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1219Je voudrais confirmer une sorte de rupture par rapport à la première phase de ces DIALOGUES, pour lancer cette série d’entretiens sur une voie un peu différente, – disons incurvée, car les sujets initialement traités restent concernés. Jean-Paul Baquiast l’a lui-même suggéré, dans un commentaire sur le Forum du texte F&C du 1er juillet 2010, «Il y a mystère et Mystère» :
«Je pense que les questions que vous évoquez les uns et les autres devraient être approfondies encore, notamment dans les Dialogues…»
Le texte de monsieur Christian Steiner, du 4 juillet 2010, sur Ouverture libre, confirme l’intérêt du sujet et du débat. C’est pour cette raison que nous l’avons invité à entrer dans nos DIALOGUES, à inscrire ce même texte effectivement dans nos échanges. A cet égard, le “s” de DIALOGUES était prémonitoire, – une intuition de plus, après tout…
J’enchaîne donc sur le texte de monsieur Steiner, qui, lui-même, enchaînait sur cet autre texte (ce même «Il y a mystère et Mystère»), publié “hors-DIALOGUES”, le 1er juillet 2010. Je vais donc développer l’idée centrale initiale qui pourrait se résumer d’une façon générale à ceci : il faut absolument, d’une part agrandir et hausser la pensée à des domaines autres que la raison, d’autre part réaliser ce bouleversement dans une combinaison où la raison n’a pas la place dominante qu’on lui donne d’habitude, – souvent proche d’une position exclusive. C’est donc le point central de mon propos : la raison n’est pas l’élément exclusif de la pensée, elle n’en est même pas nécessairement l’élément central ni le plus haut. (Notez que lorsque je parle de “raison”, il ne peut s’agir dans ce cas que de la “raison humaine”.)
Avant d’aller plus loin sur ce point, voici un distinguo absolument essentiel. Lorsque je parle de la raison, je parle d’un élément parmi d’autres de la pensée, – on verra lequel plus loin, selon mes conceptions, – et, par conséquence assez logique, lorsque je parle de la psychologie, ce que je fais souvent et d’une façon que je voudrais importante, je parle d’un élément annexe de la pensée. Pour moi, la psychologie est un système de la catégorie qu’on pourrait qualifier d’“utilitaire”, qui est une sorte d’aliment, ou de carburant de la pensée. Sa qualité biologique, sensorielle, fonctionnelle, intuitive, donne à la pensée un matériel de fonctionnement d’autant plus raffiné. Vous savez que l’une de mes thèses pour expliquer la décadence du comportement des élites françaises au XVIIIème siècle, conduisant à la Révolution, ne tient nullement aux idées et à leur contenu, – fussent-elles, ces idées, révolutionnaires et/ou extraordinairement élaborées, puissantes, etc., – mais à l’épuisement de la psychologie, à la mauvaise qualité du “carburant”, qui conduit à accepter les idées sans avoir la force intellectuelle (et non l’intelligence, qualité systématiquement surévaluée) d’observer, de comprendre, voire plus encore de distinguer par intuition les effets engendrés par le développement logique à long terme de ces idées, et donc de les contrôler.
Cela signifie aussi que la psychologie, qui est au service de la pensée, n’est nullement au service de la raison, puisque la raison, selon mes conceptions, n’est qu’un élément de la pensée, un parmi d’autres. La psychologie n’est pas liée à la raison, elle a son autonomie de système ; elle dépend de la pensée, pour l’agrément à son apport, exactement au même titre que la raison dépend de la pensée. Il s’en déduit que la pensée doit juger de la valeur de l’apport de la psychologie, non selon le diktat de la raison, mais selon ce qu’elle juge de la force et de la santé de la psychologie à assurer son rôle utilitaire.
