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1347Philippe Grasset ne limite pas son activité de chroniqueur politique, autrement dit d'historien du présent éclairé par l'histoire du passé, à des observations et conclusions susceptibles, en principe, d'être immédiatement vérifiées. Il se projette dans le futur, en élaborant des hypothèses plus ou moins larges mais non immédiatement testables, intéressant l'avenir des évènements et des sociétés qui font l'objet de ses chroniques. Mais ce faisant, il n'a pas l'impression de construire ces hypothèses d'une façon aléatoire ou superficielle. Il est convaincu qu'elles expriment des réalités profondes intéressant les sociétés considérées, échappant à des observateurs ou à des commentateurs enfermés dans le présent. Il parle alors d'intuition, et même d'intuition haute.
Pour lui, cette intuition donne la possibilité de sortir des analyses immédiates, souvent superficielles, pour entrer dans le domaine de la métaphysique. Il est tout à fait légitime qu'un historien se livre à des analyses métaphysiques, autrement dit dépassant le champ des observations liées à l'histoire factuelle. De même, il est tout à fait légitime qu'un physicien, au delà de sa pratique de laboratoire, formule des vues métaphysiques dépassant le champ d'intervention de ses instruments. Celles-ci lui permettent soit de conférer un sens philosophique à sa pratique de la physique, soit, plus immédiatement, d'esquisser de nouveaux champs de recherche pour cette même pratique.
P. G. fait de même. On notera qu'il utilise volontiers le terme de Métahistorique qui pourrait être à l'Historique ce que la Métaphysique est à la Physique. L'intérêt inestimable de ses chroniques est qu'elles mettent en évidence et relient les faits et écrits les mieux à même de nous aider, au delà de l'actualité, à tenter de donner des intelligibilités à notre époque.
Cependant, pour les scientifiques se voulant matérialistes (les Britanniques disent “naturalistes”), la métaphysique ne consiste pas à faire intervenir des entités ou des facteurs explicatifs qui sortiraient du champ de la recherche expérimentale. La tentation est grande, chez certains de ceux qui s'essayent à la métaphysique, de remettre en cause le monisme que postule la science matérialiste. Souvent, impressionnés par les contenus pénétrants de leurs propres intuitions, ils n'en attribuent pas le mérite à la puissance de leur propre esprit. Ils envisagent que ces contenus puissent leur être suggérés par l'intervention d'un Esprit non observable expérimentalement, qui interviendrait ainsi dans le cours de leur pensée. Malheureusement, cette supposition se révèle contraire à la démarche prudente qui doit être celle du scientifique à l'égard de ses propres hypothèses: si c'est une entité quasi divine qui parle par ma bouche, l'auto-critique n'est plus de mise. Elle devient en quelque sorte sacrilège.
Tout au contraire, pour les matérialistes, éclairés par les découvertes récentes des neurosciences, l'intuition, ou plus exactement la formulation d'hypothèses que le sujet doit ensuite vérifier, constitue la base même de la démarche cognitive. Le système nerveux en général, le cerveau en particulier, sont des machines à formuler des hypothèses intuitives. Ce processus est réparti dans toutes les aires cérébrales et s'accomplit en permanence et à grande vitesse. On montre que, dès le niveau des aires sensorielles, les neurones qui ne reçoivent du monde extérieur que des impulsions électromagnétiques, les assemblent en patterns au sein desquels peuvent apparaître des régularités. Ne sont conservées que les patterns hypothétiques correspondant, soit à des expériences antérieures validées par l'histoire du sujet, soit à des mises à l'épreuve nouvelles s'étant révélées utiles à la survie de celui-ci.
De proche en proche, ceci jusqu'au niveau du cortex associatif, on peut ainsi constater l'apparition (ou émergence) d'hypothèses de plus en plus larges résultant des conflits darwiniens internes au cerveau correspondant à la multiplication des hypothèses et de leurs vérifications expérimentales. Très vite aussi apparaissent des hypothèses qui cessent d'être immédiatement vérifiables, soit qu'elles excèdent les capacités des appareils sensori-moteurs, soit qu'elles engagent le passé ou le futur. Ces hypothèses, bien qu'invérifiables immédiatement, sont vitales pour l'adaptation du sujet à un environnement extérieur changeant en permanence. Mais elles sont traitées selon des procédures particulières. Elles sont mémorisées dans des registres spécifiques, pour être évoquées si le besoin s'en faisait sentir en cas de changement dans le milieu ou dans les modes de vie du sujet.
Notons que pour prendre les décisions relatives à la conservation ou à la mise à l'écart de ces hypothèses, le cerveau ignore ce que nous appelons les processus rationnels, inspirés de la logique formelle. Nous avons mentionné, dans des articles précédents, les travaux montrant que le cerveau utilise des logiques décisionnelles proches de celles utilisées par le calcul quantique. Ceci bien évidemment se fait inconsciemment.
