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1975De plus en plus de gens, qui ne sont pas nécessairement les plus pauvres et les plus exploités, estiment urgent de sortir rapidement de ce l'on appelle désormais le Système. C'est aussi et surtout la volonté des centaines de milliers sinon millions de manifestants qui en Europe, en Amérique et ailleurs désormais occupent des lieux symboliques et défilent – pacifiquement – pour exprimer leur refus du Système. Une telle unanimité, qui ne semble pas sur le point de faiblir, mérite d'être observée et étudiée sérieusement. Il s'agit de ceux désormais nommés les Indignés.
Sortir du Système est un mot d'ordre politique qui transcende les courants traditionnels de la gauche et de l'extrême-gauche. Aussi vague qu'il soit, il réunit des activistes et militants qui le conçoivent en termes d'objectifs de réforme radicale, sinon de révolution. Mais il attire aussi l'attention d'un nombre croissant de théoriciens des sciences humaines et des systèmes dits complexes, car la démarche évoquée oblige à l'actualisation d'un certain nombre de questions importantes, intéressant la philosophie des sciences. Citons les principales : Qu'est-ce qu'un Système? A quelles règles évolutives obéit-il? A quel moment peut-on dire qu'il s'accomplit ou au contraire qu'il s'effondre? Donne-t-il alors naissance à un nouveau Système?...
L'actualité politique en France et en Europe nous oblige en tant que citoyens européens à situer ce débat dans la perspective de l'avenir de l'Europe considérée comme un pouvoir géopolitique. L'Europe sera-t-elle capable de s'autonomiser et de peser d'un poids suffisants face aux autres grands Etats qui tendent, en bonne logique darwinienne, à l'éliminer de la scène mondiale ?
Pour ma part, sans proposer de faire de ce premier document un plan pour de futures discussions, je souhaiterais aborder les questions suivantes, avec la plus grande liberté de forme possible
1. Qu'entendrons nous ici par Système? On pourra reprendre et préciser si nécessaire la bonne définition de Wikipedia :
Un système est un ensemble d'éléments interagissant entre eux selon certains principes ou règles.
Un système est déterminé par :
• la nature de ses éléments constitutifs ;
• les interactions entre ces derniers ;
• sa frontière, c'est-à-dire le critère d'appartenance au système (déterminant si une entité appartient au système ou fait au contraire partie de son environnement).
Un sous-système ou module est un système participant à un système de rang supérieur.
Un système peut être ouvert ou fermé dans tel ou tel domaine, selon qu'il interagit ou non directement avec son environnement.
J'ajouterais cependant que, dans l'approche de la mécanique quantique étendue que je m'efforce d'appliquer aux sciences macroscopiques, notamment aux sciences humaines, on ne pourrait pas sauf abus d'autorité du locuteur, considérer qu'il existerait des Systèmes en soi que l'on pourrait découvrir ou décrire de façon objective. Un Système, pour moi, doit avoir le même statut relatif que celui d'une entité quantique (tel le neutrino aujourd'hui à l'actualité). Celui-ci n'existe et n'est descriptible que parce qu'il fait l'objet d'une préparation instrumentale dans le cadre d'un certain projet subjectif d'observation scientifique. Il s'agit d'un découpage artificiel au sein d'un réel sous-jacent inobservable en soi. Les observateurs divers peuvent néanmoins s'accorder sur les conditions de cette préparation et des observations qui en résultent, prenant la forme de marques objectives sur les instruments. Mais rien ne leur interdira d'en donner des interprétations différentes, dans le cadre d'une connaissance de base mutualisée. Celle-ci demeurera évidemment sujette à remise en cause au sein d'autres démarches respectant ces mêmes méthodes.
2. Le mot d'ordre “Sortir du Système” appliqué à la politique et à la géopolitique, sous-entend d'abord que les locuteurs qui en parlent se soient entendus sur un certain type de découpage et d'observations appliqués au tissu sous-jacent des relations entre humains et environnement dans le champ de l'économie et de la politique. Il sous-entend ensuite que les mêmes locuteurs considèrent comme mauvaise ou perverse l'entité ainsi définie. Ce jugement devra être justifié, pour faire à son tour l'objet d'un consensus entre les locuteurs. En quoi un Système économico-politique peut-il être considéré comme mauvais ou pervers?