Tout cela me conduit évidemment au procès de la raison, – ou, dirais-je, au procès inutile de la raison. Il n’entre pas dans mes intentions de la condamner sans appel ni sursis, et, par conséquent, de faire ce procès qui est déjà instruit et conduit à bien par les événements que nous subissons aujourd’hui. Il entre dans mes intentions de dénoncer ce que cinq siècles de pré-modernité et de modernité, dont essentiellement nos deux derniers siècles de modernité, ont fait de la raison. En l’occurrence, le vrai coupable est la modernité et non la raison, mais il reste que la raison est devenue dans ce traitement une monstrueuse caricature d’elle-même, une affirmation vaniteuse et trompeuse d’une conception de la maîtrise du monde et, en réalité, derrière cette apparence, l’esclave docile et l’alibi d’un courant furieux de la matière déchaînée créatrice d’un système déstructurant qui pulvérise la civilisation en une ivresse de puissance et en une réduction entropique systématique de tout ce qui est qualitatif au profit d’un nivellement terrifiant par la puissance quantitative. Le péché terrible de la raison subvertie est d’avoir “couvert” tout cela d’un masque de mesure et de morale.
La raison ainsi pervertie est devenue subversion pure. Elle a usurpé la pensée, se substituant à elle et prétendant être la pensée à elle seule. Même la spiritualité est devenue une annexe de la raison, perdant ainsi ses caractères de transcendance qui en faisaient toute la sublime valeur. Le pire de cette piètre aventure est que ce “triomphe” de la raison pervertie marque en fait son asservissement à une dynamique déchaînée de la matière qui est son véritable maître.
Il n’est plus temps, comme je disais plus haut, de faire un procès de la raison pervertie, mais de constater les effets de cette triste aventure. Aucune enquête ni instruction du dossier ne s’imposent, l’évidence de la catastrophe où s’abîme le monde et notre caricature catastrophique de civilisation en phase ultime y suffisent. Partout, la matière déchaînée nous entraîne dans un destin dont il est difficile de ne pas deviner d’intuition le caractère catastrophique, et destin sur lequel nous n’avons plus aucune prise. La seule faiblesse de cette situation est paradoxalement sa force ; cette évidence est tellement forte qu’elle conduit nombre d’esprits soumis à cette raison pervertie à ne pas “y croire”, – parce c’est trop évident, c’est trop écrasant, c’est trop désespérant, – parce que c’est trop imprévu par rapport aux normes auxquelles nous sommes soumis. On notera que ce n’est pas une attitude rationnelle mais une attitude de “croyant”, qui oppose sa foi à l’évidence de la dynamique de la situation du monde, – bien que sa “foi” prétende être le simple constat du triomphe de la raison dans sa maîtrise de la situation du monde. Mais nous savons bien que la raison est devenue une religion, qu’elle a même sa métaphysique. (Il suffit de lire Diana Johnstone ou de citer cette remarque d’Elie Barnavi, dans le A un ami israélien de Régis Debray [Flammarion, 2010]: «La Shoah s’est hissée au rang de religion civile de l’Occident.»)
Dans toute cette organisation faussaire, avec tous ses attributs, du rôle que s’est attribuée la raison subvertie, ou du rôle que la raison subvertie a été contrainte inconsciemment d’assumer, l’usurpation est totale. Jamais la crise la plus immense qu’on puisse concevoir n’est apparue paradoxalement en termes aussi simples.
J’ai déjà dit ma conviction qu’il était nécessaire de faire entrer dans la pensée des facteurs qui échappent au contrôle de la raison (je parle comme un expert du Pentagone alors que la matière est si haute, – voilà où nous mènent les automatismes de la raison subvertie). J’ai notamment parlé du rôle central, – j’insiste sur ce qualificatif de central, – de l’intuition dans certaines démarches de ma propre pensée, pour prendre une référence que je connais.
