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1444Je vous remercie, cher Philippe, de vos compliments, sûrement exagérés, adressés à mon livre dans votre “Question(s) autour du sens”. Je vous rendrai la pareille en disant que, tous les jours (car je m'y rends tous les jours) je suis fasciné par la pertinence de vos commentaires sur l'actualité internationale. Je l'ai été aussi, je vous l'ai dit, par la grandeur de votre vision de l'histoire, telle qu'elle inspire vos deux grands livres: Les âmes de Verdun et La grâce de l'Histoire. Mais venons-en au fait de ce dialogue d'aujourd'hui.
Je dois préciser un premier point pour nos lecteurs que j'espère nombreux et dotés d'un esprit critique affuté. Mon livre, Le paradoxe du Sapiens, ne résulte pas véritablement d'un travail scientifique, au sens académique du terme. Certes, je me suis toujours efforcé de pratiquer dans ma vie professionnelle et ailleurs la méthode scientifique expérimentale: hypothèse (après déduction ou induction), vérification expérimentale et élaboration d'une “thèse” tenant compte des enseignements de l'expérimentation. Mais cette méthode n'exclut pas (au contraire elle exige) beaucoup d'imagination au niveau de la formulation des hypothèses. Dans les sciences humaines en général, y compris dans l'épistémologie ou philosophie des connaissances, cette imagination s'impose tout autant que dans les sciences dures, sinon davantage. Les cerveaux sont en effet encombrés d'idées reçues générées par des conflits d'intérêts qui ne veulent ou ne peuvent dire leur nom, dont il faut se débarrasser si l'on veut renouveler le regard que l'on porte sur le monde. D'où d'ailleurs dans la science, fut-elle “dure”, le rôle de l'imaginaire et du fantasme, sur lequel nous reviendrons à la fin de cet article, pour répondre à l'une de vos questions.
Vous faites remarquer régulièrement la même chose dans vos chroniques, en prenant bien soin de distinguer les propos de ce que vous appelez la presse Mainstream ou Pravda des jugements originaux émanant d'auteurs voulant faire preuve d'indépendance et de créativité. Pour ce qui me concerne, j'ai du dès le début prendre le parti de créer un nouveau concept, celui de système ou complexe anthropotechnique, pour échapper à l'enfermement dans des analyses ne se recoupant jamais, portant d'un côté sur les faits humains ou sociétaux (l'antropos) et d'un autre sur les faits technologiques (la tekne). J'ai fais le pari qu'il s'agissait des deux aspects d'une même entité sous-jacente, qu'il fallait étudier en tant que telle.
Cela m'a été reproché. Des lecteurs (rares au demeurant) m'ont demandé “où je voyais des systèmes anthropotechniques” et comment, ne pouvant les désigner comme on désigne un baril de pétrole, je pouvais prétendre raisonner sur eux. J'ai répondu que la démarche scientifique consiste le plus souvent à créer ses objets d'observations, à proposer des instruments de mesure adéquats et en tirer des conclusions sur l'existence ou la non existence desdits objets. Comme économiste et juriste, je savais cela depuis longtemps. Le chômage ne se rencontre pas au coin de la rue. La conception française de la République, qui inspire en permanence notre droit public, pas davantage. Mais j'ai appris grâce à mon amie la physicienne quantique Mioara Mugur Schachter à exporter les méthodes de ses collègues physiciens dans le domaine des sciences de la vie et de la société. Voyez sur ce point un article d'un autre ami qui en donne de nombreux exemples. Il devrait vous intéresser (http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2010/104/jmfessler.htm).
Je pense donc que mon hypothèse relative à la pertinence du concept de système anthropotechnique “tient debout” et mérite d'être mise à l'épreuve des faits. Mais là encore, il faut une certaine dose d'imagination, voire de vision, pour établir des conditions d'expérience permettant de sortir du convenu des représentations socio-économico-politiques dominantes. C'est là, comme je vous l'avais écrit au début de ces dialogues, que ceux qui comme moi s'intéressent au concept de systémique anthropotechnique, peuvent se tourner vers vous. En effet, par votre observation attentive des stratégies géopolitiques, vous avez depuis longtemps soupçonné que derrière des événement plus ou moins importants alimentant les revues de presse et les discours des médias se trouvent des vagues de fond profondes qui malheureusement ne sont pas encore perçues faute d'avoir été identifiées comme objet d'observation et d'expérimentation. Pour vous restituer d'ailleurs à ce sujet ce qui vous est du, je dois dire que si je parle dans mon essai du Pentagone plutôt que du concept plus général de complexe politico-militaro-industriel américain, c'est parce que grâce à vos articles j'avais été alerté par la personnalisation radicale qu'il convenait d'imposer à cette organisation pour la comprendre.