On pourrait ajouter que celui désirant sortir d'un quelconque Système s'oblige en principe à entrer dans quelque chose d'autre, un autre Système ou à défaut quelque forme de désordre. Il ne pourrait pas rester comme en suspension dans le vide. On attendra donc des observateurs-acteurs se donnant le mot d'ordre de sortir d'un Système interprété par eux comme mauvais ou pervers d'estimer, d'une part, les probabilités de sortir de ce Système au regard des processus de sortie envisagés et d'autre part les contours du nouveau Système qui, également en termes de probabilités, pourrait succéder au précédent, sans susciter les mêmes critiques.
3. Pour être complet, il sera nécessaire d’évoquer le cas où un Système du type de celui envisagé ici se révèle le temps passant si inviable qu'il s'effondrerait de lui-même. Dans ce cas, il serait inutile de chercher à en sortir, il suffirait d'attendre plus ou moins patiemment son collapse. Des ruines du premier Système émergerait un Système successeur. Faut-il cependant essayer de le décrire par anticipation, voire encourager son émergence? Vouloir intervenir trop tôt dans ce processus évolutif risquerait de se priver des possibilités d'innovation encore inconnues pouvant succéder à un mécanisme d'auto-destruction arrivant à son terme. “Que le Système actuel s'effondre, et l'on verra après”.
4. Le mot d'ordre “Sortir du Système” semble impliquer que celui qui s'y réfère soit convaincu du pouvoir moteur de ce que l'on nomme en neurosciences la conscience volontaire (ou libre-arbitre). Pour un tenant du libre-arbitre Il suffirait de décider de sortir de tel ou tel Système pour que s'engage, ne fut-ce que marginalement, le processus correspondant. Mais précisément les neurosciences tendent à monter que si les organismes, humains ou non humains, prennent dans certain cas des décisions qualifiables de volontaires ou volontaristes, ces décisions ont résulté, quelques instants auparavant, de processus décisionnels s'étant déroulés à des niveaux inconscients, que ce soit au niveau du cerveau, du corps tout entier, ou de l'organisme social auquel appartiennent les précédents.
Les systèmes géopolitiques dans lesquels nous nous plaçons en tant qu'individus et petits groupes constituent des ensembles d'une grande complexité dont l'évolution ne saurait dépendre de l'action de quelques uns, sauf dans des cas exceptionnels dits aussi critiques. Il sera donc utile, même si les activistes et militants de la Sortie du Système sont convaincus de l'efficacité des démarches volontaristes, d'examiner en détail, pour les prendre en compte, les macro-processus non liés à la conscience volontaire des humains ayant une influence sur l'évolution du ou des Systèmes étudiés.
Les lecteurs des revues scientifiques savent que deux grandes catégories d'entre eux sont souvent évoquées. Il s'agit d'une part des conflits darwiniens entre mêmes ou modèles de langage et de comportement se développant sur le mode viral au sein des systèmes sociaux. Il s'agit d'autre part de ce que j'ai nommé pour ma part les complexes anthropotechniques, résultant d'une symbiose amorcée dès les premiers temps de l'hominisation entre les composants biologiques évolutionnaires des humains et les outils proliférants avec lesquels ils sont dorénavant irrévocablement associés.
Il suffit de regarder une vidéo montrant une manifestation d'Indignés dans une ville quelconque pour constater l'effet déterministe et contaminateur de ces deux facteurs: les gestes et cris des manifestants venant d'un lointain passé anthropologique, et la portée que leur donnent les technologies désormais irrévocablement associés aux manifestants dans la diffusion voire la création des comportements et des idées en rupture. Il s'agit de mécanismes d'une grande puissance, paraissant se dérouler inexorablement, susceptibles d'éventuellement remettre en cause les organisations politiques et économiques les mieux établies.
Si des décisions individuelles se prétendant libres voulaient acquérir une certaine influence, il semble qu'elles devraient s'inscrire en priorité dans ce double contexte de la mémétique et de l'anthropotechnique.
5. Ceux qui défendent la nécessité de “Sortir du Système” doivent absolument préciser s'ils entendent pour ce faire rester dans le cadre des procédures de la démocratie politique légaliste ou au contraire faire appel à différentes formes de transgression et de violence. Il semble que les divers mouvements d'Indignés aient jusqu'à présent fait le premier choix. Ceci se justifie lorsque l'on considère les dérives des révolutions violentes ou du recours au terrorisme. Les opinions, à juste titre, craignent les désordres et les destructions qu'ils entraînent. Mais il ne faudra pas être naïf. Si des mouvements prônant une sortie pacifique des systèmes dominants paraissent gagner en poids politique, les forces qui sont derrières ces systèmes dominants n'hésiteront pas pour leur compte à faire appel à la violence – ceci le cas échéant sous la forme de “provocations” visant à faire paraître violents des contestataires qui ne l'étaient pas au départ.
