui, le malaxe et le transforme à son image, – et lui inocule le poison mortel qui va aboutir à l’explosion de la fin du siècle, inaugurant la “deuxième civilisation”-“contre-civilisation”. “Le serpent qui persifflait”, qui étend son ombre sur le siècle des salons et des philosophes, qui nous prépare à la « guillotine permanente ».
27 – Précisément pour ce XVIIIème siècle et pour que la lumière soit complète sur ce cas de l’épuisement de la psychologie qui prive la pensée de sa propre compréhension des idées qu’elle émet jusqu’à leur extrême logique, éventuellement supra-rationnelle, il faut répéter qu’il n’y a de notre part nulle discussion, polémique ou argument contraire à toutes les évolutions et opinons de ce XVIIIème siècle évoquées dans la description ci-dessus et qu’on jugerait d’abord et avec bien des raisons ennemie de notre thèse. Il s’agit d’un autre débat, qui a son importance sans doute, son intérêt sans aucun doute, qui se justifie bien sûr mais qui n’apporterait pas l’explication ultime que l’on recherche ni même ne l’approcherait, qui la dérangerait gravement au contraire. Ce débat ne peut nous intéresser parce que, fondamentalement, on doit se mettre en position de ne pas avoir à sacrifier un Voltaire ou un Diderot à la validité de notre thèse. (L’intuition haute, qui nous a conduit à cette thèse en refusant le poison de la polémique et de la partisanerie, nous suggère cette attitude). Le rapport entre les deux choses, – l’épuisement de la psychologie d’une part, le contenu de leurs idées d’autre part, – est d’une piètre importance dans ce cas. Il n’y a pas de question de personne dans cette démarche, parce qu’il en est ainsi fondamentalement ; parce que ce serait verser dans l’individualisme qui caractérise de plus en plus l’évolution de cette période que d’y sacrifier, et que l’on doit tenir évidemment et logiquement l’individualisme comme l’un des produits les plus exécrables, et catastrophiquement pervertis, dans ce cadre général qui est mis en accusation. Les “produits” sont de peu d’intérêt par rapport à la centralité fécondatrice du problème général qu’on évoque ; quand ils s’avèrent être pervertis jusqu’à n’être que perversion et par conséquent sans retour, il suffit de les tenir pour tels et de les tenir à distance sans nécessité de procès et de condamnation.
En d’autres mots et sur un ton un peu plus vifs, je me désintéresse en général des fichiers confidentiels des polices de la pensée que tiennent à jour avec zèle les intellectuels-Système et assermentés, mais il doit m’intéresser au plus haut point de suivre les traces de la fatigue, de l’épuisement, bientôt de la pathologie de leur psychologie à tous, éventuellement identifiée avec précision comme le fut la neurasthénie dans le cas du docteur Beard. Nietzsche disait qu’il était d’abord psychologue et médecin, avant de philosopher, ou qu’il importait d’être psychologue et médecin pour bien philosopher, et en aucun cas un philosophe selon l’accoutrement qu’implique en général le mot pour la période considérée. Je pense que cette démarche contient in fine le jugement le plus profond sur la modernité et l’on ne peut dire plus juste, plus ferme et plus vrai tout ensemble ; la modernité est d’abord le cas d’un dérèglement de la psychologie et du comportement général s’ensuivant, qui demande l’aide de la médecine plus que des débats de l’esprit, et de tels débats d’idées qui sont en général, justement à cause de cette situation psychologique, autant d’exercices en terrorisation.
Dans ce que j’ai décrit plus haut, il n’y a donc que l’observation de l’évolution de la pensée sous l’influence, notamment et de façon puissante selon notre appréciation, et dans un sens évidemment négatif, de l’épuisement de la psychologie ; il s’ensuit le constat que l’aboutissement de tout cela est la catastrophe qui précipite la civilisation dans la modernité. C’est dire avec on ne peut plus de force que je me refuse absolument à tenir la pensée elle-même (notamment celles de Voltaire et de Diderot, cités précédemment comme exemples) pour fautive et coupable, puisque je me refuse pour ce cas à émettre le moindre jugement à leur égard. La processus que je décris, je le considère sans aucun doute comme un processus mécanique, qui peut à la rigueur influencer, voire susciter des sensations et des comportements humains, qui restera dans tous les cas au niveau de l’absence de conscience à cet égard, avec aucune perception, aucune appréhension intuitive de “l’aboutissement de tout cela”. Observé selon notre hypothèse métahistorique centrale, “l’aboutissement de tout cela” c’est l’appropriation du destin de la civilisation par la force de la Matière déchaînée d’une puissance inouïe ; il s’agit de la force de la Matière déchaînée dont l’expression historique et politique se formule dans l’expression de l’“idéal de puissance”, qui est une expression politique et évidemment policée, et indulgente pour les esprits qui la favorisent, car il n’y a rien de fondamentalement “idéal” dans cette force, sinon d’une façon perverse. Il me semblerait assez logique et satisfaisant d’envisager cette force comme un système autonome, que nous confirmerons officiellement et bientôt sous le nom orné de la majuscule essentielle de “Système”, qui va exprimer sa puissance pour accomplir ses desseins dans le système du technologisme, auquel s’adjoint ensuite le système de la communication… Le terme en est, aujourd’hui, cette crise qui secoue jusqu’à l’effondrement notre civilisation, après l’avoir transformée en “deuxième civilisation occidentale”. Nous entrons dans un domaine complètement différent ; de l’entreprise de soumission des esprits par le biais de la manipulation de la psychologie investie, nous passons à celle de l’utilisation de ce champ ainsi ouvert. Soumission et investissement achevés, il s’agit de passer à la mise en exploitation de la chose.
