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515Ceux qui ont manifesté contre la loi sur les retraites en France, sur les déchets nucléaires en Allemagne, sur les droits d'inscription étudiants en Grande Bretagne étaient animés d'une ardeur de refus qui ne visait pas seulement les mesures précises contre lesquelles ils se battent ou les gouvernements qui leur imposent ces mesures. Elle visait ce que l'on nomme parfois le système.
Pour un observateur de l'opinion international comme vous l'êtes, mon cher Philippe, ce système serait aujourd'hui délégitimé, et pas seulement en Europe. Le terme possède un sens fort. Il s'applique aussi aux gouvernements qui régentent le système. Délégitimé signifie “qui n'a plus le droit de gouverner nos existences”, “qu'il faut d'urgence remplacer par quelque chose d'autre”. (http://www.dedefensa.org/article-la_legitimite_et_l_intuition_haute_11_11_2010.html.) Dans vos articles récents, vous allez plus loin encore et semblez de plus en plus proposer un rejet général du système.
On peut penser qu'une partie de ceux qui aux Etats-Unis ont délégitimé Barack Obama en votant pour les Tea parties ou les Républicains exprimaient le même rejet du système. Ils savaient pourtant fort bien que les lobbies ayant dépensé des milliards de dollars pour faire voter contre Obama faisaient partie du système et ne feraient que le rendre plus oppressif une fois au pouvoir. Mais pour eux l'essentiel était de rejeter le système. On peut penser aussi, bien qu'en ce cas l'information circule moins bien, qu'une grande partie des classes moyennes chinoises et russes qui manifestent de façon sporadique contre la censure manifestent aussi le rejet d'un système dont leurs dirigeants facilitent dorénavant l'installation.
Que serait donc le système qui ferait l'objet d'un tel refus? On peut admettre à titre de première hypothèse qu'il s'agit du capitalisme financier mondialisé lequel désormais impose sa loi au monde entier. Même le directeur général de l'Organisation mondiale du commerce, Pascal Lamy, le désigne comme l'ennemi commun. Partout s'installe un clivage entre les très riches (5%) et tous les autres (95%). Les très riches sont les dirigeants et actionnaires des transnationales échappant par la délocalisation et l'abri dans les paradis fiscaux à l'imposition et aux réglementations. Ils sont aujourd'hui en mesure d'acheter afin de les « rendre rentables » tous les anciens services publics et services sociaux, notamment l'école et l'hôpital. Pour ceux qui n'appartiennent pas aux classes dirigeantes, les seules perspectives sont le chômage, les bas salaires, la précarité sociale, l'absence de visions professionnelles parlant à l'imagination et au coeur, l'impossibilité de quitter des territoires désormais appauvri pour aller comme jadis chercher fortune ailleurs car nulle part ailleurs ils ne seront accueillis.
Même les plus ignorants en économie savent désormais que le capitalisme financier a instauré au profit de ceux qui le détiennent un processus de prédation en accélération constante. Rien jusqu'à ce jour ne permet d'en prévoir l'arrêt. Aux mécanismes traditionnels et toujours en usage de captation des plus-values du travail, le capitalisme financier a superposé à l'échelle du monde les mécanismes (anthropotechniques) de la technofinance. Il s'agit de l'interconnexion des réseaux informatiques reliant les banques et les bourses, permettant de prélever à la source et de faire disparaître au profit de la spéculation les valeurs ajoutées résultant du fonctionnement de l'économie réelle, celle qui concerne les biens et services destinés en principe à rémunérer les salariés, à servir la consommation et à financer l'investissement productif.
Certains comparent ce phénomène à un cancer ayant attaqué la planète toute entière. Un cancer se caractérise par l'apparition et la multiplication de cellules déviées de leurs fonctions habituelles, se multipliant en détournant à leur profit les ressources de l'organisme, ceci jusqu'à la mort du malade. Sans prétendre pousser cette comparaison jusqu'à l'absurde, on peut admettre que le cancer de la technofinance mondialisée se caractérise par le fait que certaines cellules propres au corps social formé par l'ensemble des humains ont réussi à s'emparer d'un processus normal irriguant jusqu'alors ce même corps social pour le détourner à leur profit. Les bénéfices qu'en tirent les usurpateurs consistent en des prélèvements sur les ressources vitales de l'organisme social tout entier. En s 'accumulant, loin de doter la société de nouvelles capacités pour le profit de tous, comme pourrait le faire un investissement scientifique et technique convenablement distribué à l'échelle du monde , ces prélèvement accélèrent les fragilités sociales en précipitant la course aux crises économiques et environnementales annoncées.
