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1321Ce texte paraîtra peut-être éloigné des préoccupations d'un magazine politique tel DeDefensa. On dira qu'il aborde une question méthodologique n'intéressant que les physiciens. Je pense au contraire que la Méthode de Conceptualisation Relativisée, citée dans l'article, pourrait être mise en pratique par tous, scientifiques, philosophes, militants politiques et simples utilisateurs des langages à base de concepts dont se glorifie l'homo sapiens.
Sur la question des capacités du cerveau à se représenter le monde, puis-je me citer en renvoyant au commentaire que je viens du faire du dernier livre de Etienne Klein, Discours sur l'origine de l'univers, Flammarion, 2010 (lien).
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Dans votre dernière contribution à nos Dialogues, mon cher Philippe, vous évoquez en des termes quasi métaphysiques le système de pouvoirs auxquels nous sommes assujettis et que vous nommez le Système. Politiquement j'approuve ces analyses. En termes de philosophie des connaissances, si je peux dire, elles me posent problème. Me permettez vous de revenir sur ces deux points.
Selon vous, si j'ai bien interprété les articles que vous consacrez à ce thème depuis des années, il existe dans le monde réel un Système de pouvoirs dont le métacentre est à Washington et qui organise selon ses logiques propres la quasi totalité du ROW ou reste du monde. On pourrait l'appeler l'Américanisme. Il s'agit de pouvoirs imbriqués: industriels, économiques, technologiques, médiatiques, diplomatiques, militaires et politiques que nous qualifierions dans notre terminologie personnelle d' “anthropotechniques”.
La plupart des autres pays ne peuvent échapper (se désorbiter) d'un tel Système, qu'ils fassent ou non partie de ce que l'on nomme l'Occident. Ils n'avaient pas en effet réussi au cours de leur histoire à rassembler au profit de si peu d'hommes un tel potentiel de ressources diverses. Nous mêmes en Europe, que nous le voulions ou non, nous sommes très largement déterminés par le Système, nous en partageons les retombées avantageuses comme les conflits et les crises.
Le Système, au plan global, n'est pas le produit de l'intelligence ou de la raison des humains (les Sapiens) qu'il englobe dans sa sphère de puissance. C'est lui au contraire qui détermine les contenus de connaissances de ceux qui l'observent. Pour sa part, en tant que l'un des systèmes de l'Univers, au même titre que les systèmes biologiques, géologiques ou climatiques, le Système évolue selon des logiques complexes, indescriptibles et imprévisibles par les cerveaux des observateurs. Globalement, je les qualifierais pour ma part de darwiniennes.
Tout au plus certains de ces observateurs, historiens, politologues particulièrement bien informés, peuvent-ils avoir à l'égard du Système ce que vous nommez des « intuitions hautes ». C'est bien sûr votre cas. Nous pourrions aussi parler d'éclairs de conscience individuelle ou collective. Ces éclairs de conscience sont plus pro-actifs que les états d'indifférence manifestés à l'égard du Système par les animaux et les plantes pourtant également déterminées par lui. Ils peuvent entrainer de micro-réactions locales. Mais ils ne peuvent exercer d'influence sensible sur l'évolution d'ensemble du Système - sauf dans le cas (voir ci-dessous) dit “effet de battement d'aile de papillon”.
Une des intuitions que vous éprouvez relativement à l'évolution du Système est que, malgré sa puissance, il est entré dans une phase plus ou moins accélérée d'auto-destruction ou implosion (collapse). On peut en accuser l'émergence (toujours possible dans un système complexe) de “perversités” ou dérives comportementales que vous savez mieux que d'autres détecter et analyser, par exemple dans le cas du lobby militaro-industriel américain. Tous les observateurs du Système ne partagent pas à son égard ce point de vue pessimiste. Mais si un nombre suffisant d'observateurs le partageaient et agissaient en conséquence, par effet de battement d'aile de papillon, l'évolution globale du Système, qui est de type chaotique, pourrait s'en trouver encore plus accélérée dans le sens de l'effondrement.