28 – C’est parce que l’on change radicalement de point de vue en abordant alors cette question de l’appropriation effective du destin du monde par cette force de la Matière déchaînée qu’il importe de changer radicalement l’objet de ce point de vue. Jusqu’alors, le propos était certes radical, dans ce sens précisément : le contenu de ces idées n’importe pas puisque l’intérêt se porte sur l’épuisement de la psychologie qui prive ceux qui explorent ces idées de la force psychologique nécessaire pour bien en apprécier les prolongements logiques et en envisager les effets potentiels, et maîtriser les uns et les autres à mesure. Avec ce cas nouveau et complètement différent où nous sommes soudain happés par le flux irrésistible de cette force de la Matière déchaînée qui va s’imposer avec les “trois révolutions”, et notamment la Révolution Française née de ce XVIIIème siècle psychologiquement épuisé, le point de vue change complètement. La logique y invite puisque nous basculons d’une époque dans l’autre, l’Histoire brusquement contrainte, le temps brutalement comprimé, sous l’empire de la dynamique de l’événement de la matière déchaînée.
La question du contenu de ces idées, jusqu’alors complètement accessoire, devient au contraire d’une importance fondamentale, dans ses rapports avec ce courant historique du déchaînement de la Matière apparu à l’occasion des “trois révolutions”. Cette Révolution Française, qui fait le sort qu’on sait au Siècle des Lumières en le réduisant au traitement du “persiflage”, s’apprête à utiliser l’image du Siècle des Lumières en manipulant cette époque brillante selon ses intérêts et dans la perspective de cette dynamique du “déchaînement de la Matière” dont cette même Révolution est l’un des hérauts les plus tonitruants. Les “idées” (celle des Lumières) avaient été utilisées comme des outils du persiflage, pour épuiser la psychologie par leur caractère émollient qui habite toutes les idées réformistes si l’on ne prend garde d’y mettre du caractère ; justement, ce caractère manquant, lui, était tenu à bonne portée. L’ensemble, monté comme une diabolique horlogerie, fonctionnait exactement comme agissent les sublimes termites, minant les fondations de la forteresse qu’on s’apprête à enlever d’assaut.
Désormais, nous entrons dans une nouvelle phase, une nouvelle époque s’installe. La forteresse enlevée, l’événement de la “Matière déchaînée” accompli, l’empire de cette matière établie, il s’agit d’orienter les esprits soumis, cette fois en leur faisant épouser le même contenu ainsi devenu opérationnellement subversif, en faisant croire à ces esprits qu’ils disposent ainsi d’une liberté nouvelle, dont ils doivent la jouissance à la modernité, en leur faisant se jurer à eux-mêmes qu’ils ont ainsi, grâce à ces idées, du caractère. Dans ce second cas qu’est la nouvelle situation, le contenu de l’idée a la plus grande importance et son rôle à jouer, en représentant, avec pompes et circonstances, pour l’esprit subverti par avance, l’illusion de l’autonomie et du libre-arbitre.
De ce nouveau point de vue se poserait à nouveau la question de savoir si ces idées, qui brillent comme autant de Lumières du XVIIIème siècle, n’ont pas rendu cette civilisation qu’on pourrait décrire au moins sur l’apparence du processus structurel comme en plein essor de l’accomplissement de sa sublimité, soudain vulnérable à l’agression qui la brise d’un coup sec, comme la guillotine tranche une tête. Notre réponse générale reste négative s’il s’agit de définir la culpabilité première, que l’essentielle, sinon l’exclusive responsabilité repose effectivement dans l’épuisement de la psychologie. La réponse plus détaillée, qui en reste à notre hypothèse mais élargit le propos au nouveau point de vue de la force de la Matière déchaînée, est de réaffirmer effectivement cette hypothèse justement que la fatigue de la psychologie ne fait pas sentir ses effets dans le contenu des idées elles-mêmes, mais dans la faiblesse et la vulnérabilité de ces idées ; mais que ces idées vont être ensuite happées par les systèmes anthropotechnologique et anthropotechnocratique, et les systèmes anthropo-communicationnels, qui entament leur formation ou affirment leur influence à partir du déchaînement de la Matière bouleversant le monde comme on l’a vue faire et les systèmes anthropo-communicationnels, qui entament leur formation ou affirment leur influence à partir du déchaînement de la Matière bouleversant le monde comme on l’a vue faire. Alors, seulement, vont-elles être transformées, ces idées, en outils irrésistibles au service du système et devenant ainsi des idées subversives, qui sembleraient enfantées effectivement par ce système devenant Système majusculé et avantageux, pour lui donner un habillage “convenable”, prompt à séduire les intelligences, qui emportera tout ; alors, désormais, le contenu de ces idées qui ne comptait pas devient d’une extrême importance, et les idées deviennent brusquement elles-mêmes, comptant effectivement pour leur contenu. C’est l’action de cette force de la Matière déchaînée qui a suscité cette transmutation. L’on pourrait dire en employant l’expression scientifique si significative de l’esprit de la méthodologie de la chose, que “tout se passe comme si” le Système, cette force historique puissante de la Matière déchaînée qui naît au tournant du XVIIIème siècle, forçait à l’enfantement des idées qui vont le justifier, qui vont également le couvrir d’une carapace inexpugnable, – car qu’y a-t-il de plus inexpugnable en vérité que la vertu, alors que ces idées posent justement à être le miel de la vertu du Siècle des Lumières, de cette façon que nous avons appris à en faire une représentation conforme à la modernité ?