Le même processus se déroule au plan collectif. Chaque individu formule des hypothèses sur le monde et les verbalise par le langage. Ces dernières entrent en compétition darwinienne au sein du groupe. Celles correspondant à des expériences collectives avérées sont mémorisées et le cas échéant enseignées. Les intuitions plus générales suivent le même parcours. Ainsi un groupe génère en permanence des intuitions collectives: par exemple celles relatives à des ressources ou des dangers cachés, se trouvant au delà de l'horizon. Les groupes les mieux adaptés exploreront les territoires jusqu'alors invisibles, afin de tirer partie de ce qui pourrait s'y trouver.
Mais là encore les humains croient plus volontiers à l'intercession de divinités extérieures qu'au travail créatif de leurs propres cerveaux. De nos jours encore, les hypothèses invérifiables, mais résultant de processus intuitifs particulièrement créateurs, seront généralement reçues comme émanant de puissances ou d'esprits extérieurs au groupe.. Ce seront ces puissances qui seront honorées, au lieu que ce soit les individus ayant eu un cerveau suffisamment inventif pour s'affranchir des lieux communs.
Pour progresser dans l'analyse, il faut se persuader d'un point essentiel: les cerveaux ne sont pas capables de se représenter exactement la façon dont ils formulent leurs hypothèses sur le monde. Celles-ci sont produites au terme d'entrées sensorielles et informationnelles extrêmement nombreuses, suivi de processus interprétatifs encore plus nombreux. Le cerveau enregistre la plupart des flux correspondants, mais sa conscience de veille n'en est pas avertie. Tout au plus, après d'ailleurs des délais plus ou moins longs, une représentation globale tardive et synthétique peut émerger au niveau du cortex associatif siège des processus dits conscients, C'est elle qui est verbalisée et qui sert de support à des traitements cognitifs collectifs. Ces traitements peuvent aboutir, soit à des comportements individuels ou de groupe plus ou moins opportuns, soit à des intuitions ou des croyances restant dans l'ordre du symbolique avant d'être à leur tour mise à l'épreuve de l'expérience.
Ce long préalable peut nous conduire à mieux comprendre ce que peut signifier pour nous le terme ésotérique de Système, ou l'expression non moins ésotérique de Sortir du Système, très utilisés aujourd'hui. Notre mémoire consciente n'est pas capable de définir avec précision les faits et informations de détail que notre cerveau et plus globalement notre corps évoquent et vivent à l'énoncé de ces deux expressions. Mais notre cerveau et notre corps, que ce soit à titre individuel ou au sein de groupes partageant les mêmes activités et préoccupations que nous, ont engrangé, mémorisé et retraité des milliers et millions d'observations expérimentales ou de descriptions formulées par les uns et les autres, relatives à ces termes et relatées notamment par les médias ou les réseaux interactifs.
Les 100 milliards de neurones du cerveau humain peuvent mémoriser un nombre quasi illimité de données individuelles ou agrégées. Autrement dit, rien ne se perd de tout ce que nous enregistrons, non plus que de la façon dont nous en tirons des références cognitives. Mais nous ne pouvons pas retrouver ces contenus par une recherche volontaire en mémoire. Cependant, si l'on pouvait « radiographier » le contenus de nos cerveaux, l'on verrait se dessiner des patterns détaillés et précis correspondant à la signification de ces deux expressions, Système et Sortir du Système. Dans les cerveaux d'un groupe animé d'une volonté commune de nommer le Système, ou d'une volonté commune de sortir dudit Système, l'on verrait de la même façon se dessiner des patterns collectifs détaillés et plus ou moins homogènes permettant de concrétiser ces concepts.
On ne peut pas encore, et c'est une bonne chose, scanner les cerveaux. Cependant, dans le feu de l'action, les actes parlent à la place des mots. Aujourd'hui, l'on voit des militants ou plutôt des activistes (ceux qui agissent sans toujours pouvoir expliquer les détails de ce qu'ils font ou voudraient faire), s'engager dans des actions collectives paraissant irrationnelles: occuper Wall Street ou toute autre place publique, par exemple. Ils sont mus par la volonté forte mais non encore rationalisable en termes de moyens, d'échapper aux voies sans issues, salaires à 1 dollar ou chômage, imposées à des populations entières par les maîtres du Système, autrement dit les Pouvoirs financiers.
A posteriori, lorsque l'on pourra analyser en profondeur les tenants et aboutissants de telles actions, on verra qu'elles étaient et demeurent extraordinairement intelligentes, parfaitement bien adaptées à leurs objectifs comme à l'époque et aux acteurs. Ceci parce qu'elles sont le résultat d'intuitions “hautes” (pour reprendre le terme de P. G.), ayant émergé en partie à l'insu des intéressés dans les cerveaux de ces activistes et de ceux qui les soutiennent.
Pour l'avenir immédiat, on a tout lieu de penser que des processus intuitifs inconscients de cette nature préparent d'ores et déjà les cerveaux des militants à exploiter les premiers résultats qu'ils auront atteints, comme à faire face aux résistances et difficultés que provoqueront nécessairement leurs actions. Nous ne voulons pas dire qu'il faudrait faire preuve d'une confiance aveugle dans des comportements qui paraîtraient inexplicables rationnellement. Il faudrait par contre donner toutes leurs chances à des sagesses politiques se traduisant par des actes symboliques inspirés par une rationalité encore intuitive.
Jean-Paul Baquiast
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