Mais comment évoluent ces vagues de fond? Vous considérez, comme moi, qu'aujourd'hui la catastrophe globale n'est pas loin, parce que dans ce que vous appelez les systèmes déchainés il n'y a pas de conscience. Le Pentagone est suffisamment équipé en moyens d'étude du monde et de lui-même pour pouvoir se fixer à lui-même certains objectifs. Mais ces décisions que nous pourrions dire conscientes ne sont qu'insuffisamment capables d'embrayer sur les divers processus qu'il faudrait mettre en œuvre pour qu'elles se concrétisent. Dans le cas qui vous est cher, celui du F-35 (JSF), on voit clairement comment la machine technologique, la machine industrielle, la machine budgétaire ne suivent pas. Certains au Pentagone s'en aperçoivent, mais ils sont incapables d'arrêter le mouvement systémique global. Comme le Pentagone mène dix ou vingt chantiers analogues, d'une façon aussi peu clairvoyante, il ne faut pas s'étonner que sa démarche globale paraisse non seulement erratique, mais génératrice de crises potentiellement graves.
Heureusement pour le Pentagone et l'Amérique, les autres structures analogues sont tout autant globalement inconscientes. Elles ne peuvent donc pas profiter de ces faiblesses. Mais c'est cette inconscience généralisée qui fait le risque de la situation globale. Personne n'est en état de piloter les conflits darwiniens entre systèmes, pour proposer des synthèses ou coopérations, car comme je l'écrit dans mon bouquin (c'est d'ailleurs une banalité), il n'y a pas d'observateur global du monde et moins encore d'acteur global pour le monde. Le monde n'est pas encore, pour reprendre mon terme, un système cognitif global.
Vous vous demandez, tout-à-fait justement, pourquoi ces risques majeurs n'étaient pas survenus précédemment. Vous citez la construction des cathédrales, laquelle à première vue n'a pas entraîné de catastrophes (encore que...). Les cathédrales sont pour moi des produits de la concurrence darwinienne entre villes, elles-mêmes concrétisation territoriale des luttes entre Empires. Elles sont l'expression, selon mon hypothèse, d'une système anthropotechnique différent du système humains-armements. Il s'agit du système humains-technologies de l'habitat dites aussi technologies de construction de niches (cf les termites). J'aborde un peu ce sujet dans un article récent consacré aux mégapoles considérées comme des systèmes anthropotechniques. Vos lecteurs pourront s'y référer (http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2010/105/megapole.htm). Or que constate-t-on en ce cas? Pendant des millénaires, les villes ont été des abris et des sources de croissance pour les humains. Mais elles ont si bien réussi qu'aujourd'hui elles sont en train d'attirer une population (déjà la moitié de la population mondiale) qui ne cesse de se développer en espérant y trouver abri, qui les saturent et qui créeront dans quelques décennies des situations invivables. Ceci parce que les technologies associées aux humains qui les contrôlent – et sont contrôlés par elles – ont changé de puissance. Du temps des cathédrales, il fallait tailler la pierre à la scie. Aujourd'hui, à coup de pelleteuses, bétonneuses, charpentes métalliques, on construit des monstres dont les tours de Dubaï sont le prototype. Je me permets de vous renvoyer à mon article sur les mégapoles qui précise ce point de vue.
Les technologies de l'habitat ne sont évidemment pas celles qui ont évolué le plus rapidement et de façon de moins en moins contrôlées. Avec le Pentagone, nous voyons ce qu'il en est des technologies militaires et de sécurité. Dans Les Ames de Verdun vous avez fort justement rappelé que les aciéristes de la Rhur et autres régions industrielles de l'Empire ont en fait gonflé d'orgueil, jusqu'à leur faire perdre le sens des risques, le Haut Etat-major allemand. Mais personne ne l'a fait en connaissance de cause. Tous, industriels, militaires, gouvernants, soldats eux-mêmes étaient pris dans l'explosion d'un vaste système anthropotechnique où le vieux réflexe anthropologique de la conquête du territoire s'associait à l'ubris des ingénieurs et des chefs d'unité fascinés par l'artillerie lourde. L'histoire comme vous le rappelez dans La Grâce de l'Histoire, s'est renouvelée avec Hitler. Là encore l'ubris technologique l'a poussé, lui et ses sbires, à prendre des risques insensés. Cela lui a rapporté quelques succès, jusqu'au retournement (la campagne de Russie).
Les technologies de l'énergie sont en train de jouer le même rôle, celui de destruction des réflexes de prudence dont pourtant nos cerveaux sont génétiquement dotés. Les systèmes anthropotechniques de production et de consommation de l'énergie continuent à s'emballer. Vous connaissez assez la question pour qu'il ne soit pas nécessaire ici de développer. Sans même parler du nucléaire, on voit les dégâts que continuent à produire sur terre et sous la mer les techniques foisonnantes de forage profond, traitement des sables bitumineux, traitement d'une nouvelle source dite inépuisable que sont les shale gaz ou gaz de schistes, bientôt exploitation des chlorates de méthane sous-marins et des réserves de tourbe du permafrost sibérien. Les sols en surface seront détruits, pollués, les rejets de gaz à effet de serre multipliés, tous les experts disent que ce sera une catastrophe, mais personne ne pourra jamais arrêter le processus. Ce serait comme vouloir en Afrique arrêter une charge de buffles pour vouloir sauver une renoncule.