L’observation essentielle qu’on doit sortir de cette séquence historique, essentiellement du domaine de la psychologie, toujours elle, est qu’ainsi se manifestent les fondations directes de la formation de la psychologie de la modernité. Ainsi peut-on aussitôt conclure que la définition identitaire de la psychologie de la modernité prend naissance dans une psychologie épuisée, puis dans une psychologie violée au travers des idées qu’elle a bien dû nourrir sans vraiment s’en aviser, et qui lui sont confisquées ; une psychologie épuisée puis violée, qui deviendra naturellement et parallèlement une pathologie de la psychologie… Ce processus qu’on a tenté de présenter au travers de cette description hypothétique n’est effectivement rien moins que celui de la formation de la psychologie de la modernité, – et, toujours parlant de ce qui est hors du domaine de la conscience puisqu’il s’agit de psychologie, cette psychologie de la modernité qui est l’outil avec lequel la pensée se forme, sans influence directe sur le contenu de cette pensée et nullement influencée par elle. Le résultat concerne alors, également, la forme, la structure de cette psychologie de la modernité telle qu’elle est à la fois acceptée et subie par ceux qui en disposent ; une psychologie tordue sur elle-même, incomprise d’elle-même, incitant à la revendication par sa nature même, sinon revendicatrice par sa nature même, sans rien connaître de l’objet de sa revendication puisque privée de l’instrument de la conscience, qui se proclame singulièrement pure de tout accident imputable à elle-même. Cette psychologie, imbue de la sensation de sa perfection accomplie par le service de l’idée de modernité, écarte toute responsabilité dans les contradictions qu’elle nourrit parce qu’elle induit comme inacceptable pour elle-même l’idée de la contradiction par sa faute. Elle croirait, si elle pensait, comme allant de soi sa perfection accomplie, et que le monde doit se plier à cet accomplissement sublime. Elle serait, si elle acceptait le diagnostic de sa maladie, malade d’être elle et, pour se guérir éventuellement, ne distinguerait que ce qui l’arrange et lui convient … Mais il n’est pas question d’envisager la maladie puisqu’en vérité l’outil de la pensée se conçoit comme parfait. Il n’est question que de lui faire endosser son destin qui est comme un vêtement taillé sur mesure, qui est la modernité.
Ainsi progressons-nous sur la voie de la résolution de certains mystères qui devraient nous hanter si nous avions nos sens de perception en éveil et notre intuition à mesure, et particulièrement le sens intuitif de la critique, dans l’état de vigilance que nous imposent ces temps difficiles. L’un des plus clairement identifiables, parmi ces mystères, est celui de comprendre pourquoi, là et maintenant, à ce moment où il proclame l’empire de la Raison, en plein cœur de cet éblouissement du Siècle des Lumières, l’homme perd-il la raison ? Il y a une complicité évidente entre cette affirmation et le tableau de la psychologie que nous avons tracé ci-dessus.
L’idée même de “l’empire de la Raison”, installée au sommet de tout, comme une dictature enfin mise en place et qui nous prépare des temps terrifiants, est évidemment si contradictoire avec ce que nous ressentons selon la vision classique et trop souvent oubliée de la sublime sagesse inhérente au processus de la raison – telle qu’elle devrait se disposer à être selon sa nature, la raison, comme un outil précieux, comme l’artisan humble et sacrée du rangement de notre pensée. Au contraire, perdue dans l’influence de la modernité et la pression du “déchaînement de la Matière”, ayant hérité de l’hybris fatal qui caractérise l’un et l’autre, elle nous apparaît dans le cas de notre catastrophique séquence, comme si affreusement destructrice. L’idée de “l’empire de la Raison”, qui pervertit absolument la raison en usurpant pour elle une place dominatrice qu’elle ne peut prétendre avoir, est évidemment le produit de la pensée de la haute intelligence lorsqu’elle est alimentée par la psychologie fatiguée, tordue et déformée telle qu’on l’a décrite, la psychologie malade, qui ouvre la porte aux pires aventures de l’esprit, où l’intelligence jusqu’au brio et au génie de cet esprit devient une arme à double tranchant, dont le deuxième tranchant est de loin le plus aiguisé. (Le génie et le brio sont mis au service du contraire de ce à quoi ils doivent prétendre pour servir, – inversion absolument achevée.) Le pire aspect de cette terrible occurrence est, bien entendu, que tout cela n’affecte pas les idées stricto sensu, que celles-ci peuvent paraître magnifiques, évidentes par leur sens et par leur humanité. C’est dans leur usage, leur appréciation et leur développement dans la vérité des situations politiques qu’elles deviennent perverses jusqu’à l’inversion, parce que cet usage est effectivement le fait de ce même outil distordu et contraint.
@PAYANT = Ainsi se prépare-t-on à la Révolution, lorsque ce mot devient à la fois un générique, un programme et une mesure de l’évolution de l’esprit servi par sa psychologie épuisée… Cette terrible fatigue de la psychologie, par son usage permanent, par ses outrances et ses faiblesses, par sa vulnérabilité, finit par créer une dépression structurelle pour elle-même, exactement comme l’on parle d’une dépression également en termes de météorologie, dont la psychologie ne peut se sortir puisque, ignorante de cette situation, il manque à la pensée la volonté d’y remédier. Une dépression est la formation d’un vide, par la contraction du caractère qu’elle entraîne, qui attire des forces extérieures pour le combler. Ainsi la psychologie dépressive attire-t-elle, dans cette occasion, la force et la violence de la Révolution, et les nourrit-elle, d’ailleurs, par sa force d’attraction ; et l’on comprend comment, à cette occasion, c’est la matière qui se déchaîne et comble le vide.
Cette tragédie que nous observons, car il s’agit d’une tragédie dans le sens le plus large et le plus ample, acte ce moment terrible de l’histoire de l’humanité où, pour des raisons diverses, le sapiensse trouva tragiquement et décisivement dépourvu de sa vertu de résilience. Il s’agit de ceci que nous décrivions à une autre occasion, en novembre 2012, de cette façon : « L’exceptionnalité de la situation actuelle se résume effectivement assez bien dans ce mot de “résilience”, justement. Il est temps d’en venir à sa signification profonde (psychologique) parce qu’extrêmement signifiante pour notre propos… L’étymologie du mot est ainsi définie, – “Du verbe latin resilio, ire, littéralement ‘sauter en arrière’, d'où rebondir, résister (au choc, à la déformation)”. Du point de vue psychologique, il s’agit d’un “phénomène psychologique qui consiste, pour un individu affecté par un traumatisme, à prendre acte de l'événement traumatique pour ne plus vivre dans la dépression”, donc à se durcir pour développer sa capacité de “confrontation avec des faits potentiellement [ou effectivement] traumatisants”... »
L’on comprend bien que nous parlons, dans cette occurrence, de la résilience comme de la vertu de quelques-uns, de la virtus dont quelques âmes firent leur honneur de se saisir, pour résister, quand il n’était pas de mise de se distinguer de cette sorte.