Pour rester concret, je propose pour ma part de présenter et discuter, en appliquant les principes précédents, un certain nombre de Systèmes dont, pour des raisons diverses, divers militants politiques et chercheurs en sciences politiques voudraient “sortir”. On précisera dans chaque cas, comme indiqué, les alternatives supposées meilleures pouvant être recommandées. Les cas proposés ici ne sont pas mutuellement exclusifs. Autrement dit, ils peuvent être superposés.
Il pourrait s'agir
• du capitalisme sous ses diverses formes. On pourra cependant distinguer le capitalisme monopoliste de celui que l'on commence à nommer le capitalisme coopératif, difficile à éliminer ;
• de la financiarisation spéculative généralisée des sociétés, dite aussi néocapitalisme (on lira, entre autres, Marc Roche, Le capitalisme hors la loi, Albin Michel 2011) ;
• du libéralisme économique conçu comme la non-intervention de puissances publiques régulatrices ;
• de la mondialisation conçue comme un libéralisme étendu à l'échelle de la planète ;
• de la domination sociale dite désormais des super-riches (on lira à cet égard Thierry Pech, Le temps des Riches, Seuil 2011)
• de l'américanisme qui représente la domination sur une grande partie du monde des facteurs précédents aux mains d'agents appartenant à la sphère de pouvoir dite anglo-saxonne.
Dans ces divers cas, on essaiera de préciser ce que pourraient être les solutions envisagées pour remplacer ces divers Systèmes, avec la perspectives de conséquences négatives moindres.
Pour être complet, il faudra aussi questionner le mythe d'un progrès et d'une consommation sans limites, incompatibles avec un monde aux ressources nécessairement finies, même si elles peuvent dans certains cas être augmentées sans créer de risques globaux. On y ajoutera la question de la croissance démographique dont la non-maîtrise persistante continue à mettre en péril au plan mondial les équilibres entre production et consommation des ressources
Lorsque l'on pratique ou fréquente les sciences, il est difficile d'observer les phénomènes d'une façon passive – ne fut-ce que parce que, comme rappelé ci-dessus, les phénomènes n'existent pas en soi mais dans la démarche de l'observateur-expérimentateur. Il faut alors se demander, comme en mécanique quantique: “qui suis-je et qu'est ce que je recherche?”. On ne niera pas ce faisant être mu par des intérêts bien particuliers dont on n'est généralement pas conscient soi-même. Cette démarche d'auto-interrogation en suscitera d'autres analogues chez d'autres observateurs ou critiques. La mutualisation des questions et des réponses pourrait alors, dans la bonne tradition de l'académisme scientifique, faire apparaître des hypothèses, susciter des expérimentations et finalement suggérer des lois explicatives. Des réformes pourraient en découler, avec de meilleures chances de succès que des propositions poussées par l'urgence politique.
Dans cette perspective, nous pensons qu'il ne serait pas inutile d'en revenir aux analyses de l'évolutionnisme darwinien appliqué aux sociétés tant humaines qu'animales, y compris parmi les micro-organismes. En quoi consistent les ressources de la planète que tendent à consommer ces sociétés? Qui dans ces sociétés maîtrise les processus de domination visant à conquérir le monopole d'accès à ces ressources? Comment cherchent à réagir les groupes dominés? On verra par exemple qu'aucune domination n'est durable car elle suscite très vite l'apparition de réseaux antagonistes découvrant par essais et erreurs de nouveaux processus de résistance ou de production de ressources. Lorsque la mutualisation des forces des faibles réussit, elle permet l'apparition de véritables mutations sociétales capables de découvrir de nouveaux territoires où survivre et se développer.
Nous ne voulons pas dire que les manifestations des Indignés devraient viser à transformer chacun d'eux en spécialistes des conflits dans les milieux naturels. Nous voulons seulement répéter ici ce que nous avions suggéré par ailleurs, qui est aussi l'un des messages du physicien David Deutsch (lire notre chronique The beginning of Infinity) : il y a dans la jeunesse actuelle suffisamment de matière grise disponible pour que l'immense stock de connaissances accumulé depuis quelques années par les sciences ne puisse être utilisé à autre chose qu'à développer des armements et des systèmes de contrôle. Sur ce plan proposer des scénarios détaillés permettant de remplacer Wall Street et les systèmes de domination analogues par des processus de recherche-production mutualisés associant les pauvres et les moins pauvres de ce monde devrait devenir une priorité pour des hommes politiques résolument décidés à sortir du Système, même si celui-ci les a nourris et financés jusqu'à ce jour. Mais de tels hommes politiques existent-ils?
Jean-Paul Baquiast