Un lecteur particulièrement érudit, particulièrement éclairé, m’a offert un long commentaire d’une extrême richesse sur mes propos. Je tiens à lui dire ma reconnaissance car il m’a beaucoup aidé. Voici un extrait de ce qu’il dit de sa lecture de ce texte (DIALOGUES du 3 juin 2010) où je parlai d’une de mes expériences de l’intuition ayant orienté et conduit le texte du livre Les Âmes de Verdun. (Ce lecteur demande à conserver l’anonymat, et je respecte évidemment son désir, qui s’appuie d’ailleurs sur des raisons absolument respectables.)
«Il me semble évident que la substance de vos textes laisse entrevoir, d’ailleurs bien souvent entre les mots, la présence d’un contenu purement “intuitif”, produit d’une sorte d’inspiration qui n’est “artistique” qu’au sens “religieux” antique de l’idée du “poète”, et, plus précisément, de ce que les anciens philosophes grecs appelaient une “intellection”, noèsis, laquelle n’a strictement rien à voir avec ce que l’on entend généralement aujourd’hui […] par ce terme (“imagination”, intuition nébuleuse “pré-rationelle”, “fantasme”, etc.), puisqu’elle désigne à l’origine le fruit d’une faculté cognitive “supra-rationnelle”, qui s’actualise en une fulgurance ne se laissant pas réduire à la seule somme des éléments d’un enchaînement rationnel, et dont l’Occident moderne, depuis au moins Kant, nie tout simplement l’existence, la chose étant manifestement devenue plutôt rare. Ainsi, lorsque, pour décrire la nature “artistique” et non “scientifique” de votre démarche d’historien, vous évoquez cet “instant” pouvant être qualifié de “divin” et de “trouée de lumière dans le brouillard, qui procure de brefs moments d’intense exaltation”, où “apparaît en un éclair une partie de la Vérité du monde”, vous paraphrasez sans le savoir (?!) Platon lui-même expliquant pourquoi le centre générateur de sa philosophie ne fera jamais l’objet d’un texte articulé selon les normes “scientifiques”: “De moi, du moins, écrit Platon dans un texte célèbre, il n’existe et il n’y aura certainement jamais aucun ouvrage sur pareils sujets. Il n’y a pas moyen, en effet, de les mettre en formules, comme on fait pour les autres sciences, mais c’est quand on a longtemps fréquenté ces problèmes, quand on a vécu avec eux que la vérité jaillit soudain (exaiphnès) dans l’âme, comme la lumière jaillit de l’étincelle, et ensuite croît d’elle-même” (Lettre VII, 341c-d).»
Cette appréciation m’encourage évidemment à suivre la voie qui est d’observer que la structure de notre pensée doit être complètement modifiée, à la fois augmentée et réorganisée, évidemment dans le sens qualitatif. Une révolte s’impose. Notre pensée, – dans laquelle je donne évidemment sa place à l’“âme”, sans hésitation, – a absolument besoin de hauteur et elle a besoin de faire montre d’humilité devant cette hauteur qu’elle doit acquérir. On ne peut obtenir ce résultat qu’en nous débarrassant du diktat de notre propre pensée aujourd’hui elle-même subvertie, après avoir laissé pervertir notre raison, l’avoir instituée inspiratrice alors qu’elle n’est qu’exécutante et organisatrice, l’avoir laissée exécuter son œuvre de subversion. La raison (la “raison humaine”) qui est née de nous-mêmes ne peut être l’inspiratrice d’un sens qui nous manque désespérément, dont il est raisonnable, au regard de la catastrophe où nous nous sommes précipités nous-mêmes, “raison humaine” en tête, d’envisager qu’il ne peut venir que de l’extérieur de nous.
Les indications ci-dessus, notamment celles de mon lecteur si obligeant et érudit, nous montrent qu’il existe des qualités fondamentales qui ont leur place dans la pensée, au-dessus de la raison. (C’est pourquoi je préférerais, par rapport à l’avis de monsieur Christian Steiner, conserver l’expression “supra-rationnel” plutôt que l’expression “trans-rationnel” qu’il propose.)