29 – Aussitôt et pour illustrer ce phénomène du manque de résilience des psychologies et bien marquer qu’il ne s’agit nullement de l’inexistence de la résilience, de son impossibilité, voici un appendice par rapport à ce qui précède, constituant une relativisation non négligeable du propos. Cette réserve fondamentale entend exposer que, malgré l’apparente puissance du mouvement de destruction de l’équilibre des esprits par l’attaque des psychologies telle que nous l’avons décrite, un contrepoids prend forme et s’anime, qui reste la base à la fois potentielle et inévitable de toute entreprise de résistance. Cet appendice à cette partie du propos que nous développons, il nous paraît nécessaire, à ce point du discours, de le décrire avec une certaine minutie et dans ses dimensions principales, pour tenter de bien décrire la globalité de l’enjeu, sa complexité, et, surtout, qu’il y a, malgré ce qui paraît une marche inexorable, où le destin paraît réglé, où notre sort semble scellé, – qu’il y a malgré tout un enjeu ! Cela signifie que le sort n’en est pas jeté, en rien et d’aucune façon.
(Le sort, dans notre récit de l’Histoire du monde telle que nous la percevons, n’en est jamais jeté. Ce n’est certes pas qu’il nous importe, je dirais comme un esprit orienté qui répondrait à une consigne du devoir social et conforme au Système de ne pas désespérer, de faire jaillir une étincelle d’espoir et rougeoyer une braise de l’espérance. C’est plutôt la reconnaissance que, dans cette partie gigantesque que nous décrivons, nous ne sommes en aucun cas les forces déterminantes, et notre déchéance, lorsque c’est le cas, n’est signe de rien d’autre que de notre soumission à un courant déstructurant et dissolvant qui nous dépasse et nous entraîne. Au contraire, les choses étant considérées à la lumière des événements actuels et de la crise terrible qui s’opérationnalise par ce grand courant de déstructuration et de dissolution du monde caractérisant la “deuxième civilisation occidentale” qui s’est révélée “contre-civilisation”, il nous paraît évident de relever que rien n’est joué, et même de constater plutôt le contraire, sous la forme d’un renversement venant de l’effondrement de ce même grand courant, dont le développement suit la dynamique paradoxale de la surpuissance qui se transforme bientôt en autodestruction ; sans cela, nous ne serions pas à notre établi, à écrire cette chronique furieuse… Puisque nous en sommes où nous sommes, puisque rien n’est joué, rien ne l’était non plus à ce moment du passé où l’on pourrait croire que tout se joue.)
A côté de ce sombre tableau de l’épuisement de la psychologie que nous avons tracé, on trouve l’évidence de l’existence d’exceptions comme une lueur d’espérance qui éclaire une échappée hors du paysage dévasté. Il y a de ces psychologies taillées dans l’airain, ou bien conformées pour mépriser et éviter l’attaque, insensibles à ce que le monde extérieur peut présenter de tentations perverses, qui résistent évidemment à la fatigue, qui font des dépressions qui les frappent une occasion de se reconstruire plus fortes que jamais et manifestant ainsi cette vertu fondamentale de résilience ; qui écartent avec l’infaillibilité du regard de l’aigle la tromperie de l’épisode maniaque, qui est la fuite des psychologies faibles devant la dépression et ainsi frappées de maniaco-dépression. Ces psychologies qui s’en tiennent avec humilité à leur seule fonction d’outil, et d’outil qui ne trahit pas son usage, alimentent les pensées dépendant d’elles comme avec une sorte d’instinct par quoi l’on devine le piège où se trouve la pensée commune, où se trouverait sa propre pensée si celle-ci ne choisissait pas en toute véritable liberté cette impitoyable critique prenant la forme dépressive maîtrisée par la résilience qui distingue et redresse les distorsions de la fatigue courante. A quoi sont dues ces exceptions, d’où viennent-elles et qui les guident ? L’homme de science (moderniste) a toujours prête une explication pour cette sorte d’occurrence, qui abaisse le fondement de la chose aux détails précis et souvent excitants de son fonctionnement. Laissons cela, c’est-à-dire l’homme de science moderniste qui joue avec sa poussière pour pouvoir mieux abaisser encore ce par quoi il prétend être haut. Il nous paraît plus opportun, c’est-à-dire mieux approprié à notre propos, de laisser la porte ouverte à toutes les hypothèses ; il nous paraît évident, sinon impératif, de solliciter celle de l’influence sublime de l’intuition haute ; il nous paraît déplacé, et singulièrement trompeur dans tous les cas, d’écarter l’hypothèse d’interventions extérieures ayant la vertu de suggérer des mesures de sauvegarde, et de prendre date, de donner à certains la force et la conviction de redresser la psychologie fatiguée, ou de dresser cette psychologie comme un outil rénové, pour donner à la pensée, lorsque le temps viendra, la sagesse qui importe.
Ainsi se définit une catégorie nouvelle et dissidente par rapport aux courants “à la mode”, en contrepoint des psychologies harassées des intelligences trop séduites par elles-mêmes et trop promptes à embrasser l’idée d’une évolution si décisive vers la modernité qu’elles en concluent qu’il s’agit d’une révolution générale et sans retour. Il est nécessaire, pour l’édification des esprits et le décompte des belles volontés, de se montrer ici plus concret et précis, pour bien faire sentir la vigueur du propos, à cet instant précisément, en lui donnant la forme d’une réalité actée et définie. Ainsi mettons-nous dans ce courant de sauvegarde qui est ménagé à côté du flot terrifiant de la puissance destructrice de la Matière, cette catégorie caractérisée d’un mot déjà cité dans ces pages, qui renvoie à un classement désormais acceptable de l’organisation des pensées et des conceptions depuis les dernières décennies du XVIIIème siècle : les “antimodernes”. (Ce classement, notamment celui d’André Compagnon dans ses Antimodernes, de 2004. Bien entendu, la définition que nous proposons au fil des remarques qui suivent est la nôtre.)