En tant qu'observateur animé de l'intuition haute dont vous parlez, vous estimez que cet effondrement serait une bonne chose, car le Système, dites vous, représente le Mal absolu, la “part sombre” de l'Univers. Vous n'affirmez pas cela par pulsion mais au terme de longues années d'observations et de réflexions consacrées à la géopolitique. Il faut bien voir cependant que votre description contribue à une “réification” encore plus poussée du Système et à une “réification” consécutive d'un Mal absolu qu'il incarnerait. Par réification, on entend comme vous le savez une tendance de l'observateur à prendre pour une réalité du monde les entités que son regard identifie et à qui il donne des noms.
Vous en concluez qu'il ne faut donc rien faire pour tenter – à supposer que cela soit possible – de ralentir l'effondrement du Système. Tout ce qui le combattra sera bienvenu. Tout ce qui pourra lui succéder sera préférable à lui. L'affirmation est audacieuse, car qui garantirait que ce ne serait pas un “Mal encore plus absolu” qui succéderait à l'actuel Mal incarné par le système. Elle rejoint, bien qu'en des termes plus mesurés, les affirmations des nihilistes et anarchistes d'avant 1917 combattant le tsarisme. Beaucoup d'opposants au Système ne vous suivront pas dans ce saut vers l'inconnu. Mais pour vous, il n'y aura là rien d'étonnant, car ils sont eux-mêmes des produits ou des composantes du Système.
Si comme je vous le disais, j'approuve en termes politiques votre analyse du Système de l'Américanisme et des réactions qu'il conviendrait d'avoir à son égard, en tant qu'épistémologue (si je puis dire en me vantant un peu) formé à la méthode de conceptualisation relativisée (MCR) mise au point par la physicienne quantique Mioara Mugur-Schächter, je ne puis séparer l'état du monde observé de l'état de l'observateur et des instruments qu'il utilise. Les trois “émergent” si l'on peut dire au niveau du cerveau des représentations d'une façon non séparable.
Lorsque l'on veut qualifier un état du monde, qu'il s'agisse d'une particule élémentaire, du chômage ou du Système de l'américanisme, il ne faut pas oublier que cette qualification ne renvoie pas à un Etre en soi, appartenant au monde des essences, que l'on pourrait décrire de façon objective. Elle renvoie à une décision préalable de l'observateur, qui décide implicitement de créer tel objet d'observation puis de le préciser en multipliant les observations permises par ses instruments. La même remarque sera faite quand il s'agira de discuter de catégories d'ordre moral ou affectif telles que le Bien ou le Mal.
Par commodité, nous pourrons parler dans le discours courant de telle particule élémentaire, du chômage ou du Système de l'Américanisme, dans la mesure où nous utiliserons pour “construire” ces concepts un grand nombre d'observations dont nous ferons des moyennes statistiques. Mais nous devrons garder en esprit le fait que ce n'est pas l'objet décrit qui nous crée, mais que, finalement, c'est nous qui créons cet objet.
La démarche contraire, consistant à réifier les entités conceptuelles que nous utilisons, en ferait des monstres devant lesquels nous capitulerions, qu'il s'agisse du vide quantique, du chômage, du Système de l'Américanisme, du Mal et finalement des Dieux. Nous perdrions notre temps à tenter de les analyser, au lieu d'analyser et modifier les processus et les instruments par lesquels nous les créons - seule démarche à notre portée et efficace pour provoquer des changements.
Si nous appliquions ces réserves méthodologiques aux considérations que vous faites à propos de ce que vous appelez le Système, considérations que je le répète, j'approuve entièrement en termes politiques, nous pourrions nous débarrasser de l'espèce de résignation fataliste que l'on pourrait éprouver à l'égard d'une entité “réelle” supposée opérer dans un monde des Essences où nous ne pourrions entrer.
Nous pourrions en contrepartie essayer d'étudier en quoi ce sont nos choix d'observation, nos instruments et finalement nos façons d'agir qui génèrent le Système dont à juste titre nous dénonçons les influences sur nos pensées et nos politiques. Nous pourrions alors essayer de nous changer nous-mêmes - si cela entrait dans le domaine du volontarisme qui nous est accessible - et notamment nous changer en tant qu'Européens ayant fait le choix de déléguer à d'autres leurs instruments de souveraineté (leurs instruments d'observation). Cela nous serait sans doute plus facile que changer un état du monde certes partagé par d'autres que par nous, le supposé Système, mais résultant en partie de nos propres démissions.
Jean-Paul Baquiast
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