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668C’est donc à moi que revient la lourde tâche d’ouvrir le feu, pour parler de votre livre, mon cher Jean-Paul, pour vous interroger à son propos, en pensant au mien, et faisant en sorte, ou en le tentant à tout le moins, que cette confluence générale écarte les sensibilités et les susceptibilités, et ouvre la voie à des réflexions marquées d’une utilité collective. Voilà un programme bien rationnel, bien pesé et mesuré, que je vais aussitôt trahir en empruntant une autre voie. (Mais disons que le “trahison” concerne l’exposé du programme, la “feuille de route”, nullement j’esprit je pense.)
Rien que du naturel, d’ailleurs. Notre dialogue a tout de l’incongru, apprécié d’un certain point de vue: vous, esprit qui affectionne la méthode scientifique, qui en est instruit, qui a en cette méthode, me semble-t-il, une certaine foi; moi, tout le contraire en un sens, écartant la méthode scientifique (ou bien, impuissant à la comprendre et donc à en user), sans aucune connaissance scientifique sérieuse et rétif à cela, tout entier emporté par l’intuition et constatant ma méthode après coup, – après l’avoir construite, si j’ose dire, sans la moindre méthode. Vous, esprit scientifique conscient de la crise de notre monde et confiant que de cette crise pourrait naître, par ses propres moyens, la voie de la rédemption; moi, chroniqueur et historien hors des griffes académiques, s’affirmant “historien prophétique” (selon la classification française admise et nullement selon l’estime que j’aurais de moi), croyant à la crise eschatologique et à sa résolution par la destruction de tous les outils qui pourraient servir à une rédemption comme celle que vous imaginez.
Mon tableau est-il juste? Exagéré? Déplacé? J’ajouterais que nous sommes réunis par une bonne volonté commune et que la conscience, chacun de son côté, de l’existence de la “crise finale”, nous rassemble décisivement malgré nos différences. C’est cela, le lien qui doit nous rassembler, comme cela se fait parfois dans votre colonie de bactéries (l’image m’a bien plu), prenant soudain conscience collective d’un danger commun à tous. Les situations eschatologies vous créent des solidarités qu’on n’imaginerait pas, et vous enseignent brusquement et superbement, plus qu’un milliard de Kouchner ne sauraient faire, non pas la vertu de la tolérance, mais sa nécessité.
Voilà, c’était une introduction à nos dialogues, modeste malgré l’apparence, ordonnée malgré les chemins de traverse.
En quelques pages, j’ai été fasciné par votre livre. Je ne fais ici ni le critique, ni le littéraire, ni l’intellectuel. Je parle d’intuition, rien d’autre, – c’est-à-dire, rien de moins. Imaginez un peu… Depuis deux ans, trois ans, que sais-je, je travaille sur tel ou tel texte, tel ou tel projet, qui se concrétisent bientôt en ce projet de livre, La grâce de l’Histoire, que j’entame, qui se développe, qui m’inspire de lui-même, par l’écriture même, l’idée de cette thèse selon laquelle nous vivons depuis deux siècles, d’une façon si rompue que j’avance l’hypothèse annexe qu’il s’agirait d’une “deuxième civilisation occidentale”, sous l’empire d’un système d’une force inouïe de la matière elle-même, qui semblerait exister comme un être propre, non seulement moteur mais inspirateur et maître de notre histoire, et de nous-mêmes par conséquent. Soudain, dans votre livre, l’hypothèse des systèmes anthropotechniques. Imaginez ma stupéfaction fascinée. Je ne suis pas en train de dire qu’il y a deux génies qui se rencontrent, ou bien l’un de cette sorte et l’autre d’une autre, rien de tout cela et peu m’importent les personnes en l’occurrence, – y compris vous et moi. Je suis en train de dire qu’il y un signe d’une puissance inouïe dans cette rencontre, et un signe qui nous dépasse évidemment. Cela pour mesurer notre importance propre, dans tous les cas pour ce qui me concerne.