C’est un fait remarquable et qui s’inscrit totalement dans notre rangement que cette catégorie se développe justement à partir de la fin du Siècle des Lumières et de la Révolution, avec des noms au départ tels que Chateaubriand ou Joseph de Maistre. Ces esprits ont des différences mais ce qui les unit est au-dessus de tout parce que c’est la considération fondamentale du Principe. Cette notion de Principe qui guide ces esprits est, dans son opérationnalité, celle de la rupture, et de la rupture documentée, consciente et rationnelle, avec le Progrès et la modernité en train de naître. Elle leur donne la capacité de distinguer dans la modernité une construction singulière, formée d’un ensemble de concepts vivants, actifs et proliférant, à finalité politique spécifique, avec le caractère principal de représenter une pression intrusive constante visant à prendre le contrôle de la pensée activiste du temps en cours pour en faire un modèle de conformité et permettre à l’œuvre de déstructuration, de dissolution et d’entropisation du Système de s’accomplir. Ces esprits ont embrassé dans toute sa dimension maléfique cette tactique suprême de l’inversion qui consiste à s’approprier le courant de l’activisme inspirée de l’esprit, qui cherche, crée et saisit le monde parce qu’il est éclairé, et à le conformer en l’enfermant dans la vision conformiste du Progrès, pour en faire un outil au service de la Matière, puis du Système.
L’esprit de l’“antimoderne” est servi par une psychologie qui a repoussé la fatigue générale en refusant de succomber aux conclusions trop séduisantes, qui ne recule pas devant les perspective d’une logique alimentée d’abord par l’intuition haute et d’une pensée définie par un rangement suprarationnel. Sa caractéristique, c’est ceci, selon le mot déjà repris dans cet ouvrage à propos de Péguy, marquant le parcours de cet esprit avec cette psychologie, – il s’agit de ceux qui ont vu et connu la modernité, et la tiennent pour ce qu’elle est, – il s’agit de celui qui a vu le monstre au fond des yeux et qui a tiré les conséquences de cette rencontre : « Celui qui peut dire “nous modernes” tout en dénonçant le moderne. » De ce point de vue, dans le cadre de cet essai, les antimodernes regroupent les esprits qui, d’une façon ou l’autre, confusément ou plus distinctement, ont distingué la rupture dont nous parlons et qu’ils actent pour eux-mêmes, et en ont mesuré la puissante dimension catastrophique. Ils ont vu ou bien senti, ou bien deviné, ou bien embrassé la modernité, qu’importe ; ils en ont saisi la substance, mesuré la subversion et la perversité, éventuellement la séduction trompeuse ; ils ont ressenti aussitôt, dans leur âme et dans leur chair, qu’ils se trouvaient effectivement devant l’Ennemi fondamental. Ils l’ont touché littéralement, ils l’ont humé, ils l’ont aimé peut-être, – qui sait, jusqu’à ce point où, soudain, la lumière de la vérité emporte tout et balaie les séductions et les envoûtements. Voilà donc les antimodernes, ces intempestifs de la modernité triomphante… Il importait de les reconnaître, de les saluer, pour mieux les mettre dans nos souvenirs, comme l’un des plus beaux d’entre tous, et dans notre arsenal, comme l’une des armes les plus efficaces contre la modernité issue du déchaînement de la Matière ; il importait de faire savoir qu’il existe, à côté et en dépit du monstre, des écoles et des regroupements de l’esprit qui sont prêts à se manifester, qui se manifestent déjà, qui se sont déjà manifestés, en attendant la Chute et son terme.
Voilà tracé et rappelé le schéma des affrontements que l’on va retrouver à la faveur du grand bouleversement qui se prépare, en observant qu’il existe toujours une porte de sortie de cet enfer qui est en train d’installer son empire. Il s’agit bien d’un affrontement et nullement du constat d’une défaite, et d’un affrontement plus que jamais en cours comme on le voit dans les lignes qui suivent. En effet, il nous reste quelques précisions à donner, pour bien apprécier le sens de la bataille des antimodernes.
30 – Actualité pressante des antimodernes – A ce point où nous concluons cette Partie qui conduit elle-même au terme de notre appréciation de la formation et du déroulement historique, observé d’un point de vue métahistorique, de ce qui constitue la crise d’effondrement de cette “contre-civilisation”, nous voulons conduire une réflexion traçant un lien très ferme entre cette perspective historique et notre temps eschatologique de “crise terminale”, ou de “crise d’effondrement du Système”, que nous avons baptisé également du terme de “crise haute”. (Cette expression de “crise haute”, si elle est manifeste pour notre époque, doit aussi désigner, pour les époques passées qui s’inscrivent dans le courant de la modernité, comme celle que nous explorons ici, comme la manifestation générique de la crise de la modernité.) Nous pensons que cette incursion chez les antimodernes nous en donne la meilleure occasion du monde, et le meilleur moyen d’accomplir ce travail de l’esprit.