Dans mon livre, j'évoque aussi, évidemment, les technologies de l'information, de l'intelligence artificielle et de la robotique autonome, que j'ai toute ma vie (au moins depuis les années 70) contribué à développer. Elles sont particulièrement intéressantes dans notre cas, car dans les systèmes actuelles, l'humain et le robot commencent à se développer en boucles de rétroaction, conduisant à produire des entités que certains désignent déjà du terme de post-humain et que j'appellerais pour ma part tout aussi bien post-technique ou, de préférence, post-anthropotechnique. Le problème, pour en revenir aux risques contemporains de développements catastrophiques, est que ces entités post-humaines ou post-techniques ne semblent pas pouvoir pour le moment faire émerger de conscience globale. Le “global brain” vanté par les fervents de l'Internet est un mythe. Il s'agit encore d'un écosystème ou écosphère sauvage où les systèmes individuels luttent férocement et à l'aveugle pour la conquête des diverses ressources encore disponibles.
J'en arrive au point fondamental que vous évoquez: peut-on dire que les conséquences heureuses ou catastrophiques résultant de la compétition darwinienne entre systèmes anthropotechniques sont inéluctables. C'est une question sur laquelle les darwiniens dont je suis ne cessent de tenter de s'expliquer, sans succès. La plupart des gens ne veulent pas admettre que la concurrence darwinienne se produit à l'aveugle, au hasard des mutations et des contraintes de sélection s'exerçant sur les organismes mutés. Tout peut arriver. Il est toujours possible de proposer des probabilités de réalisation de tel ou tel événement, mais on n'en constatera la survenance qu'a postériori, lorsqu'il se sera produit. Pour supprimer ce risque de course à l'inconnu, il faudrait supprimer la compétition entre les entités. Mais ce serait les tuer, qu'il s'agisse des végétaux, des bactéries, des animaux, des humains et de nos systèmes anthropocentriques. Au plan politique, les “régulateurs” ont encore beaucoup de mal à convaincre les “libéraux” qu'il faudrait supprimer concurrence et innovation – ceci tout simplement parce que la mondialisation, résultant elle-même de la mondialisation des technologies, ne peut s'arrêter. Elle ne s'arrêterait que si elle provoquait de telles catastrophes que l'ensemble du système terrestre se bloquerait. Mais alors il ne resterait pas beaucoup d'humains pour en profiter. Les régulateurs, dont j'aimerais aussi faire partie, car j'ai l'esprit assez terroriste pour cela, ne peuvent espérer qu'agir à la marge, et sans aucune idée précise des conséquences heureuses ou malheureuses de leurs interventions.
Ceci dit, vous vous demandez à juste titre cependant si dans l'évolution des supersystèmes il y a place pour des dimensions imaginaires, esthétiques, visionnaires voire mystiques, émanant des hommes en tant qu'individus ou des collectivités. Je ne vous surprendrais pas en vous répondant que, bien que matérialiste, je serais bien aveugle si je sous-estimais cette dimension “fantasmatique” de l'action humaine, qui se répercute au sein des systèmes anthropotechniques sur les orientations que prennent les technologies. Les neurologues expliquent que le cerveau droit, celui de l'imagination, est en compétition permanente avec le gauche, celui du calcul. C'est sans doute vrai chez les animaux aussi, dans la mesure où leur cerveau est partitionné en aires se partageant les tâches de représentation du monde et d'eux-mêmes au sein de la conscience primaire. Mais c'est évidemment le cas chez les humains. C'est sans doute grâce à cela que dès les origines, les premiers manipulateurs d'outils ont su décoller des comportements plus stéréotypés où s'enfermaient les manieurs d'outils animaux, primates briseurs de noix, corbeaux, etc., Ils ont visionné dans leur imaginaire une idée encore confuse d'eux-mêmes armés de la pierre et s'en servant comme d'une prolongation de leurs corps. On pense qu'une petite mutation génétique, survenue là encore au hasard mais pourtant décisive, leur a permis cette prise de recul ou plutôt ce bond en avant dans le futur – peut-être en même temps qu'ils apprenaient par le geste et des proto-langages à partager ces visions.
C'est bien évidemment ce que chacun d'entre nous continue à faire, projeter un Moi halluciné armé de la dernière technologie à la mode, lorsque nous nous imaginons pouvoir améliorer les conditions par lesquelles nous pourrons nous imposer aux autres, à titre individuel ou au nom du groupe. Il est donc essentiel, si l'on veut comprendre un tant soit peu les forces évolutives mettant en oeuvre les divers systèmes anthropotechniques auxquels nous appartenons, d'observer avec les outils adéquats les références esthétiques et métaphysiques qui motivent les humains et post-humains en faisant partie. C'est d'ailleurs ce que vous faites constamment en tant qu'observateur-acteur au sein des jeux géostratégiques qui nous engagent, que nous le voulions ou non.
Jean-Paul Baquiast
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