Par conséquent, n’attendez de moi ni jugement de critique, ni appréciation de détail, etc., de votre ouvrage. Je suis trop obnubilé par le signe. Tout juste vous dirais-je que vos explications scientifiques m’ont parfois dépassées et que votre chapitre sur le cas concret de système anthropotechnique, – Moby Dick, alias le Pentagone, pour le nommer deux fois, – m’a ravi, fasciné, absolument conquis, tant il rencontre mes conceptions intuitives.
Ce dernier point fait ma transition. Vous posez la question “Le Pentagone a-t-il une conscience?”… (Peu m’importe la réponse que vous apportez, qui est plus que réservée; du moment que la question est posée, voilà l’essentiel.) Moi, à partir de mon bouquin et de la thèse dont il accouche, et de l’affrontement que je distingue comme le caractère de notre aujourd’hui, avec ce système déchaîné et, soudain, notre perception diffuse que des forces de résistance s’ébauchent, et qu’elle se réfèrent à l’Histoire comme dynamique structurante qui nous inspirent à son tour, – moi, je me pose la même question : “l’Histoire a-t-elle une conscience?” (Ce qui est une question bien plus vaste que la question déterministe sur “le sens de l’Histoire” qui peut se satisfaire d’une réponse quasiment mécaniste, même si elle se voudrait d’essence spirituelle. “L’Histoire a-t-elle une conscience?”, c’est une toute autre affaire, cela implique presque un libre-arbitre d’une entité nommée Histoire.)
Ainsi donc est lancé le débat pour mon compte. Votre hypothèse scientifique, énoncée scientifiquement, fondée sur des caractères scientifiques, a suscité chez moi l’audace intellectuelle de substantiver (ou substantifier?) une hypothèse qui n’avait d’assise qu’intuitive, et qui s’exerce dans un domaine historique, et même métahistorique. Ce processus me permet par conséquent d’aborder des questions plus concrètes, ou d’aborder plus concrètement des questions qui n’étaient jusqu’alors qu’insaisissables, vaporeuses, séduisantes mais indéfinies, voire symboliques… Allons-y.
(…Avec cet avertissement: lorsque je relève un point que vous mettez en évidence, peut-être en fais-je une mauvaise interprétation. Mon esprit scientifique est si sommaire… Dans ce cas, reprenez-moi et nous verrons.)
Le premier point que vous mettez en évidence est que la notion que vous proposez, celle des “systèmes anthropotechniques” (soit, “l’homme et l’outil”, évoluant en “l’homme et la technologie”), vient de loin. Elle vient des origines mêmes, du premier contact de l’homme avec une chose qui allait devenir outil dans ses mains. De l’autre côté de la chaîne, nous aboutissons aux systèmes anthropotechniques d’aujourd’hui, dont vous donnez comme exemple, – et l’on ne peut trouver mieux, – le Pentagone. Et vous indiquez justement que l’action, la mainmise, la maîtrise du monde (et des hommes qui les servent) de ces systèmes dont le Pentagone est l’archétype conduisent aujourd’hui à des catastrophes. Sur ce dernier point, celui des catastrophes, je ne puis que dire tout mon accord, bien sûr.
En acceptant votre analyse, un point m’arrête, par contre, et m’intéresse: cette destinée catastrophique était-elle inéluctable, dès l’origine, dès ce premier hominien qui saisit une pierre et frappe dans la terre pour creuser un trou? Je serais incliné à penser que non et non moins incliné à faire l’hypothèse que vous partagez cette opinion… Est-ce juste? Dans ce cas, que je prends pour une hypothèse acceptable, à partir de quand et pourquoi le processus du système a-t-il changé de sens et est-il devenu catastrophique?