En février 2012, dans notre série d’étude métahistorique dans une publication spécifique, qui avait pris le nom de dde.crisis à partir de l’automne 2009, nous abordions un thème baptisé « Négationnisme & crise haute » ; c’est à partir de ce texte qui rend compte de la situation d’affrontement entre les antimodernes et les autres, les modernes par vocation et par inattention, que nous allons développer notre propos. Le thème choisi pour cette réflexion est, au départ, le constat qu’il existe, dans notre époque sombre et chaotique de ce début du XXIème siècle, une grande majorité d’esprits et de jugements qui repoussent l’idée d’une “grande crise terminale” et d’une “crise d’effondrement du Système”, qu’il nous arrive également d’apprécier comme la “crise haute”. Nous qualifions en l’occurrence ces esprits et ces jugements de “négationnistes”, ce qui implique un statut particulièrement infâme selon l’esprit facile du temps, –infâme dans un jugement général qui n’est nullement de notre fait mais plutôt du fait de la métaphysique-Système, ou plutôt de la pseudo-métaphysique du Système comme l’on verra plus loin. Pour autant, et pour notre cas précis, nous ne repoussons certes pas cette idée de l’infamie.
Nous commencions notre démarche par le rappel d’une situation qui, chronologiquement, se place fort bien dans le propos général de cette Partie de notre récit. Cette disposition de l’esprit qui permet de percevoir la situation de crise haute au contraire de la majorité des autres est parfaitement décrite par une citation du comte Joseph de Maistre, dans un courrier de 1805 à son frère Nicolas. Le comte Joseph rappelait sa vie dans sa ville de Chambéry, en 1785, quand la pensée “courante” (notre époque parle de “pensée unique”) écartait, voire refusait les grandes interrogations sur la situation du monde qui ne cessaient de se faire plus insistantes, d’une puissance telle qu’elles ne pourraient être qualifiées que de métaphysiques ou de métahistoriques, et dont on mesurerait l’ampleur dans la très prochaine explosion de 1789. (Il apparaît toujours dans cette sorte de circonstance, et d’ailleurs assez logiquement selon le point de vue envisagé, que cette pensée “courante” met tout ce qu’il lui reste de vigueur dans le refus de voir l’écroulement d’un cadre du monde auquel la partie d’elle-même la plus basse se trouve habituée.) Maistre nommait cela, cette proximité de la fermeture volontaire, quoique peut-être inconsciente, de la pensée, « l’énorme poids du rien ». (La citation exacte est ceci : « ...je me disais : “Suis-je donc condamné à vivre et à mourir ici comme une huitre attachée à son rocher ?” Alors je souffrais beaucoup : j’avais la tête chargée, fatiguée, aplatie par l’énorme poids du rien... »)
On observera aussitôt que la référence choisie pour introduire ce travail de février 2012 que nous citons ici nous ramène fort justement et même élégamment, à cette période du “siècle du persiflage” et de la révolution qui forment l’essentiel du sujet de cette Partie. Nous utilisons cette analogie du comte Joseph en remontant le temps pour caractériser notre situation du début du XXIème siècle, un peu comme un double mimétique, pour ce qui concerne la situation psychologique. Nous ne faisons donc que procéder selon la méthode qui s’avère évidente et excellente à cause du lien établi par nous entre les deux périodes ; simplement, nous procédons en sens inverse : le principal du sujet est le XVIIIème siècle, et nous terminons par cette analogie avec notre temps, le début du XXIème siècle. Bien entendu, le propos reste, plus que jamais en vérité, absolument centré sur le phénomène essentiel de la psychologie de sapiens, ce par quoi s’effectuent les événements fondamentaux qui nous intéressent.
Cinq ans après la situation qu’il rappelait en 1805 à l’intention de son frère Nicolas, à propos de « l’énorme poids du rien », le comte Joseph était tout entier plongé dans l’observation de ce phénomène historique qu’il devinait sans précédent, de la Révolution Française. Lorsque son descendant Henri de Maistre (dans son Joseph de Maistre, Perrin, 1990) parle du sentiment de son aïeul devant la Révolution, il emploie le mot “jubilation”, – alors que l’on sait combien, sur le fond, le comte exècre absolument la Révolution. « Ma tête fermente toujours sur toutes ces affaires au point que quelque fois je n’en dors pas, écrit Joseph de Maistre. Jamais spectacle plus intéressant n’a frappé le genre humain... » Les événements semblent effectivement, selon son jugement, rencontrer l’intuition qu’il a de leur puissance, de leur radicalité, – et cette intuition elle-même si puissante et si radicale qu’elle mérite sans nul doute le qualificatif de “haute”, – ainsi conduisant à cette expression déjà signalée d’intuition haute que nous employons nous-même pour qualifier le même phénomène qui permet de distinguer dans sa puissante vérité l’ampleur de notre crise présente (au début de ce XXIème siècle) en la percevant elle-même comme la “crise haute”. (On voit alors que c’est de la même chose dont nous parlons : crise haute à la fin du XVIIIème siècle, crise haute au début du XXIème siècle. Toute la modernité, certes, et plus encore avec le “déchaînement de la Matière” qui en forme le pivot, la poutre-maîtresse, n’est qu’une crise qui ne peut être que la “crise haute”.)
A cette époque d’où nous avons extrait la citation précédente (1790), Maistre a encore ses “négationnistes”, succédanés eux-mêmes de cet « énorme poids du rien » mentionné plus haut, qu’ils ne prennent certainement pas comme une charge mais plutôt comme une suggestion agréable selon laquelle il n’y a rien de fondamentalement nouveau sous le soleil. Ces “négationnistes”-là ne désarmeront d’ailleurs jamais, ils n’ont pas désarmés, ils sont toujours parmi nous ; à certains moments de dépression du comte Joseph, ils nourrissent sa solitude et son découragement passager, tous ces traits psychologiques qui ne disparaîtront jamais chez lui parce que cette pensée libérée par l’intuition haute qu’il conduit est aussi une bataille permanente contre lui-même comme contre les autres (« Mais je suis seul, mal placé, découragé ; je ne trouve autour de moi que froideur, ignorance, et cette envie haineuse des impuissants... »). Nous aussi, antimodernes de la postmodernité, ressentons par instants cette sorte de vertige inversé, qui vous tire vers le bas, vers les abysses...