Si le système, ainsi défini, est rejeté par une grande partie des populations du monde, au point que sont dorénavant délégitimés les personnels politiques qui le représentent, c'est en partie parce que ceux qui souffrent directement de ses excès ne peuvent pas espérer améliorer leur sort en tentant de rejoindre l'étroite minorité de ceux qui en tirent profit. D'une part ils ne seraient pas admis, comme nous l'avons dit. Mais d'autre part et surtout nul ne peut, à moins de s'aveugler, vouloir rejoindre un système que l'on devine condamné.
Le rejet du système sera d'autant plus fort que ceux manifestant contre lui découvriront intuitivement que d'autres types de relations sociales que celle reposant sur la prédation pourraient être possibles. Lors des derniers événement, les manifestants de tous âges, filles et garçons, hommes et femmes, en se regroupant par internet ou par téléphone, en discutant dans les réunions, en “jouant” symboliquement la révolte, ont compris qu'ils se faisaient les porte-paroles de foules nombreuses. Certes, l'enthousiasme a semblé retomber. Les médias un moment ouverts aux paroles de rejet ont repris leur travail habituel de contrôle des opinions publiques au profit du pouvoir des dominants. Reste cependant l'internet qui ne se calme pas. On peut penser que quand d'autres crises surgiront, d'autres manifestations et d'autres rejets se feront entendre.
Jusqu'où cependant? Le système est si bien organisé qu'à toute proposition visant pour les unes à le réformer, pour les autres à le détruire au profit de quelque chose d'autre, il sait suggérer des arguments visant à démontrer que “cela ne marcherait pas”, que “cela serait pire autrement”. Il sait aussi faire honte à ceux qui manifestent. “De quoi vous plaignez vous, alors qu'aujourd'hui Port au Prince en Haïti est en proie au choléra et à la famine?”. Face à un système qui affirme ne pas pouvoir être changé, devoir être accepté tel qu'il est et que pourtant l'on refuse, que faire?
Une réponse simple consisterait à ne pas entrer dans le jeu du système. Si celui-ci est effectivement délégitimé, il doit disparaître. On verra bien ce qui se passera après. Continuer à supporter grandes et petites prédations sans réagir, ou bien tenter de réparer des fuites sans modifier l'ensemble, ne mènerait qu'à renforcer la domination catastrophique du système.
Mais le système peut-il disparaître? Nous l'avons rappelé, il est mondial. Il pèse tout autant bien qu'en termes spécifiques sur les pays dits riches et sur les pays pauvres et très pauvres. Il serait vain d'espérer le voir disparaître dans les pays riches s'il se maintenait dans les pays émergents et dans les pays pauvres. Or, dans un système mondialisé, et (comme on dit en termes techniques, chaotique) une fracture apparue quelque part pourrait s'étendre et s'agrandir à l'ensemble, comme une faille dans un fleuve gelé au printemps.
Pourquoi ne pas rêver. Même si l'accès aux réseaux n'est pas libre partout, ne pourrait-on imaginer que les classes moyennes et intellectuelles du monde, celles qui tiennent sans le savoir les vraies clef du pouvoir, face aux actionnaires et à leurs milices, pourraient toutes ensemble (et sans s'être concertées à l'avance, quasi par imitation) se dresser contre le système, au lieu de s'opposer d'un pays à l'autre. Les travailleurs de la base les soutiendraient, y compris les plus exploités. Le vieux rêve impossible de l'internationale socialiste, “prolétaires de tous les pays, unissez vous”, ne deviendrait-il pas réalisable, au temps des réseaux et de la communication instantanée? Pourquoi ne pas faire l'hypothèse que sur ces réseaux, un “global mood” visant à rejeter le système et tenter ensuite de construire ensemble quelque chose de radicalement différent, aurait insidieusement pénétré des millions d'esprits sur les cinq continents?
Post-scriptum. On lit dans le World Socialist Web Site américain un article d'un certain Eric Lantier Lessons of the European strike wave (http://www.wsws.org/articles/2010/nov2010/pers-n11.shtml). Il constate l'échec des grèves européennes et appelle, dans les termes désuets qui sont chers à ce journal, les travailleurs du monde entier à s'unir contrer leurs exploiteurs. Serait-ce pour refaire la révolution russe de 1917 ou pour autre chose? Si c'était pour faire autre chose, pourrait-on aujourd'hui en avoir une idée? Nous pensons pour notre part qu'il serait présomptueux d'avancer à l'avance des solutions s' appliquant à un monde de demain indiscernable. C'est sans doute ce que pense l'auteur de l'article car il ne fait aucune proposition.
Jean-Paul Baquiast
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