Vous pensez bien que ce que j’introduis dans ce cas, pour soutenir mes hypothèses, ce sont mes propres conceptions: qu’il y a eu un tournant catastrophique entre le XVIIIème et XIXème siècles, à partir de quoi, le sens du système, devenu énorme dynamique destructrice (productrice de la politique de l’“idéal de puissance” selon les conceptions de mon ami Ferrero), a brutalement changé et nous a lancé dans un destin catastrophique. C’est-à-dire, l’idée implicite que la dynamique générale du système anthropotechnique s’est trouvée soudain complètement retournée, précipitée vers un destin catastrophique. Il y a peut-être du schématisme dans tout cela, un récit un peu trop résumé et débarrassé des nuances, mais l’idée est bien là. C’est qu’il s’agit de faire vite, de ne pas s’embarrasser des nuances accessoires, car le temps presse.
Je prends un exemple en forme d’hypothèse. L’ensemble “construction d’une cathédrale” au XIIIème siècle, avec la condition impérative d’écarter toute référence religieuse comme fait fondamental, ne représente-t-il pas un système anthropotechnique? On y trouve les concepteurs, les inspirateurs (clergé ou pas), les techniciens (architectes) avec leur savoir, les artisans avec leurs outils et leurs technologies, les financiers (les bourgeois riches qui voulaient avoir de bons rapport avec l’Eglise), etc. Le résultat est l’érection d’un bâtiment d’une puissance et d’une exceptionnelle beautés, aux fonctions multiples (notamment, celle de rassemblement pour diverses raisons, notamment certaines en-dehors des rites religieux, puisque, – je crois me souvenir, – les cathédrales abritaient également, au départ, des tractations en accueillant des sortes de marché où des produits de nécessité courante étaient vendus). Le résultat est, à travers les âges, un bâtiment dont l’incontestable grandeur et l’incontestable beauté peuvent être jugées comme un système anthropotechnique ayant produit quelque chose de bénéfique pour la communauté, dans le sens de la civilisation. Il est en général admis que, même sans un sentiment religieux marqué, la visite d’une cathédrale est un moment d’exception pour l’esprit et pour l’âme, un moment d’élévation, voire, pour certains, un moment d’initiation de soi-même. Ce serait alors un système anthropotechnique qui aurait un destin exactement contraire au destin catastrophique des actuels systèmes.
• Peut-on appliquer votre schéma à un tel exemple? (Y compris l’hypothèse que le système a pris le dessus sur les hommes et les a entraînés dans un dessein commun qui est la construction de la cathédrale.)
• Si oui, pourquoi ce système-là est-il bénéfique et ceux que nous connaissons et qui nous mènent aujourd’hui sont-ils catastrophiques?
• N’y a-t-il pas une place impérative à trouver, dans le chef du système lui-même en tant que tel, pour une dimension esthétique, voire métaphysique qui lui donne un sens? Et je parle autant d’un sens bénéfique d’élévation, et d’un sens catastrophique?
Notez bien, – pour faire le lien avec ce qui précède, – que tout cela a un rapport avec l’idée “l’Histoire a-t-elle une conscience?”. (Dans ce cas avec une perception de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, plutôt que ce qui est “le bien” et ce qui est “le mal”, ces conceptions humaines, – et l’Histoire se trouvant alors, selon ma thèse, usurpée par un système destructeur depuis le début du XIXème siècle.)
Bien, je laisse de côté les aspects psychologiques, des rapports entre les êtres et les systèmes anthropotechniques; je crois qu’on en parlera plus tard, et chaque chose en son temps. D’autre part, si les dimensions que je suggère peuvent être discutées, ne faut-il pas affiner le modèle et trouver des dénominations impliquant les références culturelle, esthétique, métaphysique, etc., dont j’ignore ce que l’approche scientifique peut faire? Mais je le répète, j’insiste, ce sera pour plus tard, et je sens déjà que j’ai mis beaucoup (beaucoup trop?) d’œufs dans le même panier… Beaucoup trop de questions, je veux dire.
Nous avons de quoi faire. A vous de faire.
Philippe Grasset
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