On s’en doute, ceux que nous désignions dans le travail cité sous le terme de “négationnistes” se recrutent nécessairement, massivement sinon unanimement, parmi ces esprits emportés par les courants “intellectuels” enfantés par la modernité depuis la Renaissance premièrement, enfantés par le “déchaînement de la Matière” depuis que ce déchaînement s’est manifesté, secondement. Le sujet ainsi introduit, nous poursuivions alors dans le travail cité ici, affinant cette définition du négationnisme par rapport à la grande crise, puis enchaînant sur un constat général :
« Il ne s’agit pas d’un complot, ni d’une machination, mais d’une tendance de la raison subvertie. Leur perception correspond à ce que Julius Evola définissait, à propos de l’attitude “scientifique” vis-à-vis des légendes du Graal dont on retrouve la trace dans plusieurs traditions, selon l’idée que “tout rapprochement dans cet ordre moderne de recherches [entre les diverses manifestations de ces légendes] finit par se résoudre en un déplacement plutôt qu’en un élargissement du point de vue”. C’est ce que nous nommons la perception du fractionnisme cloisonné, aboutissant nécessairement à un réductionnisme systématique. On passe d’une crise sectorielle à une autre, de la crise iranienne à la crise financière, de la crise libyenne à la crise du pouvoir américaniste, de la crise de l’euro à la crise du processus électoral US, sans établir aucun lien entre toutes ces crises : déplacement du point de vue plutôt qu’élargissement, suivant les pressions du système de la communication auxquelles succombent les psychologies affaiblies, permettant à la raison subvertie d’imposer son verdict : il n’y a pas de crise générale, pas de crise d’effondrement du Système, – il n’y a pas de crise haute... (C’est justement l’intuition haute qui nous conduit à briser ces entraves et à conclure qu’il y a une crise haute.)
« L’essentiel est, dans cette perception, que l’intégrité du Système, de la modernité, du legs du “déchaînement de la Matière”, soit préservée. Nous ne décrivons pas une démarche consciente, mais plutôt une démarche instinctive, appuyée par la technique rationnelle subvertie du “déplacement plutôt que d’un élargissement du point de vue”. C’est une ironie contradictoire suprême, ou une ironie révélatrice tout simplement, que ceux qui soutiennent volontairement ou non le Système, par servilité de la raison ou par simple entraînement, suivent une logique totalement anti-globalisatrice alors que le Système poursuit une logique de globalisation. L’explication de ce paradoxe d’apparence se trouve bien entendu dans le fait que la globalisation recherchée a pour objet de tenter d’organiser de façon “globale” toutes les attaques possibles de déstructuration et de dissolution de tout ce qui peut représenter des principes portant des tendances structurantes et anti-dissolvantes (la souveraineté, la légitimité, l’autorité) ; pour cette raison, il est absurde de craindre dans la globalisation un aboutissement de type “gouvernement mondial”, impossible par le fait même de la contradiction.
« Par contre, on peut aisément [appréhender] la tendance à repousser l’idée de “crise unique”, ou de “crise haute”, outre les habituels mécanismes type “déplacement plutôt qu’élargissement”. Il s’agit de la crainte fondamentale de l’Unité. [...]
« Pour mieux comprendre cette “bataille de perceptions” entre ceux qui perçoivent une “crise unique” (du Système, de la modernité, de la contre civilisation) englobant toutes les crises sectorielles, et les négationnistes de cela, on peut proposer l’hypothèse de la renaissance de l’Unité ou du Principe Unique. Il s’agit de la notion fondamentale selon laquelle l’unicité de cette crise, alors évidemment perçue comme crise haute, ne peut s’expliquer que par le “progrès” qu’elle recélerait. Ce terme complètement paradoxal dans ce cas de “progrès” fait référence à une interprétation de Daniel Vouga, analysant l’influence essentielle de Joseph de Maistre chez Charles Baudelaire (la plus importante influence de Baudelaire avec Edgar Allan Poe), dans Baudelaire et Joseph de Maistre (Corti, 1957). Observant l’emploi laudatif du concept de “progrès” chez Maistre et chez Baudelaire, paradoxe absolu proche de la contradiction impossible pour ces deux penseurs antimodernes par excellence, Vouga observe ceci : “[P]rogresser, pour eux, ce n’est pas avancer, ni conquérir, mais revenir et retrouver... [...] Le progrès donc, le seul progrès possible, consiste à vouloir retrouver l’Unité perdue...”
« Ainsi progressons-nous (!) nous-mêmes, dans ce vaste domaine opérationnel de “crise unique” transmutée en crise haute, de l’idée de la nécessité de détruire tout le Système avant d’espérer quoi que ce soit, à l’idée que seule la destruction du Système nous permet d’espérer quoi que ce soit ; et ce “quoi que ce soit”, certes, étant “le seul progrès possible” de Maistre-Baudelaire, qui est la retrouvaille de l’Unité et sa “renaissance à nos yeux”. (Unité qui, par essence, n’a jamais péri pour renaître, mais a disparu de notre vision à cause de la Chute.)
« Ainsi, le paradoxe du Système en crise tient au fait que ses caractères essentiellement maléfiques fondèrent sa puissance évidemment maléfique, mais peuvent et doivent finalement conduire à son contraire par le passage de sa destruction (logique de la surpuissance devenant autodestruction). Le paradoxe est en effet que la surpuissante structuration du Système, son hermétisme absolu, sa prétention tout aussi absolue à absorber et à représenter le Tout du monde (la globalisation, grâce à la surpuissance du technologisme et le maillage psychologique de la communication), fait de lui une certaine Unité (absolument négative, certes). Il s’ensuit que sa crise, pour être parfaitement de lui-même, doit nécessairement être une “crise unique”, à hauteur et à l’imitation de sa propre déstructuration, et de ses prétentions globalisantes. Cela conduit à l’observation hypothétique mais logique que la résolution (absolument positive) de cette crise également “unique”, qui constituera nécessairement un “progrès” conduit par enchaînement logique à une résolution qui est elle-même unique, qui ne peut être que l’Unité. C’est la notion de progrès de Maistre-Baudelaire heureusement invertie en un retour au Principe Unique.