Bien entendu, l’orientation est claire et l’idée générale exsude du discours lui-même. Notre pensée manque désespérément des éléments qui pourraient l’élever et la transcender. Cinq siècles de l’évolution de la perversion de la raison ont créé une solitude terrifiante de l’être, avec comme seule référence la subversion qu’engendre cette raison pervertie. Que l’on nomme cette solitude individualisme ou modernité importe peu, si l’on sait reconnaître la catastrophe du monde où elle nous a menés.
Il ne s’agit pas ici de proposer des conceptions différentes (idéologie, religion, morale, politique, théorie philosophique, etc.), des croyances ou des non-croyances, des opinions, etc., mais de rechercher une nouvelle organisation de la pensée. Lorsqu’on suggère qu’il faut introduire une dimension spirituelle, il ne s’agit pas de “penser” Dieu (!) avec la raison, ni de “penser” Dieu (!) selon telle ou telle religion, mais d’introduire dans la pensée un élément de spiritualité, ou de sacré, qui constituerait nécessairement une part essentielle de cette pensée et nécessairement la part la plus haute. La raison ne serait présente que pour mieux utiliser la présence de cet élément de spiritualité ou de sacré, pour modifier la pensée à mesure en lui donnant un élan différent. Cela n’implique rien d’autre qu’une méthodologie ; cela n’implique nullement qu’on prouvera l’existence de Dieu, ni le contraire, qui sont des préoccupations bien inutiles pour nos pauvres pensées ; cela implique qu’on change la façon de penser ce qui peut et doit être pensé.
Bien entendu, cette sorte de démarche n’est pas nouvelle puisque, comme on l’a vu, Platon lui-même y sacrifiait. (Elle l’est d’autant moins qu’il s’agit, à mon sens, de la seule façon de penser pleinement, – mais cela n’est qu’une opinion, et, à mon sens, fort raisonnable.) Il s’agit plutôt de considérer cette démarche, dans ce moment historique et même métahistorique, comme une clef pour pouvoir s’évader. Nous sommes à un moment où, d’une part, la catastrophe du monde dévoile la perversion qui a fait de la raison, en la déformant, un outil de subversion d’une horrible efficacité ; où, d’autre part, la puissance du système de la communication, jusqu’à son aspect fratricide, le virtualisme avec lui, l’un et l’autre qui fracassent toute notion d’“objectivité”, permettent d’autant mieux de secouer les chaînes du diktat de la raison subversive que cette raison n’est plus protégée par son étiquette d’“objectivité”. Il s’agit de profiter de cette double occasion catastrophique pour se libérer des chaînes qui nous tiennent, pour glisser la clef dans la serrure qui convient, et agir, – et faire agir sa pensée.
Ce n’est pas de foi ou de croyance à mettre dans la pensée dont nous avons besoin, – au contraire, nous en sommes submergés jusqu’à la nausée, de toutes les sortes, de toutes leurs églises et de toutes leurs “valeurs” présentées par leur marketing, — mais d’audace à y mettre, comme d’une façon d’être libératrice, sans préjugés, y compris ceux de la vertu (disons de “leur” vertu) parce que l’audace n’en a cure. La principale de ces audaces est d’accepter d’organiser sa pensée hors de la dictature que nous nous sommes imposés. Le principal préjugé à écarter, c’est celui qui nous pousse à ne pas prendre “au sérieux” le sacré et la spiritualité (car penser le sacré et la spiritualité selon la raison subvertie ou selon une église agréée par la raison subvertie, c’est bien ne pas les prendre “au sérieux”). La meilleure façon de l’écarter, ce préjugé, est d’introduire dans l’architecture de la pensée le sacré et la spiritualité à la hauteur qui convient. Il s’agit de reconstruire la pensée exactement comme, in illo tempore, d’autres que nous bâtissaient des cathédrales.
Philippe Grasset
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