« L’idée suggérée plus haut que la perception de la situation présente se concrétise sous la forme d’une crise unique, ou intentionnellement nommée “crise haute”, est une idée extrêmement importante... [...] Elle éclaire par son importance le débat que nous présentons ici, recherchant à proposer la représentation de l’ensemble des évènements (des crises) qui bouleversent le monde comme une crise unique, cela contre les négationnistes qui refusent absolument cette notion. Bien entendu, comme nous l’avons souvent répété, cette crise unique est celle du Système, ou celle de la modernité, – la crise de l’effondrement du Système. Mais sa représentation en une “crise haute” permet, non seulement d’élargir le concept, mais surtout de le hausser décisivement.
« A la “crise haute” correspond en effet, implicitement puis explicitement lorsque la chose prend tout son sens, l’accès à l’intuition haute pour comprendre le sens de l’évènement. C’est alors qu’apparaît l’autre idée complémentaire que cette crise haute est aussi un passage à une unité de conception, transitant bien entendu par une unité de destruction (du Système). Dès lors, la crise haute, par son caractère unique, débouche effectivement sur une perspective tout à fait nouvelle : au-delà de la destruction (du Système), et grâce à la destruction de quelque chose d’unique (le Système), elle conduit à une ouverture vers ce qui pourrait être, – vers ce qui doit être un accès nouveau à l’Unité (au Principe Unique), ce concept fondamental de la Tradition. D’où cette observation que l’on passe de “l’idée de la nécessité de détruire tout le Système avant d’espérer quoi que ce soit”, à l’idée que “seule la destruction du Système nous permet d’espérer quoi que ce soit”... Il s’agit de l’idée fondamentale que non seulement la destruction est le passage obligé vers un “Progrès” décisif (dans le sens Maistre-Baudelaire), mais qu’elle est le ferment, la fécondation même de cette conception.
« Cette idée fondamentale, telle qu’explorée puis définie dans son sens le plus haut, ne représente rien de moins que la rupture fondamentale du passage d’une situation historique évènementielle (où les évènement conditionnent l’histoire et répondent à une logique historique de cause à effet) à une situation métahistorique qui se sert de la situation évènementielle, qu’elle manipule à son gré, selon son dessein fondamental (où les évènements sont manipulés de façon à satisfaire ce dessein métahistorique, sans plus se soucier des rapports de cause à effet). »
Ainsi, pouvons-nous mieux substantiver la définition de l’antimoderne en même temps que celle du “négationniste” qui est le moderne par conséquent ; cette définition se déduit de l’opposition entre ceux qui perçoivent la crise comme une unité (crise haute) et ceux qui refusent cette idée, entre ceux qui perçoivent par conséquent dans cette unité de la crise un “progrès” par le seul fait de hausser la crise et donc sa résolution par opposition à ceux qui ne peuvent concevoir cela puisqu’il refusent l’unité de la crise ; la définition se fixe décisivement, par conséquent, avec cette opposition entre ceux qui conçoivent l’Unité et ceux qui l’ignorent. Que ce travail d’identification de l’antimoderne dans la crise haute passe, pour le cœur de la définition qui concerne la question de l’Unité, par le rapport de similitude entre Maistre et Baudelaire rencontre parfaitement la logique du propos : dans le classement qui est fait des “antimodernes”, les deux hommes figurent en bonne place. De même, on observera que ce cas est également des plus intéressant pour mieux nous faire comprendre ce que, paradoxalement, cette “crise d’effondrement” a de haut, justifiant alors d’autant plus l’expression de “crise haute”.
Il nous a paru important, pour équilibrer l’impression générale d’un emportement irrésistible qui toucherait toutes les psychologies, impuissantes et résignées, que pourrait donner notre étude du phénomène du persiflage du XVIIIème siècle et ce qui a précédé, de signaler qu’il existait et qu’il existe par conséquent des exceptions, des “modèles” de caractère, avec la psychologie qui va avec, échappant à cette emprise. On peut envisager l’idée qu’il existe des degrés de variabilité de vulnérabilité de la psychologie aux influences extérieures type-“persiflage” ; on peut même envisager, et cela vaut surtout pour notre époque du XXIème siècle, que “deux” psychologies à l’intérieur d’une puissent cohabiter, pour un seul esprit sous la forme d’une division fluctuante à l’intérieur de cette psychologie : une partie sous influence, l’autre résistant à cette influence et même la dénonçant, avec un rapport variable entre les deux. Il nous a encore paru important de montrer par conséquent à la fois l’absence de totalité mécanique et l’absence d’irréversibilité du phénomène que nous décrivons. (Cela signifie que le totalitarisme conditionnant l’hermétisme du Système actuel, issu du “déchaînement de la Matière”, est conditionné à l’abaissement et à l’asservissement constant des psychologies, – ce qui n’est pas une donnée absolue comme nous l’établissons désormais, puisque des psychologies mieux armées que d’autres échappent à ce sort fatal.)
Cette possibilité de résistance est bien plus qu’une nécessité sur le fond, elle est une nécessité de notre propos, puisque nous ne saurions accepter l’idée de l’irrésistibilité de la puissance de la Matière et donc nous ne pouvons qu’accepter l’idée de sa défaite finale, par quelque moyen qu’il plairait à ce que nous désignerions, non sans une ironie bienveillante et plutôt adressée à ceux qui haussent les épaules devant ce concept, – la Providence. Dès lors, l’option de la résistance existe bel et bien ; non seulement elle ne peut être écartée mais elle doit être choisie impérativement, à partir de l’identification qu’on en fait, si on la fait. Les antimodernes s’inscrivent dans cette “option”, par conséquent ils sont des “résistants” et ils marquent, par un côté ou l’autre d’eux-mêmes, la même nécessité, autant de notre propos que du destin du monde.